Entretien avec le directeur de la photographie Denis Lenoir, AFC, ASC, à propos de son travail sur "Eden", de Mia Hansen-Løve

Denis Lenoir filme les 90’s

par Denis Lenoir La Lettre AFC n°248

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Eden, présenté hors compétition à Camerimage 2014, est une des premières tentatives cinématographiques prenant pour décor le milieu des " rave parties ", la naissance du mouvement French Touch au début des années 1990 et son succès international depuis. Dialogue avec Denis Lenoir, AFC, ASC, sur ce " biopic " sociologique très " frenchy " dont le personnage principal est largement inspiré du frère de la réalisatrice, Mia Hansen Løve. (FR)

Un mot sur Camerimage ?

Denis Lenoir : J’aime beaucoup ce festival. Les discussions y sont à chaque fois passionnées, on y voit plein de films. La première fois, c’était en 2002, j’y présentais Demonlover, d’Olivier Assayas, et j’avais eu l’honneur d’être récompensé par un prix, la Grenouille de bronze. J’y suis retourné l’année dernière pour faire partie du jury de la compétition internationale, et je dois dire qu’à chaque fois c’est un moment privilégié où on discute non seulement avec les collègues chefs opérateurs du monde entier, mais aussi des cinéastes, des fabricants de matériel, des journalistes et des étudiants qui viennent rencontrer les gens qui font les films d’hier et d’aujourd’hui... On se croise entre générations, au hasard d’un déjeuner, ou même d’un transfert en taxi jusqu’à l’aéroport. C’est très décontracté et toujours extrêmement respectueux du travail de l’autre.

Au centre en arrière de la caméra, Mia Hansen-Løve et Denis Lenoir devant le MoMA PS1 à New York en septembre 2013 - DR
Au centre en arrière de la caméra, Mia Hansen-Løve et Denis Lenoir devant le MoMA PS1 à New York en septembre 2013
DR

Mia Hansen Løve signe ici son quatrième long métrage. Quelle est la genèse de ce projet ?

DL : Je connais Mia depuis ses débuts comme comédienne, il y a plus de quinze ans (sur Fin août, début septembre). Depuis, outre le fait que j’ai suivi son trajet de cinéaste, j’ai eu bien sûr des contacts réguliers avec elle via ma longue collaboration avec son mari Olivier Assayas.
C’est elle qui m’a proposé de l’accompagner sur Eden, dès le début du projet. Il faut savoir que ce film a eu beaucoup de mal à se monter et a changé plusieurs fois de producteurs avant que Charles Gillibert ne se décide à se lancer dans l’aventure sans avoir complètement bouclé le budget.
Du coup, le tournage s’est effectué en deux sessions, une première à l’été 2013 à New York et à Hossegor, sur la côte Atlantique française, pour la séquence de plage.
Le film a repris ensuite début décembre une fois le financement réuni, essentiellement sur Paris et sa banlieue. Pascal Auffray a assuré aussi quelques jours l’image à ma place à cause de ce plan de travail assez compliqué...

Le film est présenté en deux parties (années 1990 et années 2000) avec une séparation clairement annoncée par un intertitre. Avez-vous travaillé séparément à l’image sur ces deux périodes ?

DL : Non, pas du tout. J’ai simplement suivi le cours de la narration, et l’évolution des lieux, de l’histoire. En fait le projet d’origine était une sorte de diptyque, chacun des deux films faisant deux bonnes heures, une fresque racontant vingt ans de la vie d’un DJ, qui repose plus sur les personnages et l’ambiance des années 1990 que sur de l’action et du suspense... Vous imaginez bien qu’en absence de comédiens principaux " bankable ", le film a été vraiment dur à financer !
En fin de compte, Mia a dû un peu réduire ses ambitions et ne faire plus qu’un seul film, tout en se battant avec beaucoup de détermination et de pugnacité pour à la fois respecter l’esprit du projet d’origine et les moyens à mettre en œuvre en termes de recréation et de réalisme historique. De ce point de vue, mais c’est loin d’être le seul, je suis vraiment plein d’admiration pour elle car peu de réalisateurs auraient eu le courage et la volonté de mener ce projet jusqu’ à son terme.

Quels étaient ses demandes en termes de découpage ?

DL : Mia n’avait jusqu’alors que peu utilisé les mouvements de caméra dans ses films précédents mais cette fois-ci, elle s’est jetée dans les travellings et les plans à l’épaule. Connaissant mon goût pour faire bouger la caméra, je crois que c’est aussi une des raisons pour laquelle elle est venue vers moi. Pourtant, le film s’est tourné la plupart du temps en équipe réduite avec juste deux machinistes et deux électriciens. Seuls quelques décors ont nécessité la présence d’une équipe complète pour le prélight (la première rave, l’ouverture du film en extérieur nuit en campagne...) ou la présence d’un groupe électrogène. Mia n’aime pas trop répéter. Les plans se construisent donc au fur et à mesure des prises, avec des rectifications à la fois dans le jeu, mais parfois aussi dans la lumière ou le cadre... posant quelques mètres de rail supplémentaires pour rallonger un travelling, voire même le déplaçant si la chorégraphie que l’on construit avec les personnages " sur le vif " l’exige.

Ce n’est pas du tout la même ambiance qu’avec des réalisateurs qui, une fois les répétitions terminées, ne souhaitent pas que l’on continue à modifier tel ou tel élément de l’image de prise à prise. On travaille alors sur une gestion du temps différente, en essayant d’être prêt le plus vite possible, quitte à rectifier le tir sur la lumière au fur et à mesure que la scène se construit.
Un ballet se met alors en place avec le chef électricien pour que le matériel se prépare, en quelque sorte en coulisse, pendant une prise afin qu’il soit prêt à être installé à l’inter-prise, pendant que l’on profite de la pause imposée par les modifications du travelling.

La première séquence de rave plonge le spectateur radicalement dans l’ambiance des années 1990... Vous êtes-vous inspirés d’images d’époque ?

DL : La " Rave Champigny " ! Tournée dans le fort de Champigny, soit le lieu exact où s’est passée cette soirée à l’époque. Sur cette séquence, j’ai joué avec des Strobes très blancs qui permettent d’obtenir des contrastes forts sur la piste de danse et alterner des ambiances très sombres avec des flashs très clairs. D’autres parties du lieu, comme le tunnel, ont été traitées avec du bleu pour jouer en contrepoint. Et l’extérieur est très chaud, avec des flammes et des torches.
Le film est coécrit avec Sven Hansen Løve, le frère de Mia, dont l’expérience et la vie a servi de modèle pour le film. Sven était d’ailleurs parfois présent sur le film, rejoignant sa sœur comme une sorte de " conseiller historique ". Sa préoccupation permanente, qu’il partageait avec Mia, venue manifestement de la vision d’autres films, était de ne pas faire des scènes de club trop claires. J’étais donc souvent confronté au problème que rencontrent beaucoup d’opérateurs, à savoir le rendu sensitif sur le plateau qui dépend du niveau lumineux choisi, et le résultat final après exposition et étalonnage qui n’est pas toujours facile d’expliquer à l’heure de l’image instantanée.

Je crois que de ce point de vue, la révolution numérique nous a fait complètement perdre cette éducation à la construction d’une image de film que l’argentique impliquait. Du coup, le résultat se résume souvent à fermer un peu le diaph, ou même parfois baisser le niveau lumineux général pour que les comédiens se sentent à l’aise en intérieur nuit. Cette tendance à ne plus faire la différence entre la sensation d’obscurité sur un plateau et le résultat final sur l’écran – due aux 800 ou 1 000 ISO natifs du capteur numérique – a également une répercussion sur les gros plans. En effet, les pupilles des comédiens aux yeux clairs sont beaucoup plus dilatées qu’elles ne l’étaient auparavant dans un niveau lumière " classique ". Ce qui change pas mal le rendu de leur regard, assombrissant proportionnellement leurs yeux. C’est pour cette raison que j’essaye parfois – quand j’ai le temps ! - de relever le niveau lumineux sur les gros plans, tout en mettant un gris neutre de manière à conserver la pupille un peu plus fermée.

Cette volonté de réalité dans le choix des lieux a-t-elle été respectée sur d’autres scènes ?

DL : Certains lieux historiques, comme le Queen, ont été recrées ailleurs (au Rex par exemple). Mais la plupart des lieux de tournage, comme l’appartement de Paul, sont rigoureusement ceux de la vie de Sven Hansen Løve. Et cela malgré les contraintes techniques que ces choix pouvaient engendrer. Ce décor d’appartement par exemple était au sixième étage sans ascenseur, pas très grand, avec beaucoup de baies vitrées... Je me souviens que la production avait tenté de dissuader Mia de choisir ce lieu, mais en vain car comme je le disais tout à l’heure, c’est une réalisatrice extrêmement déterminée ! À la fin, on se retrouve à tourner avec beaucoup lumière naturelle, en exploitant l’orientation du lieu et soleil... Et puis avec toujours pas mal d’improvisation compensée par la précision et la grande préparation de Mia.

L’ouverture du film est extrêmement sombre..., c’est assez surprenant. Parlez-moi de ce choix.

DL : Mia voulait quelque chose de très sombre. J’avoue que je ne m’y attendais pas ! Venu le temps d’étalonnage avec Peter Bernaerds, je me suis mis à penser un peu à un équivalent musical pour ce début de film, en l’occurrence l’ouverture de L’Or du Rhin. Une sorte de grande masse orchestrale au bout de laquelle émerge peu à peu le premier leitmotiv de l’œuvre. Je crois que Mia voulait démarrer son film comme ça, sans placer le film dans un point de vue précis, en laissant peu à peu le spectateur se faire son idée sur les différents personnages, et l’histoire se mettre en place.

Une autre scène de club, dans la deuxième partie du film, exploite une lumière rouge très forte. On est alors dans la partie la plus dramatique de la vie de Paul...

DL : Cette scène a été tournée au Baron. Effectivement, à ce moment de l’histoire, le personnage est un peu au creux de la vague. La couleur rouge existait à la base dans ce lieu, je n’ai fait que rééclairer en gardant la même tonalité. Une anecdote cependant, mon assistante, Sarah Dubien, n’arrivait pas à faire le point sur le plateau, elle avait beau afficher la distance exacte sur l’optique l’image restait floue. La lumière était tellement monochromatique que le plan focal n’était plus au même endroit que dans les conditions normales. Il a fallu donc laisser tomber le décamètre et les gravures de l’objectif pour entièrement faire le point à l’œil sur le moniteur sur cette séquence.

Au contraire, la fin du film dans cette boîte de nuit souterrain où il retrouve les Daft Punk est plus sereine, plus apaisée à l’image...

DL : Ce dernier lieu est le Silenzio. J’aime beaucoup cette séquence, avec ce long panoramique flou au milieu. On sent dans l’ambiance que le temps a passé. Il n’y a plus de danseurs, un barman qui fait des cocktails sophistiqués, et on voit une fille mixer à partir d’un ordinateur. Sur ce lieu, j’ai abandonné les couleurs, simplifié la gamme pour aller vers une unité chaude, élégante. Seules quelques sources hors champ rattrapent les visages ou donnent parfois un peu de profondeur.

Quel matériel avez-vous choisi ?

DL : Le film était tourne en Arri Alexa ProRes. Sur la plupart des films que je tourne, j’aime filtrer un peu, pour enlever la dureté du numérique, mais ici, avec toutes les contingences de contraste, de sources dans champ dans les clubs, ou les nombreuses découvertes naturelles dans les appartements, j’ai abandonné l’idée, je me serais créé trop de problèmes, du coup j’ai choisi de travailler avec des optiques démodées, mais quand même confortables, soit des vieux Zeiss grande ouverture, en format 2,35.

Pourquoi pas en anamorphique ?

DL : Il y a un grand mensonge par omission au sujet de l’anamorphique en numérique. Ce qu’on se garde bien de dire – « on », ce sont les fabricants d’optique, les loueurs de caméra et enfin les laboratoires –, c’est que depuis l’avènement des projections numériques en salles, on a perdu ce qui, à mon sens, faisait l’intérêt principal de la prise de vues Scope : une surface d’image jadis inégalée. Les copies 35 Scope ayant disparu avec les projecteurs film, quand vous tournez un film en anamorphique, la projection du DCP est, elle, bien entendu sphérique, et vous n’utilisez qu’une partie réduite en hauteur de la matrice qui génère l’image. Paradoxalement, ce n’est plus la projection en format 2,35 qui est la plus définie, mais celle la plus proche du format natif du DCP, soit le 1,85. Reste évidemment la faible profondeur de champ et les particularités optiques de la prise de vues anamorphique, mais pour moi le compte n’y est plus quand on compare avec ce qu’était le vrai 35 mm Scope en salle.

(Propose recueillis par François Reumont pour l’AFC)