Jean-Louis-Vialard, AFC, parle de son travail sur "Moneyboys", de CB Yi

A cause des garçons

par Jean-Louis Vialard

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Moneyboys est un premier film taïwanais, sélectionné à Un Certain Regard, qui brosse le portrait sensible et élégant d’un jeune prostitué chinois. Le réalisateur CB Yi et le directeur de la photographie Jean-Louis Vialard, AFC, ont décidé de travailler en plans séquences dans une série de décors naturels, très précisément choisis, qui construisent littéralement l’ambiance et l’identité visuelle de ce film. (FR)

Tourné entre mai et juillet 2019, soit bien avant la crise sanitaire, ce film a été coproduit par l’Autriche (KGP), la France (Zorba Productions), la Belgique et Taïwan. « C’est en partie grâce à Tropical Malady (de Apichatpong Weerasethakul, 2004) que j’avais filmé, que le producteur français Guillaume de La Boulaye m’a présenté à Bo Chen (CB Yi) », explique Jean-Louis Vialard. « Bo Chen, le réalisateur, ayant également apprécié mon travail sur d’autres films comme Face à la nuit, le contact s’est établi très rapidement et naturellement. »

Même si l’action du film est censée se dérouler entièrement en Chine continentale où l’homosexualité reste encore un sujet tabou, tous les décors ont été trouvés à Taïwan, sorte d’unique paradis en Asie pour la communauté LGBT. « Outre l’accent des comédiens et certains éléments factuels de décors, l’un des enjeux principaux du film », explique Jean-Louis Vialard, « était d’exploiter les ambiances qu’on trouvait sur place afin de rester dans un certain réalisme. Quand je suis arrivé à Taïwan, le réalisateur avait passé déjà plusieurs mois à repérer et trouver chaque décor. Le village natal du protagoniste, par exemple, n’était pas un endroit facile à dénicher pour qu’il puisse passer pour chinois. Ce fut en fait au milieu d’une zone d’élevage de canards où une île artificielle avait été créée... Avec sur cette île... un faux village traditionnel chinois destiné aux visites touristiques et photos de mariage ! »

Principalement tourné en plans fixes, le film fait la part belle aux longs plans séquences, même sur les quelques scènes "d’action", comme celle du règlement de compte avec le personnage de frère Bao. « C’est ce qui m’a vraiment impressionné de la part de Bo. Il n’y a pas un seul gros plan ou plan de coupe dans le film. Tout est tourné en plan large, même si parfois les producteurs insistaient auprès de moi pour lui suggérer d’en faire quelques-uns ! Sur cette scène de règlement de compte, je trouve par exemple que son intelligence de mise en scène se justifie parfaitement, en utilisant un des très rares plans en plongée pour la conclusion de la scène, alors que les personnages sont au corps-à-corps, rampant dans la boue. On sent la rupture parfaitement sur ce plan ». Quelques plans, dont celui qui clôt le premier acte, font aussi la part belle à des mouvements accompagnant les comédiens. « C’est un plan somptueux réalisé par l’opérateur Steadicam Chen Hsu Zu. Le premier plan effectué lors du tournage ! On utilise cet immeuble rempli de coursives, d’escaliers, pour créer une sorte de labyrinthe au bout duquel le héros finit par s’échapper et rejoindre la lumière au fond du cadre. Le générique de début apparaît juste après, en contrepoint et pour marquer la fin de ce long prologue. »

Le motif du tunnel, du labyrinthe ou des couloirs, est très présent tout au long de l’histoire. Que ce soit via l’enchevêtrement de rambardes et d’escaliers, dans le salon de thé ou dans ce passage piéton recouvert qui abrite une des dernières scènes entre Liang Fei et Han Xiaolai. « Ce décor était parfait pour la scène », explique Jean-Louis Vialard. « Bien qu’il soit éloigné par rapport aux autres, on a tout mis en œuvre pour que ce soit possible en faisant des concessions ailleurs ». Un décor quasiment pas ré-éclairé, où le directeur de la photographie s’est contenté d’éliminer les lumières parasites grâce à de grands tissus noirs, et choisir judicieusement la position de fin du mouvement caméra où était placé en contre un Flexlite sur batterie. C’est ailleurs l’image choisie pour l’affiche à l’international.

Jean-Louis Vialard a aussi eu recours à des plans dolly toujours pour des scènes de repas ou de célébration autour des tables. Et on remarque également un très beau travelling latéral motorisé d’accompagnement alors que les deux garçons roulent à moto devant un immense mur recouvert d’une fresque. « C’est un très long mur de 10 m de haut qu’on a trouvé à Taipei et qui sert de rempart contre les raz-de-marées. Quand on a tourné cette scène, on voulait juste tourner dans ce quartier pour des raisons de plan de travail. Bien que la majorité des ces digues soient simplement en béton gris, on a, par accident, déniché cette section couverte de fresques un peu naïves. »

Si le film est très réaliste dans son approche photographique, certains lieux nocturnes (comme les boîtes de nuit et les cabarets) jouent à fond les couleurs très saturées. « On a filmé dans le quartier chaud de Taipei où les businessmen japonais viennent en goguette. J’ai choisi de travailler avec ces lumières plus colorées qui viennent en rupture avec l’atmosphère très blanche et froide de l’appartement du protagoniste. Je voulais donner un côté intemporel à ces scènes, comme un interlude dans la vie de ce jeune homme. »
Pour les autres décors majoritairement urbains, le directeur de la photo se souvient aussi avoir dû parfois batailler pour obtenir de la figuration : « La mise en scène en longs plans séquences choisis par Bo est très audacieuse. Mais le côté assez dépouillé de certains plans en ville me posait parfois des questions sur le réalisme par rapport à la Chine... »

Le réalisateur a choisi de confier les trois rôles féminins principaux du film à la même comédienne. « Il ne voulait pas démordre de cette idée », explique le directeur de la photographie. « C’est un réalisateur extrêmement précis et qui est prêt à se battre avec beaucoup de ténacité pour défendre ses idées. Ce n’était pas toujours facile de faire coïncider le plan de travail et ses lieux multiples avec ses disponibilités, mais on s’en est sorti ! »

Parmi les scènes les plus emblématiques avec la comédienne, il y a ce long moment de confession entre frère et sœur, dans le décor du village natal, sous un arbre. « C’est un plan que j’aime beaucoup. C’était même mon choix de cœur pour l’affiche du film. J’ai travaillé à pleine ouverture (soit 1,4). Au 32 mm avec les Leitz Summilux et ainsi concentrer le regard sur les acteurs, seuls dans le focus malgré le plan large. On a tourné à une heure très précise pour bénéficier de la lumière du soleil en ¾ contre, mais en remontant le niveau avec un grand cadre blanc et un éclairage LED type SkyPanel pour me permettre de conserver les détails dans le ciel d’orage en arrière-plan. Cette ambiance moite et pluvieuse marque d’ailleurs toute la partie dans le village natal, car la météo était comme ça lors de cette semaine de tournage. Une autre scène assez magique, marquée par la pluie, c’est celle du bus, tournée un jour de pluie sur cette route incroyablement escarpée où les roues passaient au bord du précipice. Je n’ai pas éclairé l’intérieur et me suis contenté de fixer un diaph à mi-chemin entre les ombres et les hautes lumières, ma confiance dans l’Alexa me permettant de naviguer par la suite en étalonnage pour équilibrer à l’intérieur de la séquence. »

En matière de postproduction, c’est Isabelle Julien / Ike No Koi, qui s’est chargée de la finalisation colorimétrique. À partir d’une prise de vues réalisée en ProRes 4444. « Je travaille sans DIT mais avec des LUTs soigneusement élaborées à la suite de tests avec acteurs, costumes et éléments de décor. Sur ce film, la caméra et les optiques venaient de France. N’étant arrivées que quelques jours avant le tournage, j’ai dû parer au plus pressé et utiliser une sélection de LUTs assez neutres. Isabelle Julien a su retrouver la profondeur et le modelé que j’avais à l’esprit ; si important lors de longs plans fixes.

La caméra était souvent à 2 000 ISO en nuit mais avec un ND 6 ou 12 pour réduire la profondeur, comme dans cette scène où les deux garçons traversent un parc et tombent par hasard sur une danseuse en pleine performance, sous un réverbère, avec un ballet continu de circulation sur l’avenue derrière elle. En fait, ces mégalopoles asiatiques sont naturellement sur-éclairées la nuit. On est à des niveaux tels qu’on peut tourner à 4 ou 5,6 sans problème. Je me demande si ce n’est pas le passage aux LEDs qui ont tout simplement fait exploser les luxs. Sur cette scène, je me suis contenté de travailler un peu la lumière installée par la danseuse elle-même, l’adoucissant via un Depron, tandis que l’ambiance sur les comédiens était donnée par une ambiance magenta (via l’imitation chinoise du SkyPanel qui était dispo, associé à un simple Kino Flo en latéral le long du parc. »

Ravi de cette nouvelle expérience asiatique, Jean-Louis Vialard n’en est pour autant pas encore capable de maîtriser la langue. « Je communique en anglais avec l’équipe », explique-t-il, « mais c’est vrai qu’il est parfois compliqué de suivre au cadre le tempo entre les dialogues. J’ai un peu souffert lors des scènes de repas, comme celles du village ou du Nouvel An, où il faut suivre le jeu des comédiens. Heureusement, on faisait des répétitions, et de nombreuses prises. Au bout d’un moment, on commence à ressentir les choses, même si on ne comprend pas tous les mots. Et puis j’avoue me sentir bien dans ce contexte où je me retrouve dans une bulle, sans pouvoir comprendre tout ce qui dit autour de moi. En fait ça me permet d’une certaine manière d’être plus concentré sur la cinématographie… »

Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC