"Je crois que je viens de perdre un guide, un repère, une sorte de Papa de cinéma"

Entre délicatesse, humilité et humour, par Pascal Sentenac, opérateur de prise de vues

La Lettre AFC n°254

J’ai rencontré Maurice dans les années 1980, alors que j’avais une vingtaine d’années. Je n’étais pas encore assistant caméra mais je connaissais bien la vidéo de par ma formation d’électronicien. C’est certainement pour cette raison qu’on m’a appelé pour assister un « chef opérateur connu qui ne connaissait pas la vidéo », ce chef opérateur, c’était Maurice.

La casquette vissée sur la tête, il s’est approché de la caméra et m’a lancé avec un regard malicieux : « Ça marche comment votre truc ? » Il regardait "mon truc" avec méfiance, mais aussi avec beaucoup d’amusement : comme un gamin qui, à presque soixante-dix ans, découvrait avec bonheur, un nouveau jouet, une nouvelle façon de travailler.
Alors, nous avons joué ensemble. Je "tordais" à sa demande l’électronique de la caméra comme je ne l’avais jamais fait auparavant, et il m’apprenait, me donnait goût, un peu comme un échange, au métier d’assistant opérateur. Plus que de la technique, il m’a appris comment me comporter sur un plateau, les priorités, ce qu’il faut faire, dire ou ne pas dire. Toujours avec beaucoup de délicatesse, d’humilité et surtout d’humour.

Et puis un jour, il m’a appelé pour être assistant sur des journées raccord avec son Caméflex 35. Je ne connaissais rien au 35 mm et j’ai refusé. Mais il a insisté. « Viens, on se débrouillera, charger un Caméflex, ce n’est pas plus compliqué qu’une caméra vidéo. » Résultat, pendant trois jours, c’est lui qui s’éclipsait pour aller charger la caméra. Ça le faisait rire, je crois. Conscient de mes incompétences, cette petite expérience m’a conduit à trois ans de cours du soir à Louis-Lumière. Merci Maurice, tu as fait de moi un assistant opérateur "présentable".

Et puis il y a eu les retrouvailles avec Georges Lautner ; un téléfilm. J’étais là à observer leur complicité, leur bonheur d’être ensemble, leur plaisir à évoquer leurs souvenirs communs. Ils évoquaient leurs moyens techniques et la vitesse avec laquelle ils tournaient les films.
Des films aujourd’hui cultes tournés avec presque rien. C’est aussi ça, Maurice Fellous. Il s’est toujours adapté aux méthodes de Georges Lautner qui préférait privilégier les acteurs aux moyens techniques. Alors Maurice sacrifiait un peu de sa lumière et… un peu de sa carrière. Pour Maurice, l’important c’est, c’était, le film. Une grande leçon d’humilité.

C’est à ces moments-là que je me suis rendu compte que Maurice avait un parcours hors du commun : il avait été mécanicien caméra, avait été le premier à utiliser sur un tournage un zoom Angénieux, avait été deuxième assistant sur un film réalisé par Orson Welles, connu le temps où l’ingénieur du son était plus important que le chef opérateur image. D’où son expression favorite quand une perche entrait dans le champ : « On voit ton camion de son ! ».
Il avait regardé passer la Nouvelle Vague, sans en être, mais tournait bien avant avec leur méthode. Il n’avait jamais rechigné à se plonger dans la vidéo lorsqu’elle a pointé son nez sur les plateaux de tournage, à soixante-dix ans, mais avec dix ans d’avance ! Maurice avait traversé tranquillement l’histoire de l’image au cinéma en déposant, au passage et en toute discrétion, quelques pierres à l’édifice.

Et rien, dans son attitude, ne laissait paraître tant d’expérience. Il avait un profond respect pour les gens qui l’entouraient, pour tous ses collaborateurs du film quels que soient leur âge ou leurs expériences. Je l’ai ainsi vu casser complètement sa lumière juste pour laisser passer la perche de l’assistant son. Il acceptait encore de tourner, il y a quelques années, des courts métrages de jeunes réalisateurs ou des clips juste pour le bonheur d’être là et de partager son expérience.
Quand un réalisateur de quarante ans son cadet avait une demande un peu folle, il s’exécutait toujours sans broncher. Et puis il avait une vraie éthique de cette profession : par exemple, il ne remplaçait jamais un autre opérateur sans lui avoir donné un coup de fil pour lui demander une explication et les raisons de son éviction.

Aujourd’hui, quand je tourne et que je ressens un peu de lassitude ou de l’énervement, je pense immédiatement à lui. A son énergie, à son envie de tourner et de faire des images, à sa capacité de trouver des solutions même quand on n’a pas de moyen. A sa bonne humeur, à son humilité, à sa manière de faire les choses sérieusement sans jamais se prendre au sérieux.
Aujourd’hui, je pense à mon père qui est toujours vivant, aujourd’hui je suis très triste, car je crois que je viens de perdre un guide, un repère ; une sorte de "Papa de cinéma".
Aujourd’hui, je pense à lui s’il avait lu ce texte. Il serait certainement resté silencieux. Il aurait haussé les épaules, vissé sa casquette sur la tête puis serait rentré dans son atelier pour immédiatement en ressortir avec une optique, une caméra ou simplement une lampe qui avait tourné dans Le Pacha, Les Tontons ou Le Monocle. Et puis, il aurait pudiquement fait diversion, en me racontant, sur ces objets, des anecdotes incroyables qui font partie, aujourd’hui, de l’histoire du cinéma. Je l’aurais encore certainement écouté avec beaucoup d’admiration…

(En vignette de cet article, portrait de Maurice Fellous par Pascal Sentenac)