François Catonné, AFC, parle de son travail avec le réalisateur mauritanien Med Hondo

Contre-Champ AFC n°335

Au printemps 2021, l’éditeur Revus Et Corrigés faisait paraître la revue "Histoire(s) de cinémas d’Afrique(s)", qui rassemblait une série de portraits et rencontres autour des réalisateurs africains Ousmane Sembène, Safi Faye, Med Hondo… Parmi les titres de chapitre de cet ouvrage, qui dresse un panorama des productions du continent, de Nollywood à l’Afrique du Sud en passant par l’Afrique de l’Ouest, on relève "Med a été en colère toute sa vie", un entretien avec François Catonné, AFC, que nous reproduisons ici.

Né en Mauritanie, le parcours de Med Hondo est exemplaire, construit entre ténacité, envie et combat. Comédien (pour Jean-Luc Godard, Costa-Gavras, John Huston), metteur en scène de théâtre et réalisateur engagé, c’est peut-être pour son travail de doublage que le grand public le connaît (notamment en tant que voix française d’Eddie Murphy). De son premier long métrage, Soleil Ô, en 1970, jusqu’à son décès en 2019, Med Hondo n’aura eu de cesse d’utiliser la caméra comme outil pour lutter contre l’injustice, dénoncer le racisme et filmer les sans-grades. Complice de longue date de Med Hondo, son chef opérateur François Catonné nous tire son portrait. (Propos recueillis par Grégory Marouzé)

Comment avez-vous rencontré Med Hondo ?
J’avais fait l’École de cinéma de Vaugirard, aujourd’hui Louis-Lumière. Ce fut un concours de circonstances : j’avais un très bon ami de l’École qui connaissait quelqu’un au CNC. Med Hondo s’était adressé à cette personne pour trouver un chef opérateur qui puisse faire Soleil Ô. C’était difficile : Med n’avait pas un centime !
Enfin, il avait un peu d’argent mais pas grand-chose pour concrétiser un projet de long métrage. Je l’ai rencontré et immédiatement, il m’a impressionné. J’ai tout de suite eu envie de faire le film avec lui, d’autant plus que Soleil Ô abordait beaucoup de mes convictions, dont l’humanisme et l’antiracisme. C’était mon premier film comme chef opérateur, mais c’était aussi la première fois que je faisais du cinéma professionnellement. Je n’avais jamais travaillé qu’à l’École de cinéma et dans le Service cinématographique des armées. Donc, immédiatement, je me suis trouvé à pratiquer le métier pour lequel je n’étais pas assez formé.
Ensuite, j’ai été assistant opérateur pendant neuf ans, avant de reprendre le métier de chef opérateur avec Med Hondo et son film West Indies ou les nègres marrons de la liberté.

Soleil Ô raconte l’arrivée d’un immigré africain, joué par Robert Liensol, en France, son combat face au racisme et au rejet. Est-ce une autobiographie de Med Hondo ?
Pas tout à fait. Mais le film ressemble beaucoup à ce qui arrive à bon nombre d’immigrés, et Med Hondo avait aussi vécu quelque chose de pas si différent. Il est né à Atar, en Mauritanie, dans une famille nombreuse. Ils étaient pauvres, mais, malgré tout, allaient à l’école. Un instituteur de Med est allé voir son père, pour lui dire : « Votre fils est très intelligent. Il ne faut pas qu’il travaille tout de suite, il faut qu’il fasse des études ! » Et le père de Med l’a très bien compris. Med a fait des études de cuisinier à Rabat, au Maroc. D’ailleurs, cela s’est passé plus ou moins bien, parce qu’il avait déjà un caractère bien trempé, et ne supportait pas qu’on le maltraite. Après ses études à Rabat, il est allé à Alger, puis est monté à Marseille.
Et là bien sûr, il a fait la plonge, parce qu’en tant qu’immigré, on l’a rétrogradé ! Ensuite, il est monté à Paris, où il a trouvé du travail, et il a pris des cours de comédie auprès de la comédienne Françoise Rosay. Donc, une partie de son parcours ressemble beaucoup au trajet qu’ont fait beaucoup d’immigrés en quittant leur pays, pour arriver en France.
Le film ressemblait tellement à ce qu’il avait vécu, ou vu auprès de ses amis. Med avait une ambition très forte de s’exprimer, pour raconter le sort fait aux Africains. Très tôt son but était celui-là : il fallait qu’il raconte, qu’il s’exprime, pour dénoncer ce qu’il arrivait aux Africains, qu’il joue des pièces, des rôles qui, tous, raconteraient ce qui le préoccupait : le destin des peuples africains !

Soleil Ô a une forme étonnante, détonante, hétérogène. La fiction se mélange au cinéma documentaire, au film d’animation. Des discours engagés sont filmés face caméra. C’est presque un patchwork.
Dans sa manière de faire le cinéma, Med adoptait une position de liberté totale ! Il avait envie de raconter des histoires, mais ne s’attachait pas à une forme particulière. Il mêlait les scènes théâtrales, de caricature, de comédie, de drame… Il avait cette liberté qu’il a maintenue un peu dans West Indies. Par la suite, il a adopté une forme plus traditionnelle de récit. Mais avec Soleil Ô, il débutait. Avant ce film, il n’avait fait que deux courts métrages. Il ne s’encombrait pas de références, de modèles, il était entièrement libre ! Il y a aussi l’utilisation de la voix off, qui est devenue récurrente. Il y a un côté presque godardien. C’est-à-dire que Med ne se préoccupait pas vraiment des codes habituels du cinéma. Il fabriquait son propre cinéma avec ses propres codes. Et je ne vois pas ce qui aurait pu le faire changer d’avis avec ce qu’il avait à raconter (qui était souvent dramatique) sous la forme du témoignage.

Dès ce premier film, tous les thèmes du cinéma de Med Hondo semblent présents : le racisme des Français envers les immigrés, la critique de la colonisation et du néo-colonialisme, le refus de l’injustice sous toutes ses formes…
Oui, et cela a frappé beaucoup de gens. D’ailleurs, quand Martin Scorsese a vu le film, il a été très élogieux ! Et c’est grâce à Martin Scorsese et sa Film Foundation pour la préservation du cinéma, que Soleil Ô a été restauré en 2017. Scorsese, après la restauration du film, a envoyé une lettre à Med. Elle était dithyrambique ! Pour ma part, j’ai été bouleversé que cet immense cinéaste parle du film, et de notre travail, avec tant d’enthousiasme. Il soulignait cette liberté, cette variété de styles. À l’époque de la réalisation du film, ces sujets étaient traités d’une manière documentaire. Tous les thèmes de Med étaient là, toutes ses préoccupations. Avec plus ou moins d’habileté car il débutait. Tout ce qu’il racontait dans Soleil Ô a été décliné dans tous ses films suivants. Avec toujours cette façon dont les Africains sont traités et accueillis en France. Il y a d’ailleurs un passage que j’avais un peu oublié : on a filmé une scène où le personnage principal incarné par un ami de Med, le grand Robert Liensol, se promène sur les Champs-Élysées, avec une blonde à son bras. On filmait les réactions des gens, et je peux vous dire qu’on n’avait pas besoin de mettre en scène : c’était délirant, effrayant. Il suffisait d’enclencher la caméra et de suivre les réactions des passants qui regardaient Robert Liensol et sa compagne blonde. Med a consacré toute sa vie à ces sujets, et aussi à conserver une autonomie financière. Ça été très important, car il s’est battu toute sa vie pour réussir à les financer, les tourner, les sortir.

"Soleil Ô" (1970)
"Soleil Ô" (1970)

Le regard de Med Hondo sur l’immigration était-il alors inédit ?
Disons que je n’ai pas vu tous les films français qui incorporent des personnages africains, mais oui, je crois que traiter du sort des immigrés dans une fiction, c’était la première fois. D’ailleurs, par la suite, j’ai participé au film de Med, Les Bicots-nègres, vos voisins.
Nous sommes allés filmer les immigrés dans les foyers de la Sonacotra. Je ne pense pas que des cinéastes s’y étaient déjà intéressés.
Peut-être quelques cinéastes militants, comme René Vautier. Mais j’ai le sentiment que je n’avais jamais vu de telles choses au cinéma !

Comment s’est déroulé le tournage de Soleil Ô ?
Tant bien que mal ! Med finançait le tournage avec ce qu’il faisait à côté, comme le doublage et d’autres choses. Il était déjà bien installé dans le doublage à cette époque puisqu’il était ami avec Gérard Hernandez, qui était l’un des rois du milieu. Donc, en 1969, il gagnait déjà un peu d’argent grâce à cela. Il finançait ainsi les journées de tournage, qui se faisaient quand il avait un peu d’argent, et donc un peu de pellicule. On allait chercher une caméra et on tournait une journée, au fur et à mesure des moyens dont Med disposait, aidé par un certain nombre de ses amis comédiens : Marc Dudicourt, Gérard Hernandez, Bernard Fresson, Pierre Santini et d’autres… Ça n’avait rien de très professionnel, surtout face à ce j’ai connu par la suite dans le cinéma. On était six pour faire le film !
Il y avait Med, sa compagne (qui faisait un travail de régie, d’organisation), un ingénieur du son, moi qui faisais la prise de vues et l’assistant opérateur, et un camarade que j’avais embauché comme cadreur. On tournait avec de la pellicule inversible noir et blanc, 16 mm. C’était une horreur ! Régulièrement, le laboratoire nous rayait tout. Heureusement, ce sont des conditions que je n’ai plus jamais connues par la suite ! Le tournage s’est étalé sur beaucoup de temps. Il avait tellement peu d’argent que j’achetais moi-même les lampes pour éclairer les scènes, parce que je disposais d’un peu d’argent par mes parents.

Affiches de "Soleil Ô" (1970) et "Les Bicots-nègres, vos voisins" (1974)
Affiches de "Soleil Ô" (1970) et "Les Bicots-nègres, vos voisins" (1974)

Dans le film, on sent la révolte et la rage.
Med a été en colère toute sa vie et je trouve que c’est sain. Sauf que, parfois – et c’est très étrange – dans certaines situations, il se retenait.
Un jour, nous sommes allés dans un restaurant, et on nous a refusé l’entrée, car il n’y avait soi-disant pas de place. Je savais que c’était un mensonge : on ne voulait pas nous accueillir.
J’ai voulu faire un scandale, car étant un fils de la bourgeoisie, je n’admettais pas ça, je n’y étais pas habitué. Et je ne risquais rien. Désespéré par la situation, Med m’a empêché de faire un scandale. C’était bien la seule fois où je l’ai vu comme ça. Habituellement, il était révolté.

Comment fut reçu Soleil Ô ?
Ce fut une sortie très confidentielle, mais il est allé à Cannes, à la Semaine de la critique, et au Festival de Locarno, où il reçut le Léopard d’or. Une partie de la critique et de l’intelligentsia du monde du cinéma était touchée par son film, et l’ont soutenu. Parce que ce cinéma n’existait pas avant qu’il ne le fasse, Med a été bien traité par une partie de la critique. Certes, Ousmane Sembène avait fait des films, mais il n’y avait pas ou peu de films de fiction, faits à Paris, avec des immigrés. Bien entendu, sans surprise, le film n’a eu aucune salle sur les Champs-Élysées.

Vous l’avez mentionné mais en 1973 vous travaillez sur le second film de Med Hondo, Les Bicots-nègres, vos voisins.
Je n’ai fait qu’une longue séquence, qu’il a utilisée de manière un peu autonome, et qu’il a effectivement intégrée dans Les Bicots-nègres, vos voisins. Ce petit morceau, il l’a appelé Vos Voisins. Là, on était profondément, et uniquement, dans le documentaire. Nous étions allés dans un foyer Sonacotra vers Stalingrad, à Paris. Il y avait un problème entre les habitants de ce foyer et les responsables des lieux. Nous étions allés filmer ces gens, qui nous parlaient de leurs vies, comme un témoignage.
Ça m’avait tellement frappé… On avait interviewé un garçon… Je me souviens encore de la sonorité de ses paroles presque 50 ans après : « Je m’appelle Sidna ». Il nous racontait son emploi à l’usine, et tous les problèmes qu’il rencontrait. Ensuite, tous les habitants du foyer, réunis dans la cour, nous faisaient un peu leurs doléances. Puis, on les filmait individuellement.
C’était terrible, épouvantable ! Je n’avais jamais vu ça. Comme je le disais, j’étais d’un milieu bourgeois, et voir ces gens qui vivaient dans de telles conditions, ça m’avait terrifié.
Je ne connaissais pas ça. Et c’était chez moi, on était dans ma ville, à Paris ! D’une certaine façon, Med m’a fait découvrir ça.

Dans Les Bicots-nègres, vos voisins, un personnage évoque, face caméra, les films que voient les Africains. Il dit : « On allait voir comme des Blancs, des films de Blancs, faits par des Blancs, pour des Blancs... ». Dans quelle mesure était-ce précurseur, puisque la question, autour de la représentation, est toujours d’actualité ?
Med ressentait très fortement l’invisibilisation des Noirs. Ou alors, on les voyait au fond de la scène, dans la cuisine pour faire la plonge, on les apercevait dans un panoramique.
Ils n’existaient guère au cinéma. Toute la vie de Med, son but a été de faire des films qui montrent des Noirs, qui s’adressent à eux (mais aussi aux Blancs), et qui mettent en scène leurs problèmes. Il ne voulait parler que de ça, ne s’intéressait qu’à ça.

Le troisième film sur lequel vous avez travaillé avec Med Hondo, en 1979, est West Indies ou les nègres marrons de la liberté
Oui, mais entre-temps, de 69 à 78, j’ai été assistant opérateur. J’ai travaillé sur Lacombe Lucien avec Tonino Delli Colli, le chef opérateur de Fellini, Monicelli, Pasolini, Leone… J’ai travaillé avec Polanski sur Le Locataire, avec Sven Nykvist, le chef opérateur de Bergman. Donc, pendant neuf ans, j’ai été assistant opérateur. Pendant ce temps-là, Med a fait des documentaires, jusqu’à ce qu’il arrive à monter West Indies. Au fond, West Indies reprenait sous une forme beaucoup plus aboutie, certains modes de récit de Soleil Ô. Simplement, entre-temps, Med était parvenu à maîtriser beaucoup mieux le cinéma, la technique. Il avait forgé son style de réalisateur ! Et ce mode de récit était un "véhicule" pour raconter l’histoire de l’esclavage. Il voulait réunir en un film et en un même lieu, qui était un bateau, toute l’histoire de la traite négrière et du trafic d’esclaves. Il a adopté une forme théâtrale où tout pouvait se passer, se raconter, à la fois le monde des exploiteurs, des colonisateurs, et le monde des esclaves dans les cales. Sous cette forme, il pouvait mieux raconter que dans une forme classique, où il aurait fallu une diversité de lieux : les palais des colonisateurs, puis l’Afrique, où l’on raflait les gens pour en faire des esclaves. Son style correspondait bien au récit qu’il avait à faire. Avec les moyens aussi dont il disposait. L’unité de lieu nous a permis de faire un film avec un budget raisonnable même si le décor était démesuré ; il faisait 68 mètres de la pointe jusqu’à l’arrière, où étaient les trafiquants blancs.

"West Indies ou les nègres marrons de la liberté" (1979)
"West Indies ou les nègres marrons de la liberté" (1979)

Oui, parce que le film se déroule sur un navire, qui est installé dans une usine…
Exactement ! C’était l’occasion qui a fait le larron, si j’ose dire ! Où mettre ce bateau ? On n’allait pas trouver un bateau qui flotte, et le mettre sur les eaux. Ça n’aurait pas eu de sens. Donc Med l’a mis dans une usine car ça symbolisait la raison pour laquelle on raflait les Africains : pour les faire travailler comme esclaves. Donc, le lieu qui accueillait ces esclaves était symbolique.

Med Hondo raconte l’asservissement des Antillais et, aussi, la réalité de l’époque à laquelle West Indies a été tourné, puisque filmé dans une usine. Mais il le fait sous la forme d’un spectacle total, où le film à costumes et la comédie musicale se rencontrent.
Tout à fait. C’est rare, en France ! Je suis comme un spectateur, et je suis épaté par la liberté qu’il a adoptée. Le spectacle était très important pour Med. Il a fait beaucoup de théâtre (plutôt au début de sa carrière), a été l’un des premiers acteurs africains à jouer au théâtre, à monter des pièces qui parlaient de la négritude, avec Robert Liensol. Jusqu’au bout, il y a eu cette multiplicité de styles. En 2003, on a monté La Guerre de 2000 ans, de Kateb Yacine, au théâtre Gérard Philipe – j’y ai fait les lumières. On y retrouvait la multiplicité des styles de récits et dramatiques de Med. Je crois profondément que l’utilisation des codes du spectacle permettait à Med de faire passer des messages de façon plus forte, en fiction ! Existe-t-il manière plus évidente de faire passer une idée ? Sinon, les gens ne vont pas voir les films.

Comment s’organisait le travail à l’image sur les tournages, entre Med Hondo et vous ? La prise de décisions sur le choix des cadres, de la lumière, de la mise en scène ?
Med était un homme de grande autorité dans la vie. Et quand il a commencé à filmer, il savait assez précisément ce qu’il voulait faire. Dès Soleil Ô, il avait des idées très fermes. Parce que, pour être metteur en scène, il n’y a pas besoin d’avoir un métier énorme. Sauf sur des films à gros volume, de grands spectacles, sur lesquels il faut avoir beaucoup d’expérience. Pour faire un film comme Soleil Ô, il n’y a pas besoin que le metteur en scène soit un pro de la profession !
Il suffit qu’il ait une idée précise de comment il veut filmer les acteurs. Comment il veut les voir, tout simplement, et, ensuite, il décide où il place la caméra. Med m’a toujours surpris et épaté, parce que chaque fois que j’ai travaillé avec lui, même si on était sur des terrains nouveaux, le patron c’était lui ! Sur West Indies, dix ans après Soleil Ô, il avait des idées beaucoup plus précises de ce qu’il voulait faire.
Heureusement, parce que, comme c’était un grand spectacle, ça demandait de l’expérience.
Il l’avait acquise en partie mais, surtout, il savait toujours ce qu’il voulait faire et voir, les images qu’il voulait créer. Après, mon rôle était de renchérir sur ce qu’il proposait. C’est ça le rôle du chef opérateur : forger les images à partir des idées du metteur en scène. Je me souviens du plan-séquence qui ouvre West Indies, où l’on part de la vue un peu merdeuse de Paris en hiver. La caméra commence à rouler, entre dans l’usine, avant d’arriver sur ses structures en fer. Puis, après un long moment, on fait entrer le château du bateau dans le cadre, on le longe, jusqu’à la découverte du navire en plan général. Med savait exactement qu’il voulait faire ce plan. Après, on enrichit les détails, on intervient sur le rythme de la caméra, le détail d’un cadrage, mais la conception du plan, c’était lui ! Et quel magnifique plan de cinéma !
Je n’en ai pas souvent fait d’aussi beaux.

Med Hondo a aussi été un grand comédien de doublage. Comment vivait-il de travailler pour les majors américaines ? Cela entrait-il en contradiction avec sa vision de cinéaste ?
Pour lui, c’était l’occasion de faire son cinéma !
Comment aurait-il pu faire Soleil Ô si par ailleurs, il n’avait pas gagné de l’argent au doublage ? Ce n’était pas une compromission !
C’était un gage de liberté ! La liberté qu’il avait, les convictions de ce dont il voulait parler. L’argent qu’il mettait dans ses films, c’était ça ! Travailler pour les majors, c’était cette marge de manœuvre qu’il n’aurait jamais eue, ce qui nous aurait privés du discours qu’il avait à livrer sur le sort des Africains. Je me souviens d’une anecdote amusante. Il avait sa société, Les Films Soleil Ô, et un jour, il a eu un contrôle fiscal. Le contrôleur vient chez lui et lui demande toute sa paperasserie.
Le gars commence à éplucher ses comptes. À un moment, il lui demande : « Qui a payé cette facture ? » et Med lui répond : « C’est moi ! ». L’inspecteur des impôts lui dit : « Mais vous êtes le gérant ! Pourquoi payez-vous les factures de la société ? » Med lui rétorque : « Si ce n’est pas moi qui les paie, ma société va fermer. Je ne pourrai plus faire de films avec. Donc, parfois, je paie les factures avec mon argent. » L’inspecteur a refermé le dossier : « Je vois que ce n’est pas la peine que je continue. Je n’aurai rien à découvrir. » Voilà, ça répond à votre question ! Le trajet a été dur pour Med, qui demeure l’un des hommes les plus intègres que j’ai jamais rencontré.

"Sarraounia" (1986)
"Sarraounia" (1986)

On a l’impression qu’à part sa grande fresque Sarraounia, réalisée en 1986 – récit de la résistance de la reine Sarraounia et du peuple Azna contre la colonisation française du Niger – Med Hondo bénéficiait de moyens toujours plus limités pour ses films…
Pour Sarraounia, il a été soutenu par le capitaine Thomas Sankara, qui était le chef d’État du Burkina Faso. Sankara lui a donné des moyens, lui a "prêté" des militaires pour faire de la figuration et d’autres choses. Là, il a été soutenu ! Mais dans tous les cas, Med tournait. Personne ne pouvait l’arrêter ! Med voulait s’exprimer coûte que coûte. Quand Med commençait quelque chose, quand il attaquait quelque chose, on avait l’impression qu’il maîtrisait toujours, qu’il avait fait ça toute sa vie. Il était très exigeant. Y compris avec ses amis. On avait l’impression que si on faisait un écart avec lui, si on faisait quelque chose qui ne lui plaisait pas, c’était rupture immédiate !
On s’est fâchés deux fois quand même... Et il s’est fâché avec beaucoup de ses amis ! Il était tellement exigeant avec lui-même, que nous, ses amis, étions obligés d’accepter cette rigidité. Ça n’était pas commode ! Mais il était attachant.

Pourquoi a-t-il légué tous ses documents et films à Ciné-Archives ?
Derrière Med, il ne reste plus que sa sœur Zara pour gérer ça. Avec elle, on s’est dit que la mémoire de Med repose sur notre énergie. Elle a le droit moral, mais elle ne peut pas gérer toute seule : il fallait bien que des professionnels s’occupent de ses archives.
Med a tout donné à Ciné-Archives car c’est la Cinémathèque du parti communiste français.
Elle gère tous les films et documentaires du parti communiste depuis qu’il existe, et c’est la bonne association pour gérer ses archives.

Med Hondo et François Catonné sur le tournage de "West Indies", en 1979
Med Hondo et François Catonné sur le tournage de "West Indies", en 1979

Quel impact le cinéma de Med Hondo a-t-il eu sur vous ?
Plus que le cinéma, c’est ma rencontre avec Med et le fait d’avoir travaillé à ses côtés, qui a compté. C’est le choc que j’ai eu de côtoyer cet homme qui venait du désert mauritanien, tout ce qu’il m’a apporté, tout ce qu’il a changé en moi. On était tellement différents d’histoire : moi, certes humaniste mais issu d’une famille bourgeoise, et lui qui venait de si loin, qui avait fait une longue route jusqu’à nous. Le choc de ma rencontre avec lui a été énorme. Énorme ! Ça a changé ma vie.

Remerciements à Maxime Grember et Annabelle Aventurin de Ciné-Archives (qui numérisera bientôt West Indies et Sarraounia).