Entretien avec Xavier Dolléans, AFC, à propos du tournage de deux épisodes de la série "Mrs. Davis"

Par Jonathan Bensimhon, pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°343

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Créée par Tara Hernandez et Damon Lindelof, "Mrs. Davis" est une série en huit épisodes, produite par Warner Bros TV et diffusée depuis fin avril sur son service de streaming Peacock. Xavier Dolléans, AFC, a signé la photographie des épisodes 3 et 4, réalisés par Alethea Jones et tournés en Espagne. Interrogé ici par le scénariste et réalisateur Jonathan Bensimhon, il revient sur les défis techniques à relever et les singularités artistiques, organisationnelles, ou humaines d’une telle production.

Comment as-tu été amené à travailler sur ce projet ? Quelle en est la genèse ?

Xavier Dolléans : Les épisodes 1/2/6/7/8 de "Mrs. Davis" ont été tournés à Los Angeles entre mars et août 2021. Le tournage des épisodes 3/4/5 était prévu en Espagne dans la foulée. J’ai été mis en contact avec la production pour le tournage des épisodes 3 et 4. Contacté le mercredi, entretien passé le vendredi et le mercredi suivant j’étais en Espagne pour 10 semaines, dont 5 semaines de préparation. J’ai appris à connaître la réalisatrice Alethea Jones au fur et à mesure des repérages. J’ai aussi pris conscience de l’ampleur du projet et des moyens mis en place par la production pour cette série que je savais ambitieuse car Damon Lindeloff (connu pour les séries "Lost", "Watchmen", "The Leftovers") en était le showrunner.

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Le pitch de départ de la série est le suivant : une nonne vivant dans un couvent reculé va être amenée à combattre une intelligence artificielle nommée Mrs. Davis. Cette dernière va lui confier une quête mythique : le Graal. Il est très difficile d’en raconter plus sans dévoiler le scénario. La série oscille entre la science fiction, le drame, la comédie en permanence. Sous son aspect définitivement moderne, qui questionne la présence de l’intelligence artificielle dans nos vies, elle aborde également les thèmes de la religion et de la foi d’une manière originale, propre à Lindeloff.
J’ai très vite connecté avec Alethea Jones, la réalisatrice des épisodes 3 et 4. Alethea est une réalisatrice australienne talentueuse et précise, très visuelle. Elle porte beaucoup d’attention au texte et à l’interprétation des comédiens. Habituée des productions TV hollywoodiennes, elle m’a guidé avec beaucoup de bienveillance pendant les premières semaines de préparation en étant très à l’écoute de mes propositions. Nous avons découpé minutieusement chaque séquence durant tous nos week-ends, ainsi que pendant les semaines de tournage. Ce fût un rythme intense de 12 heures par jour, 7 jours sur 7, pendant plusieurs mois.

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En termes de collaboration artistique, la grande nouveauté pour moi fut le travail rapproché avec les showrunners américains. À chaque hésitation sur l’interprétation du texte ou bien si nous voulions toucher au texte pour des raisons de décors, de temps de tournage, d’éphémérides, nous devions soumettre nos idées et questions aux showrunners Tara Hernandez et Damon Lindeloff. Nous leur montrions aussi les photos des décors, des costumes et accessoires. Nous avions beaucoup de réunions spécifiques et notamment une réunion intéressante appelée "Tone Meeting" où nous nous assurions que nous étions bien tous d’accord sur la tonalité narrative à donner à chaque séquence. Et c’était très intéressant de voir que, bien sûr, nous avions des interprétations subtilement différentes du texte. Les showrunners étaient extrêmement présents et défendaient leurs idées solidement face au studio. Ce rapport était nouveau pour moi et, je le trouve précieusement nécessaire quand autant de réalisateurs et de directeurs de la photographie travaillent parallèlement sur un projet qui se doit d’être cohérent narrativement et visuellement.

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La série est produite par Warner Bros TV pour son service de streaming Peacock. Au bout d’une semaine de préparation, j’ai compris que nos ressources étaient conséquentes : sur de nombreux décors que nous repérions, le directeur de production américain disait : « Non pas ici, il n’y a pas assez de place pour notre camp de base ». Plus tard, j’ai appris que nous avions un budget de plus de 10 millions de dollars par épisode, soit un budget d’environ 100 millions de dollars pour l’ensemble de la série de 8 épisodes. Passer de Germinal à "Mrs. Davis" fût un exercice rempli de nombreux défis et le premier a été d’adapter mes habitudes de travail à cette nouvelle échelle. Globalement, c’est une échelle avec un facteur x2,5/x3 qui s’applique à tout : la taille des équipes, le temps accordé à chaque séquence et la taille du camp de base !

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Quels étaient les défis principaux ? Quels ont été les défis pour toi ?

XD : Les défis étaient nombreux et le premier a été l’échelle de travail. De plus, le script lui-même contenait de nombreux défis techniques et artistiques. Ensuite, l’un des grands défis a été la collaboration avec les autres directeurs de la photographie, en particulier Joe Anderson, qui était le chef opérateur des épisodes 1/2/5/8 réalisés par Owen Harris. Il avait préparé un moodboard rempli de références cinématographiques allant de Roméo et Juliette, (1996) pour la couleur à No Country for Old Men, pour les références de cadrage. Joe avait également préparé un moodboard au format 2,39 widescreen pour montrer l’intérêt de tourner dans ce format, avec une phrase isolée sur un carton noir qui m’a fait sourire : « La taille moyenne des télévisions vendues aux États-Unis l’année dernière était de 55 pouces. Le public peut donc maintenant profiter pleinement d’une image 4K HDR et ne pas avoir la sensation d’avoir une image coupée par des bandes noires. »

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Il est à noter qu’en France en 2021, la taille moyenne des télévisions était de 46 pouces, soit 110 cm. Je pense que c’est une statistique qu’il serait intéressant de transmettre à nos décideurs de télévision afin de les rassurer lorsque nous prenons ce genre de décision.
J’avais accès à tous les rushes depuis le début du tournage ainsi qu’à certains épisodes déjà montés. Cela a été très utile pour comprendre le ton, le rythme et le look initié par l’autre équipe. J’ai posé à Joe toutes les questions qui me venaient à l’esprit sur ce qu’il avait déjà tourné, telles que la mobilité de la caméra, la valeur de cadre préférée, la pertinence de la mise en beauté des visages ou non selon les personnages, le contrast ratio, le t-stop préféré en fonction des situations, les filtres, l’ampleur des installations lumière selon les séquences, le travail avec les cadreurs, le nombre de plans par séquence et par jour, le temps de préparation, le travail avec l’équipe décoration, etc.

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Joe avait également mis en place une LUT avec un contraste très fort et des saturations augmentées sur certaines parties du signal. Joe tournait avec le réalisateur Owen Harris (Black Mirror) et moi avec Alethea Jones (Rise of the Pink Ladies). Au final, les méthodologies de tournage étaient assez différentes, Alethea aimant notamment couvrir l’action et le texte avec beaucoup de valeurs différentes pour ponctuer un texte d’une grande précision.

Comment cela se passe-t-il pour assurer la continuité du look entre les différentes équipes ?

XD : On me pose souvent cette question et il est intéressant de constater comment le look d’un projet peut se transporter d’une équipe à une autre équipe, d’un épisode à l’autre.
Lorsque l’on a le même casting, la même chef décoratrice, la même chef costumière, les mêmes cadreurs, les mêmes optiques et la même LUT, et que tout le monde travaille bien ensemble, je trouve que certains plans, en particulier en extérieur jour, commencent naturellement à se ressembler d’une équipe à une autre, suffisamment pour faire partie d’une même série ! Je trouve ce processus très intéressant, car il permet d’analyser en profondeur ce qui construit réellement l’image. Et surtout, il nous permet de réfléchir à notre apport en tant que directeur de la photographie : notre goût, notre manière de cadrer, d’éclairer, ce qui va réellement servir l’histoire, ce que nous pouvons faire de différent par rapport aux autres équipes, et surtout pourquoi. Cela permet également de mettre notre ego d’opérateur un peu de côté !

Photogramme | "Cette image est un plan fait avec le Lensbaby Creative Bokeh, l’iris prend la forme d’une épée pour renforcer les hallucinations de Wiley qui se réveille." (XD)


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Paradoxalement, chacun est très libre de cadrer et d’éclairer comme il le souhaite. Nos singularités sont même encouragées car elles contribuent à la richesse narrative et visuelle. Une fois que nous, membres de l’équipe créative, sommes choisis par la production et que nous sommes bien imprégnés de ce qui a été tourné, la confiance est instaurée. Que ce soit dans notre manière de découper avec Alethea Jones, dans mes choix d’ambiance ou de direction de lumière, mes choix de couleur pour les scènes de nuit… j’étais très libre. Après les premiers échanges sur le look, personne n’est jamais venu remettre en question mes choix pendant le tournage.

Quels sont les choix techniques sur la série ?

XD : Les caméras sont des Alexa LF et Mini LF. Pour les optiques, le choix de Joe Anderson s’est porté sur les Caldwell Chameleon S35+. Un choix intéressant pour une configuration inédite : la caméra tourne en mode Full Frame 4,5K et nous utilisons le cercle optique dit "S35+" pour couvrir une surface d’environ 4K sur le capteur, pas totalement Full Frame donc. Nous avons des framelines customisées à charger à chaque changement d’optique, un exercice auquel nos assistants se sont habitués au fil des semaines. Pour le reste, la configuration de base est : 2 dollys, 2 cadreurs, 1 Steadicam, 1 Ronin toujours prêt et du matériel ponctuel, notamment une grue Scorpio 45 et une grue Technoscope 22 utilisée en même temps sur le décor d’Excalibattle. J’ai beaucoup aimé cette Technoscope 22 car elle peut être utilisée par mon équipe machinerie sans technicien supplémentaire et elle me permet d’improviser beaucoup de mouvements sur le moment, léger travelling, push avant/arrière. Les temps de reset sont aussi extrêmement rapides.

Sur le rendu d’image avez-vous mis en place un workflow précis ?

XD : La LUT a été fabriquée par Joe pendant les essais. Elle était appliquée sur les rushes. J’avais un DIT sur le plateau auquel je demandais quelques retouches principalement pour harmoniser les caméras, sous forme de CDL. Comme le look était déjà très fort, je ne demandais pas des retouches trop complexes au DIT pour ne pas me perdre. Au final, pour des raisons techniques d’espaces couleur non compatibles, le look a dû être refait du départ lors de l’étalonnage. Joe Anderson a recréé un look très marqué dans l’espace couleur ACES qui a été ensuite restitué au plus proche dans l’espace couleur REC 709. C’est ce look qui a été appliqué sur ses épisodes et les miens.

Où avez-vous tourné ? Beaucoup des décors semblent réels ? Avez-vous eu recours aux VFX ?

XD : Beaucoup de décors ont été construits en dur autant que possible. Même l’épée géante que l’on voit dans l’épisode 3 était bien là en vrai : une épée de 12 mètres de haut ! Nous avons tourné en Espagne, à Barcelone et Figueras. Pour le reste, les VFX étaient utilisés pour les prolongations de décors et l’effacement d’éléments gênants.

Photo Xavier Dolléans | "J’ai fait construire l’axe de l’épée sur l’axe est-ouest afin d’avoir toujours une grande partie de l’action principale dans l’ombre. Les 3 caméras pouvaient évoluer plus librement dans cet espace là. Je renforçais ce contraste à l’aide d’un grand cadre noir 6x6 m sur nacelle."


D’ailleurs, ce budget pour les effacements était aussi pour moi. Je m’en suis rendu compte à un moment où mon équipe était en train de déplacer laborieusement des SkyPanels 360 éteints et embourbés qui allaient se retrouver dans l’arrière-plan du champ de la caméra deux plans plus tard. Le directeur de production est venu vers moi et m’a dit : « Xavier, ça, on peut l’effacer si tu veux, ça va plus vite, je pense ». Un peu surpris au départ, le superviseur VFX m’a confirmé qu’un budget assez conséquent (entre 30 000 et 50 000 dollars par épisode) était consacré à l’effacement des "imprévus". J’ai donc appris à me servir de cette carte joker tout au long du tournage. Le principe est bien sûr de ne pas en abuser. Je m’en suis servi pour effacer des Source Four accrochées au plafond dans une prison, pour des grues visibles en reflet, des câbles trop longs à démonter, des bras de nacelles visibles.

Photo Xavier Dolléans | "Deux caméras en permanence, parfois trois, sur les dialogues. Souvent dans le même axe !"


Quelles ont été les séquences les plus complexes ?

XD : La séquence la plus complexe à tourner fut Excalibattle (épisode 3). Cette séquence impliquait des centaines de figurants, des cascades, une course de 70 participants qui couraient sur plusieurs centaines de mètres à couvrir en alternance avec 6 caméras dans toutes les configurations : quad + tête stabilisée, Ronin sur Segway, Steadicam, Scorpio 45, Supertechno 22, épaule, dolly, drone heavy lifter. Le tout prêt à tourner en permanence… Concernant la lumière j’ai utilisé beaucoup de cadres 6x6 noir en configuration Butterfly. La grande nouveauté également pour moi a été d’avoir en permanence une équipe entièrement dédiée au rigging (nacelle, accroches, cadres). C’était une équipe espagnole habituée des tournages américains, qui le reste du temps, monte des structures pour les concerts et l’évènementiel. La machinerie est alors libérée de cette partie sécurisation et travail en hauteur et peut se concentrer sur la partie dite "caméra support". Ce qui est primordial car nos caméras étaient en mouvement en permanence et toujours montées sur rail, grue téléscopique, Ronin, quad, etc.

Photo Xavier Dolléans | "La grande épée construite grandeur réelle et autour de laquelle nous avons tourné pendant 6 jours pour cette séquence."


Lors de l’une de nos nuits de tournage où nous devions utiliser de nombreuses nacelles pour la pluie et la lumière, ainsi que des ballons éclairants, une tempête est arrivée vers nous pendant le prélight. A 11 heures du matin, j’ai reçu un appel de la production me disant qu’il serait impossible d’utiliser la grue de chantier de 70 m prévue pour la boîte à lumière, impossible de faire voler les ballons et que toutes les nacelles resteraient très basses pour être protégées par les murs d’enceinte des douves du château où nous tournions.

Photo Xavier Dolléans | "12 SkyPanel 360 sont présents dans cette boîte à lumière. La boîte pouvait aller jusqu’à 70 m de haut."


Il était encore tôt et aucun chauffeur de production n’était disponible. J’ai appelé mon gaffer et j’ai crayonné un nouveau plan lumière dans le taxi qui m’emmenait sur le plateau. Mon idée était de me servir des murs d’enceinte et d’encercler le plateau avec des HMI de 18 kW et 9 kW, sanglés en bas de pied, tout en haut des murs. À cause du vent, aucune gélatine, aucun cadre de diffusion n’a pu être utilisé. La grue de 70 m et la boîte à lumière sont restées clouées au sol, impossible à déplacer dans le temps restant du prélight. Les ballons ont été dégonflés. Bien sûr, tous les projecteurs allaient être dans le champ sur le pourtour du mur d’enceinte. Mon idée était que ces projecteurs soient des projecteurs scéniques pouvant éclairer de nuit cet événement de cosplay médiéval. Alethea était OK pour ça et très aidante pour que nous arrivions à intégrer les nombreuses pages de script à trois caméras, de nuit et sous la pluie. La taille de mon équipe lumière (environ 25 personnes) m’a permis de modifier intégralement ma philosophie d’éclairage et de tourner cette nuit sans encombre. Au final, je pense que le look obtenu est tout à fait approprié et j’en suis très fier.
Les projecteurs HMI dans le champ flairent en permanence et le feu au sol crée un beau contraste de couleur. Toutes les reprises en douceur au sol sont faites avec des SkyPanel 360 et des tubes Astera. Notre grande souplesse face à cette tempête a été très appréciée par la production américaine.

Xavier Dolléans - "Les ballons Airstar que j'adore encore et toujours. J'aime beaucoup ce PAD très pratique en intérieur dans les décors sensibles."
Xavier Dolléans
"Les ballons Airstar que j’adore encore et toujours. J’aime beaucoup ce PAD très pratique en intérieur dans les décors sensibles."


Que retires-tu ce cette expérience ?

XD : Ce fût une expérience vraiment formidable et l’occasion pour moi de découvrir rapidement le fonctionnement des séries américaines avec un showrunner. Je retire de cette expérience très enrichissante beaucoup de plaisir et un rapport au travail fourni parfois différent de ce que nous faisons en France. Sur des projets de cette taille, il n’y a jamais l’excuse de ne pas avoir le budget pour ne pas faire quelque chose. On te donne les moyens, donc il y a un rapport à l’obligation de résultat très différent. Et en même temps, à de très nombreux moments, il y a une grande légèreté et une capacité d’improvisation intéressante, car la taille de l’équipe, même si elle possède une certaine inertie, peut être très efficace si elle est bien organisée.

(Entretien réalisé par le scénariste et réalisateur Jonathan Bensimhon, pour l’AFC)