Festival de Cannes 2022
Fredrik Wenzel, FSF, raconte le tournage de "Triangle of Sadness", de Ruben Östlund
Carl et Yaya sont dans un bateau...Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers…
Le film est très clairement en trois parties, avez-vous eu la sensation de tourner trois films en un ?
Fredrik Wenzel : Pas vraiment... On ne s’est pas dit qu’on allait faire trois films différents, avec une approche séparée de chaque chapitre. Par contre, vu le temps passé à faire ce film, je peux vous dire que j’ai l’impression d’avoir fait presque cinq films en un !
Sérieusement, Ruben aime d’habitude prendre son temps pour faire ses films, mais avec l’arrivée du Covid le plan de travail est devenu tout simplement quelque chose de cinglé. On a débuté en février 2020, juste au moment où l’épidémie se déclarait. On a dû arrêter la production après quelques semaines de travail, puis recommencer à l’automne quand les choses se sont un peu calmées. En matière de planning, je me souviens très bien du premier jour de tournage : la séquence de voiture de nuit entre Yaya et Carl, à leur sortie du restaurant. Cette scène a été pour moi un vrai défi. On voulait tourner ce dialogue en plan-séquence, avec des panoramiques gauche droite sur l’un puis sur l’autre, un petit peu dans l’esprit de ce qu’on avait fait un moment dans The Square.
Mais cette fois-ci, c’était vraiment plus compliqué. On est dans la voiture qui roule pour de vrai avec des rampes à pluie dessus, deux comédiens qui jouent ensemble pour la première fois et on filme à 360°. Un cauchemar. Avec le recul, je trouve que c’est parfois très bien de démarrer le tournage avec une scène vraiment compliquée. Ça met l’équipe au diapason du film et on en tire beaucoup d’énergie et de fierté. C’est d’ailleurs une des scènes dont je suis le plus fier techniquement.
Comment avez-vous fait pour cadrer ?
FW : Un système Bolt classique était trop encombrant pour être installé dans le véhicule. J’ai fait appel à un jeune génie suédois, Hugo Nilsson, qui a modifié un bras robotisé capable d’être installé dans la voiture, équipé d’une unité de contrôle fabriquée à partir d’un système de porte de garage automatique. Grâce à cet engin, j’ai pu programmer moi-même les différentes positions de référence pour obtenir les cadres sur Harris et Charbi (Carl et Yaya à l’écran). Le résultat est une sorte de partie de ping-pong dans le dialogue, qui amplifie l’effet comique des deux positions.
Parlons maintenant de la croisière...
FW : Pour cette seconde partie, on a d’abord tourné en studio à Trolhättan, en Suéde, en reconstituant la salle à manger et une partie des couloirs du yacht. Comme vous vous en doutez, les plateaux supportant le décor étaient montés sur vérins hydrauliques, ce qui nous a permis d’effectuer tous les effets de tempête avec les gens qui sont obligés de se pencher pour rester debout, ou les éléments de décors qui se mettent à rouler au sol. Pour l’intégration des découvertes, moi, j’étais très intéressé de pouvoir tourner sur mur de LEDs, mais la production ne m’a pas donné le feu vert. On a donc fait ces séquences à "l’ancienne" des fonds bleus. C’était plus difficile, notamment à cause de l’éclairage en bas niveau nocturne et des retours de bleu. Mais l’équipe des effets spéciaux a vraiment fait du bon travail pour intégrer les pelures.
Vous avez revu Titanic ?
FW : On n’a pas revu le film ! Mais c’est vrai qu’on a quand même sélectionné quelques plans de James Cameron, notamment pour la salle à manger. Certaines idées de cadrage nous ont inspirés et peut-être aussi l’ambiance générale de la pièce. Le truc qu’il faut que vous sachiez, c’est qu’on a tourné ensuite tous les extérieurs sur le pont et certaines cabines sur le vrai yacht d’Aristote Onasis. Un bateau plutôt rétro si on le compare à l’avalanche de verre et de plastique qu’on trouve actuellement sur les yachts de luxe, comme ceux stationnés en ce moment dans la baie de Cannes. C’est peut-être pour cette raison que le film a soudain quelque parenté dans l’image avec Titanic. Mais si on veut parler d’influence résolument assumée sur ce film, c’est du côté de la bande dessinée, et surtout d’Hergé qu’il faut chercher. Que ce soit avec ce choix d’un bateau tel qui pourrait avoir été dessiné par lui, ou bien sur l’île sauvage, qu’on a recherchée pour la faire ressembler à un possible album de Tintin.
Et Woody Harrelson est le capitaine Haddock ?
FW : Oui, c’est lui ! Enfin, il n’a pas son pull bleu et la barbe assez broussailleuse, mais c’est son cousin américain marxiste, certainement. Et tout autant que lui porté sur la boisson.
Comment avez-vous tourné cette séquence de tempête ?
FW : L’approche a été d’intégrer absolument toute la lumière dans le décor, et de tout contrôler via un jeu d’orgue. Une fois la salle à manger construite, les différentes ambiances au fur et à mesure de la tempête pouvaient être appelées en quelques secondes. Tobias, mon gaffer, partage une grande partie de la conception des images sur ces scènes, se faisant aider par Giedrius Bukaitis, notre pupitreur. Ma plus grande peur en studio était d’ailleurs que ce dernier ne tombe malade du Covid, car personne n’aurait été capable de savoir comment gérer sa console !
En termes de machinerie, on a d’abord filmé tous les plans où la caméra est solidaire des mouvements du décor, avec des effets de tangage faits en postprod, en retaillant légèrement dans l’image. Ceci afin de laisser un maximum de liberté et d’options à Ruben au montage, et déclencher exactement, au moment voulu, tel ou tel mouvement, de doser l’amplitude et le tempo. Pour ensuite passer sur grue dans tous les plans ou le gimball rentre en mouvement faisant basculer à l’image les personnages et le décor.
Comment avez-vous choisi l’île ?
FW : Les repérages pour l’île nous ont d’abord menés en Thaïlande. Le scénario évoquant une sorte d’île tropicale... et puis l’idée est venue d’un des producteurs d’aller chercher dans les Cyclades, ce qui était assez logique vu qu’on allait tourner sur le yacht stationné dans la région. C’est en considérant l’île de Evia, pas très loin d’Athènes qu’on a découvert cette plage sur photo (la plage de Chiliadou).
Tout de suite, son côté minéral nous a enthousiasmés, avec la présence de ces rochers et en même temps la végétation assez luxuriante qui entoure la plage. Ça donne un côté assez frais, inattendu, et plus vertical que les îles thaïlandaises, souvent très plates. Ce n’est pas une île très touristique et il s’avère que sur cette plage campent des routards la moitié de l’année. On s’est donc mis d’accord avec eux pour pouvoir exploiter la plage en enlevant toutes les tentes, pour les remettre par la suite une fois qu’on avait terminé les prises de vues. C’est un endroit vraiment tranquille, splendide, avec à peine trois restaurants et la nature...
Il y a un très beau plan-séquence en ouverture de la troisième partie...
FW : Ce plan-séquence était encore bien plus long au tournage. Il y avait bien une minute en plus en ouverture où on pouvait voir grâce aux effets spéciaux l’épave du bateau et l’horizon au loin… J’admire aussi Ruben car il a, au montage, cette lucidité qui lui permet même de couper des plans comme celui-là ! Au départ on n’avait pas spécialement prévu un plan si compliqué, mais au fur et à mesure des répétitions on s’est dit que ça pouvait marcher, que de laisser dans la profondeur de champ des gens interagir et sortir leurs lignes de dialogue plutôt que de les couvrir dans des plans séparés. Je pense que ça crée une sorte d’appel d’air, après cette longue partie dans le bateau, et notamment la tempête. C’est aussi l’un des premiers authentiques plans larges du film, tout du moins le premier vrai panoramique qui décrit le lieu presque dans son intégralité. Là, on s’inspire très clairement de l’émission de télé réalité britannique "The Island", où un groupe de candidats tente de survivre sur une île déserte.
Et c’est marrant d’observer que dans cette émission, quand les gens commencent à stopper de collaborer ou à rentrer dans un conflit, la situation devient très vite critique.
Et le bateau de sauvetage ?
FW : Ce bateau devient vite l’endroit le plus désiré du lieu. On a vraiment choisi un modèle standard, sauf qu’il a été repeint pour nos besoins. On aimait l’idée qu’il soit de couleur vive, même si l’intérieur rouge peut paraître un peu trop comme un utérus ! Tout est tourné sur place, dans le vrai bateau, qui est, par la force des choses, devenu notre cover set, vu que c’était notre seul décor intérieur sur l’Ile.
Les nuits sur la plage ?
FW : Ruben est absolument allergique au clair de lune de cinéma. Et pourtant, sur les scènes de nuit, il faut bien qu’on ait un petit peu de lumière qui vienne de quelque part... Vous avez peut-être remarqué un plan de Yaya tourné en mode infrarouge dans le film, dans l’obscurité totale... Eh bien il y avait même une scène complète tournée comme ça ! C’était dément, voir les comédiens dans l’obscurité totale jouer avec ces pupilles complètement dilatées... J’aimerais un jour pouvoir faire un film dans le noir total ! Mais là aussi, cette scène a disparu au montage. Pour en revenir aux scènes de nuit plus traditionnelles, quasiment toute source se doit d’être motivée. Il y a par exemple ces petites lumières de secours bleues qui continuent à clignoter sur le radeau gonflable de sauvetage échoué sur la plage. Ça m’a permis de donner parfois un petit effet bleu ou de ramener un peu de présence sur la végétation en arrière-plan. À part ça, tout est éclairé avec des lampes de figuration, lampes-torches, feux de camp... On tournait très souvent aux dernières heures du crépuscule, en répétant toute la journée pour ensuite obtenir en général deux prises tandis que les dernières lueurs du jour disparaissaient dans la mer. Je pense, par exemple, à cette séquence de nuit où Abigail rentre de la pêche, ou quand Carl et Yaya ont une explication au moment où ce dernier va passer sa première nuit dans le bateau. Et puis aussi cette séquence quand ils prennent peur et qu’ils tirent les fusées de détresse. Là, on a envisagé d’utiliser un drone éclairant pour tricher sur l’effet de la fusée, mais ce n’était pas du tout concluant. Tout est donc fait avec de vraies fusées, à 3 200 ISO avec la RED Gemini. C’était tellement plus beau de voir la lueur de chaque fusée réellement, retomber dans la mer et peu à peu s’éteindre !
Le HDR, ça vous parle ?
FW : On ne m’a pas parlé de version HDR du film, mais c’est vrai que dans ce genre de situation on aimerait pouvoir l’utiliser pour explorer plus de nuances dans les basses lumières par exemple. Ce qui me semble aussi très bénéfique pour nous, cinéastes, avec le HDR, c’est que j’ai l’impression que, grâce à cette technologie sur les plates-formes notamment, on a une meilleure garantie que le spectateur voie le film correctement. Le protocole Dolby, par exemple, prenant la main sur les réglages d’une télévision, et évitant tous les filtres horribles de mouvements, de netteté qui sont souvent activés par défaut chez les gens. Je le sais, parce que quand je regarde un film que j’ai fait sur la télévision de mes parents, je ne reconnais même pas l’image !
Avec quel matériel avez-vous tourné ?
FW : On a tourné avec une Alexa Mini LF. J’ai choisi d’équiper la caméra avec une série Zeiss Supreme qui, en dehors de leur rendu très élégant, sont aussi des optiques extrêmement légères. Quand on les compare à d’autres plus ou moins équivalentes en luminosité et en rendu, c’est incroyable combien la caméra devient plus légère. Beaucoup de plans sont tournés avec un Ronin, même des plans fixes. C’est un outil que j’ai adopté sur ce film et qui me permet d’aller très vite d’une configuration à l’autre. Et puis je suis très mauvais à la tête manivelle, ça me permet de faire illusion !
De quoi êtes-vous le plus fier sur ce film ?
FW : J’ai cité la scène de la voiture comme une fierté technique, mais je dois surtout tirer mon chapeau à tous les comédiens, et particulièrement à Sunnyi Melles qui interprète la femme du Russe vendeur d’engrais. Je pense n’avoir jamais envisagé dans ma carrière de filmer un jour une femme de soixante ans en nuisette en train de vomir et de rebondir dans son vomi, balancée contre les parois de sa cabine de toilette ! C’est une comédienne qui m’a littéralement épatée par son engagement total et sa grande générosité sur le plateau. J’avoue qu’on a pas mal rigolé sur le plateau, bien que Ruben n’ait cessé de dire à tous les comédiens : « Arrêtez de rire, ce film n’est pas une comédie ! Ceci est une expérience sociale ! Ne me donnez pas de la comédie, jouez le plus sérieusement possible. »
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)