Hélène Louvart, AFC, revient sur le tournage de "Motel Destino", de Karim Aïnouz

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC

par Hélène Louvart

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Après un détour par l’Angleterre pour tourner Firebrand / Le Jeu de la Reine, en sélection officielle l’an dernier sur la Croisette, Karim Aïnouz revient dans son pays pour y réaliser Motel Destino, un thriller érotique haut en couleur tourné tout près de sa ville natale, Fortaleza, au Brésil. C’est pour une troisième collaboration que la cheffe opératrice Hélène Louvart, AFC, s’engage au côté du réalisateur brésilien pour (re)créer l’univers visuel d’un lieu insolite et rendre sensible les relations humaines qui s’y passent, faite d’humour et de tensions. Pour la deuxième année consécutive, Karim Aïnouz est sélectionné en Compétition officielle pour cette 77e édition du Festival de Cannes. (BB)

Beberibe, une petite ville sur la côte nord-est du Brésil. Sous l’équateur, une température élevée et un climat très humide. Après l’arrivée d’Héraldo dans le motel, des relations ambiguës s’établissent entre lui, le propriétaire et sa compagne, se transformant petit à petit en désir, en suspicion et en violence.
Avec Fábio Assunção, Nataly Rocha, Iago Xavier.

Retour aux sources

Hélène Louvart : Karim voulait travailler au Brésil près de sa ville natale, Fortaleza. Depuis La Vie invisible d’Euridice Gusmão que nous avons tourné ensemble à Rio en 2018, retourner dans son pays afin de construire un film libre était devenu un désir fort pour Karim.

Le défi de tourner en argentique… quand on ne voit pas les rushes…

H.L : Karim avait vraiment envie de tourner en Super 16, qu’il avait été obligé de laisser de côté pour ses deux derniers films.

Parce qu’il n’y a plus de labo argentique au Brésil ni en Argentine, c’était un challenge de s’engager sur cette voie. La pellicule venait d’Angleterre et nous avons travaillé avec Hiventy, pour le développement du négatif, le télécinéma des rushes et les scans définitifs après montage.

Hélène Louvart derrière la caméra et Fabio Assuncao, à gauche - Photo Raoul Gadish
Hélène Louvart derrière la caméra et Fabio Assuncao, à gauche
Photo Raoul Gadish


Nous avons pris le temps de tester l’Arri 416 et la SR3 (de São Paulo) bien en amont du tournage, en envoyant nos essais en France, ce qui nous a permis de vérifier toute la chaîne avec les transitaires, entre l’Angleterre, le Brésil et puis Paris.

Sur le tournage, en incluant les week-ends, les deux vols par semaine et le temps du développement, nous n’avons vu nos premiers rushes que deux ou trois semaines après le début du tournage. Heureusement que Karim et moi avions déjà une expérience assez solide des tournages en argentique et que nous avions confiance dans le procédé. Cela nous a permis de rester très concentrés dans le projet, et peut-être aussi d’avoir l’impression de ne pas tout maîtriser, ce qui est assez stimulant.

Un choix pertinent quand le soleil est rude

H.L : C’était de toute façon un très bon choix que de tourner en pellicule. Pour garder un maximum de fraîcheur, les bâtiments sont construits avec des fenêtres assez petites et des entrées de lumière très vive. Les intérieurs restent ainsi très sombres. Le choix du Super 16 nous a aidés à restituer élégamment ce contraste et à utiliser les fortes lumières des fenêtres comme un outil narratif, et non pas comme une contrainte.
Le calcul du nombre de boîtes par séquence est aussi une rigueur de préparation et de tournage que Karim et moi assumons parfaitement.

Jongler avec les différents supports

H.L : Oui, j’aime mélanger les supports, comme sur La Chimère, d’Alice Rohrwacher, dans un vrai choix artistique.

Pour Motel Destino, nous avons aussi tourné en numérique, car il y avait des scènes de nuit sur des routes non éclairées ainsi que dans des plaines, et il nous aurait fallu plus de lumière pour les filmer en Super 16.

Nous avons tourné aussi des séquences en Super 8 pour accompagner des moments de sensations, de souvenirs un peu poétiques ou nostalgiques de la part d’Héraldo.

Hélène Louvart filme Iago Xavier en Super 8 - Photo Raoul Gadish
Hélène Louvart filme Iago Xavier en Super 8
Photo Raoul Gadish


Un motel pas comme les autres

H.L : Les sex-motels sont des lieux assez répandus au Brésil, les chambres sont louées par heure ou par demi-journée. Tout est fait pour garder l’anonymat et l’endroit a toujours un accès sécurisé pour les clients et un côté opposé pour le travail des employés. Nous avons souvent tourné dans la partie employés, un long couloir avec accès aux 14 chambres où la lumière est une "lumière de travail". À l’opposé, la lumière dans les chambres qui accueillent les clients est excessivement colorée. On a donc recréé une lumière "clients" et une lumière "employés", dans un motel qui a été fermé pour les besoins du tournage.

Hélène Louvart et la perchwoman Pamela Monteiro - Photo Raoul Gadish
Hélène Louvart et la perchwoman Pamela Monteiro
Photo Raoul Gadish


Comment transformer un lieu pour qu’il soit au service de la narration

HL : Karim voulait s’éloigner de l’aspect réaliste des sex-motels “bon marché” que nous avons visités en repérage. Le seul point commun que nous avons gardé avec ces derniers, c’est le concept des couleurs colorées dans les chambres lorsqu’elles sont en service.

Le Motel Destino a été entièrement repeint : la façade, les murs côté clients, la réception, les chambres, avec des couleurs très vives (orange, jaune, mauve).
Et bien évidemment avec Karim nous avons amplifié cette saturation, en la rendant soit “ultra rouge”, soit “super violet”, soit “ultra orange”. A noter quand même que nous n’avons jamais vu du vert dans les chambres que l’on a visitées, sûrement que cette couleur sur la peau n’est pas assez flatteuse…

Cette ultra saturation est assez perturbante pour les yeux, elle change notre perception, et nous l’avons utilisée dans la mise en scène, afin de fausser les réactions des personnages lorsqu’ils changent volontairement l’aspect des chambres par la lumière.

Quant au couloir des employés, il a été peint dans une autre teinte (vert et rose) et sans saturation des couleurs.

La complexité de tourner dans des chambres… pas du tout idéales pour un tournage !

H.L : Les chambres sont assez petites et décorées avec des miroirs au plafond et sur les murs, ce qui ne simplifie pas la fabrication des plans.
Parfois c’était impossible de cadrer à l’œilleton car si je pouvais éviter le reflet de la caméra dans les miroirs, je n’arrivais pas à ne pas me voir ! J’ai dû cadrer quelquefois avec un petit moniteur pour être un peu plus loin de la caméra lors de mouvements compliqués.
Le dispositif principal était basé sur des projecteurs LED sur pied, en lumière indirecte, et des tubes accrochés aux miroirs.

Nous n’avons pas tourné à l’épaule dans Motel Destino, et cela a été un choix. Ces personnages évoluent dans le sex-motel, nous sommes avec eux, nous les accompagnons avec des travellings ou des panoramiques, mais nous ne les épions pas, nous ne sommes pas des voyeurs invisibles, cachés dans les murs, dans les chambres, surtout lors des scènes intimes.

La postproduction et les différents supports

H.L : Nous avons effectué toute la postprod à Berlin chez Post Republic, et il nous a fallu trouver le moyen d’amener le numérique dans le domaine du Super 16. Ce qui a été assez simple finalement.
Faire ce troisième film avec Karim m’a permis de mesurer la richesse de sa narration et de son univers visuel qui peuvent changer du tout au tout d’un film à l’autre.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)