Entretien avec Gordon Willis, ASC, directeur de la photographie

La Lettre AFC n°263


Dans son numéro 6 (automne-hiver 2015-2016), la revue semestrielle Le Believer a publié un entretien dans lequel Gordon Willis, ASC, directeur de la photographie du Parrain ou de Manhattan, parle d’étincelles et explosifs, de Woody Allen, d’armée de l’air et de nuances de Grey.

« La dernière chose à laquelle je pense lorsque je parle avec un réalisateur, c’est : où dois-je poser ma caméra ? »

J’ai rencontré Gordon Willis pour la première fois il y a dix ans, alors que je le traquais. A l’époque, j’étais un tout jeune réalisateur-loser diplômé de la NYU Film School et j’avais dépensé tout l’argent dont je disposais pour voyager à travers la Nouvelle-Zélande, l’Australie et les îles Fidji. J’étais fauché et de retour à Cape Cod, où j’avais grandi, pour occuper un poste de nuit chez Stop & Shop, en essayant d’économiser de l’argent pour déménager en Californie. Alors que j’étais coincé dans ce supermarché, mes parents m’ont appris que Gordon Willis avait emménagé de l’autre côté de la rue.
Gordon Willis est le directeur de la photographie de certains des plus grands films des années 1970 et 1980 –
Le Parrain I et II, Klute, Les Hommes du Président, La Chasse aux diplômes, Annie Hall, Manhattan, Intérieurs, Stardust Memories, Zelig. Il est né en 1931, à New York, et a reçu le Governors Award – l’Oscar qui vient récompenser toute une vie, pour être franc – pour son travail en tant que directeur de la photographie. Il entretient un beau jardin en extérieur dans la maison qu’il partage avec sa femme, Helen. Leur demeure offre une vue sur le marais de canneberges local, ce qui suscite l’envie de tout le voisinage.

Ce misérable été, je me suis fixé pour mission de me lier d’amitié avec Gordon, dans l’espoir que certains de ses succès puissent déteindre sur moi. J’ai documenté cet effort dans un court récit intitulé Traquer Gordon Willis, relayé par le site McSweeney’s Internet Tendency en 2003. Quelques mois plus tard, Gordon a surgi dans ma cuisine et m’a lancé : « Alors comme ça, Chris, j’ai entendu dire que vous étiez écrivain. » J’ai alors compris qu’il s’était "googlé" et était tombé sur mon histoire. Ça n’avait pas l’air de lui poser de problème.
Plus de dix ans après, Gordon et moi sommes devenus amis. Nous échangeons par e-mail de temps en temps. Il m’a offert sa copie personnelle de
The Landlord, le premier film de Hal Ashby, et l’un de mes films préférés, dont Gordon a été le directeur de la photographie. Je suis maintenant un membre de la Writers Guild of America, ce qui signifie que je reçois des screeners pendant les vacances ; et à Noël, je fais un pèlerinage chaque année jusqu’à sa maison de l’autre côté de la rue, je frappe à sa porte, et lui demande ce qu’il pense des prétendants aux récompenses de l’année. Son jugement est instantané et il lui applique la froide perspective d’un homme qui connaît son métier. (Chris McCoy)

1. « Vous ne pourriez plus me renvoyer dans la jungle »

Le Believer  : Je voudrais que nous évoquions vos années passées au service photographique et cartographique de l’armée de l’air.
Gordon Willis : Lorsque je me suis enrôlé dans l’armée de l’air, j’ai suivi la même formation que tout le monde. Après cela, j’ai demandé à être transféré dans une unité photo – ils m’ont affecté au service du transport aérien militaire. Enfin, un de mes amis qui dirigeait le syndicat des cinéastes à New York a passé quelques coups de fil à Washington, et a facilité mon transfert. Je suis entré dans une unité de photo de Mountain Home, dans l’Idaho, avec tous ces lièvres, au milieu de nulle part. J’ai travaillé dans le laboratoire photo pendant un certain temps.

BLVR  : Que développiez-vous ?
GW : Je prenais des natures mortes et je les développais. Il y avait des missions à remplir – un général vient vous voir et vous prenez des photos. J’avais un labo tout à moi, c’était merveilleux, j’ai pu apprendre à la charge du contribuable. Ce que je voulais vraiment, c’était intégrer la division cinéma. J’ai enfin obtenu un transfert dans une unité cinématographique et ai été envoyé à Burbank, en Californie, pendant un certain temps. J’ai ensuite été affecté à une unité de photo au Panama, un peu partout.

BLVR  : Quelle était la raison de votre présence au Panama ?
GW : L’armée de l’air avait une grande base là-bas, avec une unité photo. J’ai réalisé des films sur la survie dans la jungle et des choses de cette nature, tout ce qu’ils désiraient. Aujourd’hui vous ne pourriez plus me renvoyer dans la jungle, jamais. Je veux dire, c’est un endroit horrible. J’y ai passé une grande partie de ma carrière. J’ai ensuite été transféré à la Eglin Air Force Base, en Floride. C’était une base incroyable bénéficiant de formidables installations photographiques. Parfois je me laissais aller à réaliser un documentaire – je me fixais une tâche et je sortais tourner. Très peu d’entre nous étaient enthousiasmés à l’idée de réaliser des films. C’est devenu un peu délicat d’essayer d’obtenir quoi que ce soit.

BLVR  : Les autres avaient-ils décidé de leur affectation au studio photo ou la subissaient-ils ?
GW : Il y avait des deux, et, bien sûr, il y avait quantité d’aviateurs de carrière à la tête des différents départements. Je suis devenu très ami avec un sergent-chef qui courait au clair de lune en Géorgie. Une belle façon de passer le week-end.

II. Des centaines de nuances de gris

BLVR  : Lorsque vous avez quitté l’armée de l’air, vous êtes-vous dit : « Je veux travailler sur un film » ?
GW : Ma famille était dans le "show-business", pour ainsi dire. Avant ma naissance, ma mère et mon père formaient un couple de danseurs. La Warner Bros possédait un vaste studio dans Brooklyn et mon père y avait obtenu un emploi pendant la Dépression, en tant que maquilleur. Donc, c’était déjà dans ma famille. J’ai longtemps voulu être acteur lorsque j’étais plus jeune, mais heureusement cela n’a pas marché, je suis alors passé à des choses plus à ma portée. Donc, oui, je voulais continuer à travailler dans le cinéma. Quand j’ai fini mon service, je pensais que je savais tout – j’étais désespérément stupide. Je ne savais simplement pas ce que j’ignorais.

BLVR  : Que faisiez-vous ?
GW : Eh bien, j’ai d’abord dû rejoindre le syndicat. Quelques amis ont essayé de m’y aider, mais il a fallu attendre longtemps. Helen et moi sommes arrivés à New York, après nous être mariés en Floride, les yeux brillants et pomponnés. Elle était enceinte et nous n’avions aucun endroit où habiter. Mon père nous a hébergés pendant un certain temps et j’ai finalement réussi à intégrer le syndicat. Je n’avais toujours pas occupé de véritable emploi – il fallait négocier. J’ai commencé en tant qu’assistant cameraman. Ça a été relativement sinistre au départ mais j’ai commencé à rencontrer quelques-unes des personnes les plus agréables que j’ai jamais connues, et j’ai réalisé que rien de véritablement bon ne m’était jamais arrivé sans l’aide d’une tierce personne. Si vous pensez ne rien devoir aux autres, c’est que vous avez un vrai problème. Je suis tombé sur une personne exceptionnelle, Dave Quaid, qui était un merveilleux directeur de la photographie et qui s’attachait à former les plus jeunes. Il m’a engagé. Ce gars-là m’a appris plus que quiconque sur le fonctionnement de l’industrie. Il m’a emmené partout : dans les commerces, les aciéries, les mines de charbon. J’ai eu des vestes de travail de Bethlehem Steel criblées par les étincelles qui volaient de partout. J’étais probablement le seul assistant cameraman à être en feu la moitié du temps. À l’époque je me disais, mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais ici ?

BLVR  : Vous réalisiez des films industriels ?
GW : Oui, d’où les étincelles.

BLVR  : Par le passé, vous avez évoqué le problème posé par la couleur et vous avez dit que la couleur était un fardeau. Pourquoi cela ?
GW : Vous n’avez affaire qu’à des valeurs lorsque vous travaillez en noir et blanc, des centaines de nuances de gris. Le noir et le blanc, la lumière et l’obscurité. La couleur est un fardeau parce que ce qui se passe – et c’est véritablement pénible – c’est que sur le tournage d’un film vous devez vous assurer que tout le monde est au même niveau. J’avais l’habitude de travailler avec les stylistes, les décorateurs et tous les autres, afin de m’assurer qu’ils n’avaient pas habillé la vedette d’une robe jaune parce qu’ils trouvaient cela fabuleux. J’agissais de même avec la direction artistique, le plateau et les accessoires. J’aime les tons couleur terre, les choses discrètes. C’est un fardeau parce qu’il faut tout surveiller constamment pour s’assurer qu’on obtient une tonalité globale, que tout fonctionne de concert. Avec le noir et blanc, on ne rencontre pas les mêmes problèmes. Il faut, cependant, prêter attention à la conception générale.
Une actrice jouant dans un film en couleur sur lequel j’ai travaillé souhaitait porter une robe ridicule. Elle a appris par les stylistes que je ne l’aimais pas. Elle m’a finalement fait venir dans sa chambre de motel une nuit et m’a dit : « Je te fais confiance. Quel est le problème avec cette robe ? » Je lui ai répondu : « Écoute, un tas de paysans danse au milieu de nulle part et tu t’habilles pour passer la soirée avec ton copain. Tu veux vraiment porter cette robe ? Tu vas ressembler à un bateau en flammes au milieu de tout le monde ! Ça ne marche pas, tout simplement. » Finalement ils ont délavé la robe et passé les couleurs. C’était un compromis, mais un bon compromis.

III. Si on ne fait pas attention aux choses

BLVR  : Quand on regarde toutes les comédies burlesques de Woody Allen du début des années 1970, la mise en image semble vraiment différente de tous les films sur lesquels vous avez travaillé. Pourriez-vous nous parler un peu de votre travail avec lui, de l’image, et de votre sens du cadrage, d’où cela venait-il ?
GW : La dernière chose à laquelle je pense lorsque je parle avec un réalisateur c’est : où dois-je poser la caméra ? La première chose qui me vient à l’esprit c’est : jetons un œil à la scène. La seconde est : de quoi est-il question ? Il suffit de l’évoquer frontale ment avec le réalisateur. « Que cherchons-nous à faire ici ? », et « Combien de plans devons-nous réaliser pour rendre la chose possible ? »
Woody pouvait tourner longtemps sans arrêter, et il aimait cela, puisque du point de vue du jeu, il est préférable que les acteurs continuent sur leur lancée, puissent tout donner. Je me suis amusé avec Woody parce que j’avais la possibilité de concevoir les scènes avec lui. La plupart du temps une seule prise suffisait. Il voulait poursuivre une jeune fille dans une pièce, puis il voulait grimper les marches, puis il voulait continuer sur cette lancée. Je lui demandais : « As-tu envie de parler ? Parce que nous pouvons le concevoir. La dynamique est parfaite. » Dans de nombreux cas, il choisissait de le faire, puisque comme que je vous l’ai dit, c’est préférable pour les acteurs.

BLVR  : Il y a beaucoup de films de Woody Allen dans lesquels il poursuit une jeune fille, mais ils se différencient dans la manière dont vous le faites courir après elle.
GW : Il faut y apporter une certaine dimension si vous voulez que ce soit intéressant visuellement. Un bon cadrage rend cela possible, ainsi que le fait de savoir comment vous allez couper. Si vous ne savez pas comment couper, vous ne serez jamais en mesure de concevoir la chose correctement. Ensuite, il y a le facteur du goût qui intervient et qui est personnel. Le passage dans Manhattan, de nuit, où l’on voit Woody et Diane Keaton sortir d’un taxi : ils marchent jusqu’à l’écran, puis ils arrivent sur la caméra et se retrouvent dans un double plan mobile, coupés à la taille. La scène s’étale le long d’un pâté de maisons, puis ils arrivent à l’angle, il y a davantage d’interaction entre les acteurs, et ça s’arrête là. Il s’agissait d’une très longue prise, tournée de nuit et très difficile. À l’écran, cela semble facile. C’est la manière dont cela devait se passer. La séquence entière a été réalisée en quatre prises : celle dont je viens de parler, une prise dans la rue, une rapide autre dans un café, et puis, bien sûr, eux deux assis sous le pont, attendant le lever du jour. Quatre prises en tout. Il s’agit d’une séquence très élégante. Il existe une grande élégance dans la simplicité. Ce n’est pas toujours aisément compris.

BLVR  : Avant votre arrivée, Woody n’avait jamais réalisé de film en noir et blanc.
GW : Non, et il aimait le noir et blanc.

BLVR  : S’agit-il d’une discussion que vous aviez eue ?
GW : Non, c’est venu après Annie Hall. Il voulait réaliser un film en noir et blanc, et nous avons pensé, parfait, Manhattan est un bon endroit pour réaliser un film en noir et blanc, c’est gris et noir. Manhattan est rempli de nuances de gris. Je pensais que c’était une bonne idée et il a précisé qu’il serait intéressant de tourner en plan large. C’est donc ce que nous avons fait. Le gros problème étant que nous n’avions pas de laboratoire. Les laboratoires professionnels en noir et blanc étaient en train de disparaître. Pour Manhattan, le négatif a été développé par un laboratoire qui était comme un laboratoire de seconde main. Ils ont développé le négatif, puis c’est Technicolor New York qui s’est occupé du tirage.
Manhattan a été entièrement tourné sur Double-X, un négatif noir et blanc rapide. Un jour, alors que nous regardions les rushes, nous nous sommes rendu compte que tout semblait comme frappé par la foudre. Il y avait de l’électricité statique. J’ai demandé au laboratoire : « Êtes vous reliés à la terre ici les gars, quand vous vous occupez du rembobinage et de tout le reste ? » Ils m’ont dit : « Tout est relié à la terre. Pas de problème d’électricité. » J’ai répondu : « Eh bien, il se passe quelque chose ici. »
J’ai découvert que ce stock de Double-X, si vous le bougiez de manière non précautionneuse, si vous laissiez tomber une boîte, créait une charge électrique. J’ai donc dû passer par cette chorégraphie acrobatique avec l’assistant opérateur et tout le monde afin de m’assurer que ce négatif était traité avec soin. J’ai eu quelques problèmes ensuite avec les laboratoires, mais cela n’avait plus rien à voir avec l’électricité statique.

BLVR  : De quoi s’agissait-il ?
GW : Le laboratoire avec lequel nous avions travaillé pour Manhattan avait décidé de ne plus développer de négatif, alors que nous avions déjà commencé à travailler sur Stardust Memories. Nous avons finalement envoyé le travail à Los Angeles, chez MGM. Une personne qui aurait dû être au courant m’avait dit qu’ils étaient toujours très bons en noir et blanc. Mais en réalité, peu de laboratoires savaient encore faire cela. À une époque, chez Technicolor ou dans n’importe quel bon laboratoire, tout était parfait tout le temps. Vous pouviez compter sur eux pour développer d’une certaine manière, vous pouviez compter sur Eastman pour fabriquer de la pellicule d’une certaine manière, de sorte que toutes les décisions, d’un point de vue technique comme esthétique, se prenaient sur cette base. Leur travail de reproduction était au top niveau. Après l’expérience MGM, en désespoir de cause, je suis allé chez un petit laboratoire new-yorkais du nom de DuArt. Ils ont réalisé un travail remarquable et nous avons continué à travailler avec eux pour tous les films de Woody en noir et blanc.

BLVR :Maintenant, ils projettent Manhattan à Manhattan dans les parcs. Les gens pique-niquent et boivent du vin.
GW : C’est formidable. Ça me fait très plaisir. Lorsque nous avons tourné la séquence des feux d’artifice de Manhattan, nous sommes allés dans l’appartement de quelqu’un qui bénéficiait d’une très belle vue. Un vrai régal, parce que je n’avais jamais eu une vue si dégagée des feux d’artifice sur New York jusqu’au tournage de cette séquence.

Woody Allen et Diane Keaton dans "Manhattan", de Woody Allen, 1979
Woody Allen et Diane Keaton dans "Manhattan", de Woody Allen, 1979

BLVR  : Woody était avec vous quand vous faisiez cela ?
GW : Non, pas cette fois. Parfois, nous y allions ensemble. D’autres fois je tournais seul.

BLVR  : C’est comme un super rendez-vous. Sortir et filmer des endroits sublimes à New York.
GW : Oui, c’est sûr.

BLVR  : Tourniez-vous à un rythme effréné avec Woody ?
GW : Non, en fait le rythme était lent, comme j’aime. Il n’aimait pas tourner à un rythme effréné. Il aimait rentrer chez lui à 3 heures de l’après-midi, s’il le pouvait. Deux ou trois prises suffisaient. Si pour une raison ou une autre, il y avait quelque difficulté, alors il s’inquiétait. Il y avait une promenade discussion dans Annie Hall avec Diane Keaton, je crois que nous avons tourné quatre ou cinq prises, ce qui était inhabituel pour Woody. Et elles étaient longues. Après la dernière prise, il a dit : « Ça y est ! Je ne peux plus en refaire ! » J’ai répondu : « C’est absolument parfait. La troisième prise était merveilleuse. » Je pense que Woody attendait de moi que je lui dise que c’était OK. Je trouve cela très drôle en y repensant.

BLVR  : Il y a des gros plans dans Stardust Memories, lorsqu’il scrute à travers la vitre de la limousine...
GW : Tous ces freaks qui se réunissaient autour de Woody alors qu’il s’extirpait de la voiture, tous ces journalistes, tous ces gens dans l’auditoire qui lui posaient des questions, vous vous dites, je veux que le résultat soit un peu excentrique visuellement. Toutes ces prises ont été tournées avec des objectifs de 40 mm. Cela a tendance à fausser légèrement les visages.

BLVR  : Vous avez également employé le noir et blanc pour Broadway Danny Rose, qui est un de mes préférés.
GW : Je suis heureux d’entendre cela.

IV. La réalité romantique

BLVR  : Est-ce que New York vous manque ?
GW : Oui, mais je pense que je ne pourrais plus m’y acclimater, en vérité.

BLVR  : Vos films ont capturé un New York qui n’existe plus. Ils sont comme des documents historiques de ce à quoi ces endroits ressemblaient autrefois.
GW : C’est assez intéressant. Ma fille m’a dit : « Tu filmes la réalité romantique », et je lui ai répondu : « C’est probablement vrai. »

BLVR  : J’aime beaucoup cette expression, « la réalité romantique ».
GW : Elle est très perspicace. C’est bien cela, la réalité romantique.

BLVR  : C’est intéressant parce qu’entre Woody Allen, Coppola et Pakula, vous avez eu affaire à une vaste gamme de personnalités différentes. Qu’est-ce qui vous a permis d’être en mesure de communiquer avec un tel éventail de réalisateurs ?
GW : Je ne sais pas. Avec Woody, il s’agissait d’une très bonne association ; C’était probablement mon réalisateur préféré. Je vais très vite lorsqu’il s’agit d’expliquer à quelqu’un comment faire – à partir d’un point de vue sur le cadrage et la photographie. J’émets de nombreuses propositions. Woody aimait presque toujours ce que je proposais, ce n’était pas compliqué. Il m’a dit une fois : « Nous détestons les mêmes choses. » Ce qui est vrai. Je pense qu’il avait vraiment peur, au moment où nous avions achevé le tournage, que j’en aie trop fait, et je crois qu’il a dit quelque chose comme : « Eh bien, je ferais mieux de m’en aller. » Mais nous sommes restés amis.

BLVR  : De quelle manière était-ce différent avec Coppola ?
GW : Woody et moi ne nous sommes jamais assis pour passer en revue le script page par page. Nous travaillions à partir du matériau d’origine, comme prévu. Nous repérions les lieux. La plupart des décisions concernant le cadrage et la manière de faire étaient prises en un jour. Nous nous rendions en studio ou sur place, il dirigeait la scène, je faisais des suggestions, et quand il était à l’aise, nous cadrions, décidions de la lumière, et tournions. Ça se passait sans fanfare. Il était agréable. C’était comme de travailler les mains dans les poches. Je dirais qu’avec Francis, il y avait pas mal de chaos. Sur le premier Parrain, c’était tout à fait compréhensible. Paramount le traitait mal, et il était sous pression. Je n’étais pas toujours très agréable, et parfois nous nous disputions au sujet de la structure des prises, sur quoi tourner, quand tourner. Le premier film s’est fait comme si nous étions en train d’essayer de faire sauter un dépôt de munitions : beaucoup de pensées cachées, une mauvaise communication.
Cette petite anecdote au sujet du Parrain me fait encore rire : pendant le mariage lorsqu’Al Pacino sort de l’église avec Apollonia et commence à descendre la colline vers la ville, Francis avait décidé de faire exploser ces petits pétards le long d’un mur de pierre bordant la route. Je les ai regardés et je me suis tourné vers Francis : « Tu ne crois pas que nous devrions d’abord faire un essai ? Ils sont de la taille de mon petit doigt – un peu gros, tu ne crois pas ? » Francis a répondu : « Non, non, ils utilisent ceux-là tout le temps. » J’ai demandé à l’accessoiriste d’allumer une petite chaîne d’entre eux juste pour voir. Il en a disposé quelques-uns sur le mur et a tendu sa cigarette. Ils ont explosé. L’accessoiriste est tombé, des morceaux de pierre ont été projetés un peu partout, tout le monde était au sol. « Quelqu’un a tiré ! » Nous n’avons donc pas utilisé les pétards. On ne s’ennuyait jamais avec Francis. Ils avaient également utilisé trop de dynamite dans la voiture lorsque nous avons fait sauter Apollonia. Il y a eu une fissure sur un flanc de la villa. Ce n’était jamais une bonne idée de tourner le dos et de manquer ce qui était en train de se dire. Francis changeait totalement son film en fonction de la personne avec laquelle il parlait.

V. Cet aspect crasseux et insolent

BLVR  : Compte tenu de l’atmosphère du Parrain, de sa noirceur, comment avez-vous pu éviter un anévrisme aux studios ?
GW : C’est presque ce qui s’est produit. J’ai pensé, je ne sais pas, j’ai pensé que cet aspect crasseux et insolent était bon pour le film. Je pense que Francis, Dieu le bénisse, a encaissé bien des coups à ce sujet de la part des studios, contrairement à moi, parce qu’ils lui tombaient beaucoup dessus. Ils voulaient le virer lui et d’autres encore, ils ont pensé, mon Dieu ne renvoyons pas Gordon. J’en remercie Francis. Il savait que je faisais de bons choix, même si nous nous prenions parfois la tête.

BLVR  : Avez-vous dû mettre les bouchées doubles sur le film en réalisant de très bonnes prises afin de les convaincre que cela allait bien se passer ?
GW : Dans la scène d’ouverture du film, un homme au visage sombre est en train de supplier pour sa fille, puis nous sommes lentement ramenés en arrière et on nous révèle ce qui s’est passé. Cela a été problématique puisqu’après la projection au Gulf and Western Building qui accueillait à cette époque les locaux de la Paramount, Al Ruddy, qui était alors le producteur, est venu et a dit : « C’est vraiment sombre. » J’ai répondu : « Non, c’est sombre maintenant, mais attendez, vous allez voir qu’il existe un support visuel, vous verrez. » J’avais déjà l’idée de ce mariage italien lumineux qui se déroule à l’extérieur hors de la présence des parasites rassemblés dans cette pièce.

BLVR  : Pour Le Parrain II et Zelig, vous aviez obtenu cette palette qui est maintenant considérée par tous comme représentative de "la nostalgie". Si vous regardez Le Parrain II, vous retrouvez cette gamme chaleureuse jaune et orange – c’est vous qui avez créé cela.
GW : C’est exact.

BLVR  : Pourriez-vous nous raconter comment vous en êtes arrivé là ?
GW : J’ai eu un jour une discussion avec Francis. Il m’a demandé : « Comment allons-nous nous y retrouver dans cette histoire ? » J’ai répondu : « Il existe un moyen simple de la faire ressortir. Lorsque vous passez à New York, vous n’avez qu’à inscrire "New York" juste en dessous. Cela fonctionne toujours et c’est parfaitement acceptable. Plus personne ne se demande où nous sommes. Visuellement, ai-je expliqué, je ne vais pas modifier la couleur de quoi que ce soit, mais je vais modifier la qualité photographique, de sorte que lorsque vous partez de 1958 à Tahoe, puis que vous passez sur De Niro dans les rues de New York au tournant du siècle, vous savez que vous avez changé d’époque. » Ce serait une erreur de faire quelque chose d’aussi stupide que : nous sommes en 1958, puis nous nous retrouvons à la fin du siècle, et passons en noir et blanc. Ce procédé s’avérerait intrusif pour le spectateur. Ils s’emmêleraient les pinceaux et le résultat serait prétentieux et idiot. Au lieu de cela, tout sera de la même couleur, mais la qualité visuelle se modifiera en fonction des époques traitées.

BLVR  : Avez-vous pensé que nos souvenirs s’estompent à mesure que nous vieillissons, et que cela pouvait se refléter dans le film ? Nous avons vraiment l’impression que cela s’est passé ainsi.
GW : Exactement, vous venez de mettre le doigt sur quelque chose. J’ai toujours détesté le fait qu’on puisse tourner un film qui se déroule en 1872, par exemple, et mettre tous les acteurs à cheval en les habillant comme ils étaient censés l’être à l’époque, alors qu’il est évident que le film a été tourné hier. Je déteste ça.

VI. De la lumière à l’obscurité, du plus grand au plus petit, du bon au mauvais

BLVR  : Vous avez de nouveau travaillé avec Coppola sur Le Parrain III. Quelle a été votre dynamique seize ans plus tard ?
GW : C’était bien. L’ambiance était plus conviviale que sur Le Parrain II, effectivement. Sur Le Parrain, elle était carrément désagréable. Ça a été vraiment la merde pour tout le monde, mais j’accorde à Francis un énorme crédit pour s’y être remis une deuxième fois. Je suis content qu’il l’ait fait.

BLVR  : Ça a été la meilleure suite de tous les temps.
GW : Oui, je pense que c’est un meilleur film. Mais en ce qui concerne Le Parrain III, je n’en suis pas certain. Tout le monde n’a pas la chance de se retrouver quelques années plus tard à retravailler avec les mêmes personnes. J’ai pensé que, de ce point de vue, ça valait le coup. Le film n’est pas aussi bon, et je pense qu’il s’est en quelque sorte perdu dans l’écriture, mais de manière générale, il y avait une bonne dynamique.

BLVR  : Après cette collaboration fructueuse sur Le Parrain II, a-t-il essayé de vous faire travailler avec lui sur Apocalypse Now  ?
GW : [Rires] Je lui suis tellement reconnaissant de ne pas m’avoir impliqué dans cette aventure. Non, il ne me l’a jamais proposé, parce qu’il traversait en quelque sorte une histoire d’amour avec Vittorio Storaro à ce moment-là, et je pense que Vittorio était en réalité la seule personne capable de s’en sortir dans tout ce bazar. Je suis un fervent adepte de la relativité lorsque je travaille sur un film, dans mon esprit, cela signifie « de la lumière à l’obscurité, du plus grand au plus petit, du bon au mauvais ». Vous embrassez visuellement l’ensemble afin d’améliorer les transitions et de dépeindre instantanément les environnements et les humeurs. Je l’évoquais de temps en temps avec Francis pendant le tournage des Parrain – la dimension et la durée des prises ou du passage des espaces sombres aux espaces lumineux soutenant la narration.
Quand ce cycle a été achevé, il est passé à Apocalypse Now. J’étais heureux de ne rien avoir à faire avec cela. Je déteste la jungle. Quoi qu’il en soit, je travaillais sur un autre film et j’ai reçu un message de Francis : « Je comprends enfin la notion de relativité. Je voudrais que vous travailliez sur tous mes films à venir. » Je n’ai plus entendu parler de lui jusqu’au Parrain III.

BLVR  : Cela doit être assez drôle de recevoir de manière aléatoire un télégramme de Coppola au milieu d’Apocalypse Now.
GW : Eh bien, Francis a découvert un grand nombre de psychotropes alternatifs alors qu’il était dans la jungle.

VII. Les gens ne voient pas ce qu’ils regardent

BLVR  : Le langage cinématographique que vous avez créé est incroyable.
GW : J’en suis heureux. C’est une des choses que je souhaiterais voir se produire en ce moment même, et cela ne semble pas être le cas – peut-être que je me trompe – mais j’ai tellement soif de récit dans les films. De récit de qualité. Le cinéma narratif a pratiquement disparu.

BLVR  : Qu’est-ce que le cinéma narratif selon vous ?
GW : Une bonne histoire. J’ai toujours dit qu’il était possible de mal filmer une bonne histoire mais que bien filmer une mauvaise histoire ne servira jamais à rien. Mais si vous vous retrouvez avec les deux, c’est génial.

BLVR  : Nous avons déjà évoqué ensemble les débuts de Hal Ashby avec Le Propriétaire, sur lequel vous avez travaillé.
GW : Nous sommes très bien entendus. Hal était un consommateur assidu de drogue. Mais c’était un excellent réalisateur, il connaissait bien le cinéma.

BLVR  : Vous a-t-il demandé de travailler sur Harold et Maude  ?
GW : C’était ce qu’il voulait, mais je vivais sur la côte Est et je n’avais pas encore rejoint le syndicat de L.A. à cette époque.

BLVR  : La guilde de la côte Ouest essayait-elle de garder celle de l’Est à distance ?
GW : Oui. Il s’agissait d’un groupe incroyable à gérer.

BLVR  : Aviez-vous l’impression que les cinéastes de New York étaient des outsiders ?
GW : Ils l’ont été pendant longtemps. Mais les gens qui ont grandi en filmant les rues de New York ont appris à filmer d’une manière différente. Tout du moins ça a été mon cas.

BLVR  : Le Propriétaire dépeint un New York très brut, avec un éclairage très réaliste. Comment avez-vous décidé d’utiliser ce type d’éclairage ?
GW : Au cinéma, votre œil est sélectif. Le film ne l’est pas. Pour réaliser des films, il faut se faire plaisir. Il ne suffit pas de photographier quelque chose. Vous devez apprendre à employer la lumière et à connaître ses effets sur la pellicule. Le plus gros problème dans les films sur lesquels on est plusieurs à travailler, c’est que deux personnes peuvent regarder la même chose, mais pas nécessairement voir la même chose. Cela ne va jamais ressembler à ce que vous êtes en train de regarder. Lorsque j’entre dans une pièce ou sur un plateau de tournage, je transpose instantanément les choses de la caméra vers l’écran. Tout ce que je regarde entre immédiatement dans un cadre. C’est la raison pour laquelle il m’est vraiment facile d’ébaucher les films. Je vois des gens évoluer au milieu d’une pièce, perplexes, ne sachant que faire.
Les gens ne voient pas ce qu’ils regardent. Ils peuvent regarder un endroit, une pièce, ou même une personne, et ne pas la voir. Ils regardent, mais ils veulent tout de suite déplacer ou changer quelque chose pour se sentir plus à l’aise. Alors je demande : « Pourquoi sommes-nous ici ? Que faisons-nous ici si vous voulez tout modifier ? C’est parfait maintenant, ne touchons à rien. » Beaucoup de gens pensent : « Je suis grassement payé, je dois bien faire quelque ». Mais la personne qui vaut vraiment beaucoup d’argent est celle qui est capable de regarder quelque chose et de savoir quoi ne pas en faire – ne faites pas ci, ne faites pas ça, laissez ça là. J’ai toujours trouvé que le plus important dans une prise, c’est ce que vous ne faites pas.
Ensuite, si vous faites réellement quelque chose, faites-le avec assurance. Et si cela ne fonctionne pas ? Je déteste quand quelqu’un dit : « Il est possible que cela ne fonctionne pas. » On ne va jamais nulle part en raisonnant de cette façon. J’ai poussé un grand nombre de gens dans ma direction – pas physiquement – je les ai forcés à faire des choses dont ils avaient peur. Ils me demandent : « Quelles sont mes options ? » Eh bien, vous n’avez pas d’options. Vous devez vous faire à cette idée et la suivre. Si elle échoue, alors c’est terminé. Vous avez échoué – la prochaine fois, faites autre chose. Mais ne demandez pas : « Quelles sont mes options ? » Parce que cela revient à demander : « Que faire si cela ne fonctionne pas ? » Eh bien, ça ne marchera pas, car vous êtes déjà en situation d’échec.

BLVR  : Il y a quinze ans que vous n’avez pas travaillé sur un film. Avez-vous été tenté d’y revenir ?
GW : Woody m’a contacté il y a quelques années. Il voulait tourner quelque chose à New York. J’ai répondu : « Je suis désolé, ma vue est maintenant tellement détériorée que je ne peux pas le faire pour toi. » J’ai ajouté : « Toutes les femmes me semblent belles à présent. »

(Traduit de l’américain par Émilie Notéris)

Chris McCoy est scénariste. Basé à Venice, en Californie, il a écrit pour la Paramount, Disney, Dreamworks, et Marvel. Son livre The Prom-Goer’s Interstellar Excursion a été publié en avril 2015 par Knopf Books. Il est diplômé de la Tisch School of the Arts de l’Université de New York.

Entretien paru en VO dans le numéro de mars-avril 2014 (Vol. 12. NO. 3) de la revue américaine The Believer.