Entretien avec Philippe Van Leeuw, AFC

A propos de son film "Le Jour où Dieu est parti en voyage"

par Philippe Van Leeuw La Lettre AFC n°192

Notre confrère Philippe Van Leeuw a accepté de nous parler de son film Le Jour où Dieu est parti en voyage, dont Marc Koninckx, AFC a signé les images.

Le Jour où Dieu est parti en voyage est un titre un peu mystérieux !...
PVL : Le fait de signaler Dieu et la foi dans le titre me paraissait important parce qu’ils résonnent très fort par rapport au sujet, au personnage, par rapport à cette absence que les gens ont ressenti sur place car les Rwandais disent qu’au moment du génocide Dieu n’était pas là...

Jacqueline (Ruth Nirere) rejette sa foi parce qu’elle lui apparaît sans valeur au regard de la tragédie qu’elle traverse. J’étais content aussi de recouper cette notion-là avec la première œuvre d’Elie Wiesel, La Nuit, qui raconte son parcours dans les camps avec son père, où lui-même se rend compte de la perte totale des valeurs de la foi et de Dieu. Le silence de Jacqueline est aussi le silence de Dieu, quelque chose de déserté.

Quand on est directeur de la photographie et qu’on réalise un premier film, on doit se préoccuper du cadre et de la lumière presque instinctivement, non ?
PVL : C’est vrai, les deux premiers jours, j’étais peut-être un peu inquisiteur, mais Marc m’a dit qu’il ne pouvait pas travailler comme ça, que je devais lui faire confiance. Je savais que, de toute façon, il ne fallait pas que je m’occupe de l’image parce que c’est un penchant naturel et que j’aurais risqué de ne pas avoir suffisamment de concentration et de disponibilité pour la mise en scène.
Marc proposait des cadres, pas forcément dans mon sens ; je suis plutôt d’une tendance contemplative, je peux garder un plan longtemps, avec un point de vue le plus souvent frontal, très épuré, même si je sais aussi me mettre en mouvement, passer à l’épaule, etc ; mais lui avait envie qu’on change de point de vue, qu’il y ait des avant-plans que je n’aurais peut-être pas choisi délibérément. C’était vraiment intéressant et l’on s’est bien complété. Quant au résultat, c’est exactement ce que je voulais : que ce soit beau mais pas ostentatoire, pas maniéré, ne pas tomber dans quelque chose de joli.

Tu as écrit le scénario ?
PVL : Oui, et c’est le fruit d’une longue gestation car je ne me rendais pas compte que c’était une histoire à écrire. J’avais reçu le témoignage d’une famille belge, qui avait été évacuée lors des premiers jours du génocide. Ils m’ont raconté comment ils avaient quitté Kigali, comment ils avaient caché la nourrice de leurs quatre enfants. Ils n’ont rien pu faire d’autre que la cacher dans le plafond de leur maison.
Ils étaient dévastés car ils se rendaient compte que le pire risquait de lui arriver. Et c’est probablement cela qui s’est passé car on n’a jamais retrouvé sa trace. Je suis resté avec ce témoignage comme une vraie blessure, que j’ai gardée sur le cœur pendant des années sans avoir connu cette femme. J’y pensais régulièrement et puis un jour, c’est devenu une évidence. Puisqu’on ne savait pas ce qu’il lui était arrivé, on pouvait imaginer un parcours.

J’ai entrepris l’écriture, c’est venu assez vite, je savais où je voulais aller, je savais que je voulais explorer la question de la survivance. J’avais beaucoup réfléchi à la question par rapport à l’Holocauste, j’y étais sensible depuis très jeune, et j’ai vraiment le sentiment que c’est le sujet qui m’a choisi et non l’inverse. Il a fallu trois ans pour trouver du financement, parce que c’est difficile de parler de l’Afrique chez nous, que c’est un sujet dur qui a tendance à effrayer et que je ne voulais pas d’acteurs célèbres.
Pour moi, c’était les conditions du film, je ne pouvais pas l’imaginer avec une actrice. Ça me paraissait hors d’atteinte, malgré tout le respect et l’admiration que j’ai pour les acteurs. Dans des circonstances aussi tragiques et un personnage qui a si peu de moyen à sa disposition, pas de mot, pas de dialogues, il fallait vraiment que ça passe par le ressenti. Il fallait que cette personne retrouve en elle la souffrance qu’elle a connue, pour pouvoir la transmettre. Je ne pense pas que ça pouvait être un rôle de composition.

Tu as donc trouvé quelqu’un sur place ?
PVL : Oui, j’ai vu 80 personnes. J’ai fait le casting avec une personne qui est danseuse, chorégraphe et qui est directrice de casting à Kigali. Pour moi, il fallait deux choses pour mon personnage principal : qu’elle soit rwandaise et qu’elle n’ait jamais quitté son pays, et qu’elle soit rescapée du génocide. Je leur ai demandé à chaque fois de me raconter leur parcours afin de pouvoir les situer. Elles m’ont donc exposé, parfois en quelques mots, parfois plus longuement leur expérience. Ce fut parfois difficile tant les récits étaient violents.
Il était important, en leur demandant cet effort, de mesurer une première fois la distance qu’elles entretenaient avec ce passé douloureux, et aussi de vérifier que, malgré tout, elles étaient bien ce qu’elles prétendaient être, des rescapées. Certaines sont restées très discrètes, d’autres pas.

Ruth, par exemple, n’a jamais raconté que le strict minimum, mais je sais qu’elle habitait une maison devant laquelle se trouvait une barricade et j’imagine donc qu’elle a dû être le témoin de violences et de massacres quasi quotidiens pendant plus deux mois. Elle s’est dégagée du lot parce qu’elle était d’une expressivité extraordinaire.
C’est une chanteuse et la première fois qu’elle est venue, elle est arrivée comme une rock star, des bagues, des boucles d’oreilles, des colliers, les cheveux lisses et tout et, j’ai regardé la directrice de casting et je lui ai dit : « Mais pourquoi tu m’amènes des gens comme ça ? ». C’est elle qui m’a poussé, elle m’a dit : « Regarde la bien, regarde, il faut faire un essai, tu sais quand elle chante devant deux mille personnes, tout le monde pleure ». Je ne l’ai jamais regretté, Ruth transcende le film. Je n’ai pas voulu qu’elle soit exposée au scénario, elle l’avait lu une seule fois trois mois avant le début du tournage, dès que j’ai su que ce serait Ruth, elle l’a relu pour être sûr qu’il n’y avait pas de situations qui lui posent problème. Après ça, on lui remettait les feuilles pour le lendemain et on a travaillé dans la continuité du récit.
Pour Marc, ça n’a pas toujours été simple, on allait dans un décor, on partait ailleurs et on y revenait. Pour elle, c’était très important car ça lui permettait de préserver sa spontanéité et de progresser dans le personnage sans avoir de projection sur la suite. Cela m’a beaucoup aidé aussi car ce personnage glisse dans le désespoir de manière progressive et il fallait que cela advienne de manière inexorable.

Comment s’est donc passé le tournage avec elle ?
PVL : Très simplement car on a vraiment pu compter l’un sur l’autre. Je savais ce que je voulais, dans chaque lieu, je savais comment la situer, elle comprenait intimement la situation dans laquelle je la plaçais, à chaque fois c’était un échange très simple, en peu de mots. Comme elle n’est pas actrice, elle donne tout, tout le temps, elle ne donne pas de variante comme une comédienne qui fait des propositions, elle était très monochrome si on peut dire. Et si c’est juste, c’est bien. Il n’y a qu’une fois, pour une séquence en particulier, où nous n’étions pas sûr de ce que nous faisions, ni elle ni moi.
Il s’agit de cette scène où elle est perdue dans des arbustes, elle ne sait plus où aller, elle finit par crier et s’effondrer. J’étais un peu en recherche à ce moment-là et, par tâtonnement, on y est arrivé. Il fallait avoir cette sensation de labyrinthe qui s’exprime au travers de l’image, c’était un plan compliqué à l’épaule, ça allait, ça venait, ça tournait sur soi-même, il fallait toujours rester avec elle.

Ce qui obligeait Marc à oublier un peu les projecteurs ?
PVL : Évidemment il n’a rien mis ! Avec ces pellicules tellement sensibles et fines, on a une liberté de travail qu’on n’avait pas auparavant. Si on avait tourné cette séquence il y a 15 ans, en plein soleil à midi, avec une pellicule peu sensible, on n’aurait rien vu. Par contre, on avait fait des essais avant le tournage et effectivement cette pellicule Fuji Eterna s’est révélée être la clé.
On avait ces deux impératifs : peu de lumière, donc il fallait une sensibilité assez élevée, et en même temps il fallait garder du détail dans ces peaux sombres ; cette pellicule douce donne des résultats qui me plaisent beaucoup. Le contraste est tellement important au départ qu’on a quand même du contraste à l’arrivée. J’apprécie énormément que le film ne soit pas dur dans sa facture photographique car c’est ce qu’on voit avec les yeux.

Pour moi, le réalisme doit prédominer partout et, par rapport au sujet, il fallait trouver des contrepoints. Avec cette nature qui est toujours vibrante, pleine de vie, pleine de lumière, avec des oiseaux partout, il fallait qu’on puisse trouver un contrepoint au désespoir et à la situation dramatique dans laquelle ces personnages sont plongés.
Je voulais que, tout autour, ce soit clair, indifférent, et cette image peu contrastée m’aide, évidemment. Si on avait eu des ombres dures et soulignées, ça aurait dramatisé le film et il fallait rester neutre. Qu’au contraire, cette nature paraisse presque incongrue par rapport à ce désespoir.

On a utilisé peu de métrage, 20 000 mètres de pellicule. Cela ne m’intéressait pas de multiplier les plans pour me " couvrir". Je préfère cent fois m’investir dans un plan et voir jusqu’où je peux aller en restant juste... Je pense que c’est un peu hardi, il y a peut-être une ou deux situations dans le film où il manque un plan... Et encore !
Mais c’était ma liberté et le film est resté tel que je l’avais imaginé jusqu’à la fin du montage. Je pense que mes producteurs auraient été plus présents au montage s’il y avait eu plus de matière. Par exemple, cette séquence où " l’homme blessé " l’a sortie de la mare et, de retour au bivouac, il lui fait bouillir une mixture qu’elle refuse de boire, il y a un échange où elle ne dit toujours rien, c’est lui qui parle, c’est un plan séquence de trois minutes ; couper dans cette séquence m’aurait paru criminel, l’émotion est tellement forte.

Comment se sont passées les relations avec les Rwandais ?

PVL : Je suis allé au Rwanda pour la première fois un an avant le tournage pendant une quinzaine de jours, pour rencontrer quelques personnes et sonder mon scénario. Je l’ai donné à lire à quelques survivants. J’étais dans mes petits souliers parce que j’avais peur d’avoir imaginé des choses qui n’étaient pas dans la configuration de ce génocide-là, pas dans le contexte de ce qu’un survivant peut avoir vécu.
Fort heureusement, tous m’ont dit que ce que j’avais écrit était très réaliste. Lorsque j’ai commencé le repérage et le casting, j’étais en contact de manière régulière et chaleureuse avec le ministre de la culture rwandais qui a facilité les choses. Il y a au Rwanda une structure existante, ils tournent des films, il y a des gens très compétents. J’ai pu m’appuyer sur ces gens-là et sur leur enthousiasme.
Lors d’une projection à Toronto, il y avait plusieurs survivants dans la salle et une femme s’est levée pour me dire qu’elle avait eu le sentiment que je leur avais donné la parole. C’était extraordinaire, c’est la récompense ultime ! Je me souviens que l’assistante déco Julie Jolly, qui est très connue à Kigali, me disait : « Tu sais, à Kigali, tout le monde parle de Jacqueline » . Il y avait donc un réel enthousiasme, tous venaient pour participer au film.

Je savais que, depuis le film de Raoul Peck Sometimes in April, des figurants ou certains rôles pouvaient tout à coup basculer dans une crise car ils revivaient une situation trop traumatisante. On s’était prémuni de ça par un encadrement psychologique pour ce genre de scènes.
Il y a très peu de scènes explicites dans le film. Les scènes de massacre sont presque tout le temps contenues dans le son, elles sont off. Je suis convaincu qu’on est plus fort quand on suscite l’imaginaire que lorsqu’on restitue les choses de manière explicite. J’ai donc pris le parti d’en montrer le moins possible.
Par contre on entend tout : des cris, des gens qui sont suppliciés, des enfants qui crient après leur mère, c’est déchirant. On suscite l’imaginaire du spectateur d’une manière beaucoup plus large, l’image que le spectateur produit lui-même est plus intense parce qu’elle est personnelle.

Je connais les limites de l’image pour ce genre de scènes, si l’on n’est pas à la hauteur des images d’archives qui sont terribles à regarder, si l’on est en dessous de ce seuil-là par rapport au réalisme, on devient trivial et on dessert le film. Par contre, si l’on parvient à être à la hauteur, ça devient un morceau de bravoure… Et je ne voulais pas que ma mise en scène soit démonstrative, je me suis mis au service du sujet et de cette femme.
J’étais inquiet du voyeurisme éventuel, du manque de dignité par rapport à la souffrance de ces gens. Je voulais comprendre véritablement la question de la survivance. J’ai le sentiment que ce que j’ai exploré avec le personnage de Jacqueline pourrait être déplacé n’importe où, en Afrique, en Yougoslavie ou ailleurs et je pense toucher là à quelque chose d’universel.

Cette expérience a-t-elle bousculé ta vision du poste de directeur de la photo ?
PVL : J’espère bien que non ! D’autant plus que j’ai le sentiment d’avoir quelque chose à apporter depuis cette expérience de mise en scène. Cela n’a rien de technique, plutôt une attitude sur un plateau comme celle de défendre et de protéger le réalisateur de toutes sortes de pressions.

Et d’autres projets comme réalisateur ?
PVL : Oui. Bien sûr, j’ai des projets, il me faut seulement du temps pour écrire...

(Propos recueillis par Brigitte Barbier)