Laurent Brunet, AFC, évoque la façon artisanale de tourner "Le Livre des solutions" au côté de Michel Gondry

"La méthode Marc Becker", par François Reumont pour l’AFC

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Loufoque et décalé comme à son habitude, Michel Gondry vient cette fois-ci nous parler de lui en mettant en scène l’histoire d’un réalisateur star en conflit avec ses producteurs qui décide de s’enfuir avec ses rushes pour achever son film caché au fond des Cévennes. Pierre Niney y incarne Marc Becker, le clone de Gondry, tour à tour irascible et génial qui tente d’achever son film chez sa vieille tante Suzette (Francoise Lebrun) accompagnée de sa fidèle monteuse Charlotte (Blanche Gardin) et de son assistante soufre douleur Sylvia (Frankie Wallach). A l’image, c’est Laurent Brunet, AFC – désormais intégré à la famille Gondry depuis Microbes et Gasoil – qui tient la caméra... (FR)

Marc est un réalisateur dont la vie et la carrière sont en plein bouleversement. Il emmène l’équipe de son film pour poursuivre le tournage dans le petit village des Cévennes où vit sa tante, Denise. Là-bas, Marc retrouve sa créativité et fourmille d’idées. Il a tellement d’idées qu’il décide d’écrire le Livre des Solutions, un ouvrage rempli de conseils.

Vous travaillez avec Michel Gondry depuis 2015... vous faites donc un peu partie de sa famille de cinéma ?

Laurent Brunet : Je ne sais pas si on peut dire que je fais partie de sa famille mais en tout cas il me rappelle ! Depuis plusieurs années, Michel Gondry vit et travaille essentiellement à Los Angeles. Il y a par exemple récemment tourné la série "Kidding" avec Jim Carrey, ainsi que de nombreuses pubs ou clips. Et quand il rentre en France pour faire des films de fiction, c’est là qu’il pense à moi. Et je pense qu’on s’entend assez bien, je crois qu’il a confiance... J’arrive, je crois, à décoder ses envies et m’adapter à cette façon si artisanale qu’il a d’envisager les tournages.

Quel était l’enjeu principal sur Le Livre des solutions  ?

LB : Pour ce film, Michel voulait absolument qu’on aille tourner dans les lieux-mêmes de son adolescence, dans le village de sa tante (depuis décédée) en plein cœur des Cévennes. Une maison qu’il connaissait absolument par cœur, connaissant chaque marche de l’escalier, chaque dessin des veines du bois sur les lambris... le sujet le touchait directement. Parfois il recherchait un angle de caméra en fouillant ses souvenirs et en disant « c’était exactement là que j’étais ».
J’ai retrouvé, de ce point de vue, l’ambiance qu’on avait pu expérimenter sur Microbes et Gasoil, film sur lequel il s’était aussi replongé dans son enfance, et sur les traces de son grand-père. Et dans un autre style, son documentaire L’Épine dans le cœur, consacré à sa tante (alors qu’elle était encore en vie, en 2010).

The Jokers Films

Dans le film, le personnage de Marc (Pierre Niney) est assez odieux avec son équipe...

LB : Michel a beaucoup d’humour, notamment sur lui-même. Et le personnage de Marc dans le film en est la preuve. Quand on travaille avec lui, il faut intégrer ses idées qui fusent, et surtout ne pas traîner. Ce n’est vraiment pas un réalisateur patient ni facile, et il faut être prêt, en tant qu’opérateur, à s’adapter très vite à toutes les situations. La mise en scène prenant toujours les devants, le reste devant suivre. Par exemple, je devais absolument tourner avec du matériel très léger, parfois à deux caméras, tout en intégrant le fait qu’on serait dans une petite maison de campagne avec des pièces minuscules, et tout de même des scènes avec quatre ou cinq comédiens à la fois. Un vrai challenge en termes de lumière, quand on ne peut pas toujours éclairer par l’extérieur, et que Michel déteste qu’on utilise des sources accrochées, et qu’il faut souvent tourner à 360°. C’est dans cette contrainte qu’il aime travailler, et c’est comme ça qu’il faut évidemment le suivre en tant que directeur de la photo. On fabrique le film au fur et à mesure, artisanalement, en trouvant les solutions les plus simples à chaque plan. C’est sa marque de fabrique. Et sans jamais peaufiner !

Un exemple ?

LB : La séquence de films de cuisine dans laquelle joue la tante Denise (Françoise Lebrun) est par exemple tournée directement avec une vieille caméra vidéo Hi 8 des années 1990. On a gardé exactement ces images, sans tricher. On garde littéralement ce qui est fabriqué sur le plateau. Même sur les séquences tournées avec la caméra RED, Michel a tenu à conserver les rushes que j’avais pu produire moi-même sur le tournage, en n’intervenant quasiment pas après le montage lors de l’étalonnage du film. Chaque petit dérapage ou choses un peu mal contrôlées dans le flot de l’action a été conservée.

Françoise Lebrun et Pierre Niney - The Jokers Films
Françoise Lebrun et Pierre Niney
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Quel matériel avez-vous choisi pour être léger ?

LB : J’ai choisi de partir avec une RED Gemini, en la rendant la plus compacte possible, en mode appareil photo. Pour cela, j’ai déporté tout ce qu’on pouvait dans un sac à dos (batterie, report HF...) et je n’ai gardé que le corps caméra, sans pare-soleil, équipé d’objectifs Zeiss T2,1, qui sont très compacts et que je connais vraiment très bien. La légèreté était le mot d’ordre absolu sur ce film. Mon équipe était composée d’un assistant opérateur, d’un électro et d’un machino avec parfois quelques renforts selon les besoins. Le film s’est fait sur 35 jours, avec un budget vraiment serré en annexe 3.

Beaucoup d’épaule donc ?

LB : Pas forcément. L’idée, c’est vraiment d’avoir un outil facile à déplacer, rapide à installer. Finalement le film s’est vraiment partagé entre les plans à la main et le monopode. Il y a aussi quelques petits mouvements de caméra, mais je dirais que le film est essentiellement fabriqué à bout de bras, avec cette caméra très légère, avec très peu de contraintes de machinerie. Sur le format, Michel avait au départ évoqué la possibilité de tourner en 4/3, et puis en discutant avec lui on s’est arrêté sur le format 1,5:1, qui correspond au 24x36, car c’est souvent avec ce format qu’il crée ses petites animations faites avec son smartphone. Ce choix délibéré était pour moi aussi une sorte de modestie qui caractérise son cinéma. Très éloignés du format large, qui roule un peu les mécaniques !
Le film a donc été cadré, pensé dans ce format, et monté comme ça. Malheureusement, la production a finalement exigé, en fin de postproduction, que le film soit recadré en 16/9 pour des raisons de distribution. C’est bien sûr dommage. S’il reste encore un petit espace de création, je pensais que c’était au cinéma. Comment demander à Michel Gondry, créateur si singulier, de ne peindre qu’avec du bleu ? Tout ça pour vous dire que ce genre de déconvenue arrive même à des réalisateurs comme lui... Et que vous êtes, à la fin, souvent forcés de transiger.

Pierre Niney et Blanche Gardin - The Jokers Films
Pierre Niney et Blanche Gardin
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Et en lumière ? Certains effets sont parfois assez marqués reportage...

LB : Une des idées lumière que Michel m’avait suggérée en préparation, c’était de partir sur des scènes éclairées complètement frontalement, comme l’effet que donne une torche installée sur une caméra Super 8. Avec un très fort vignettage dû au faisceau. J’ai de mon côté fait des recherches, et pas mal de tests qu’on a visionnés ensemble. Mais ce dispositif devenait vraiment trop compliqué à gérer dans les scènes de comédie. On l’a tout de même conservé sur quelques plans, comme ceux de passage de voitures de nuit. Tous ces plans ont été tournés en une seule nuit, avec un véhicule 4x4 sur lequel on avait installé un COB 600 sur batterie en mode poursuite. Placé juste derrière la caméra, il arrosait le cadre en synchro avec elle.

La séquence de l’orchestre déclenche l’hilarité dans la salle...

LB : Oui, cette séquence, c’est l’un des moments les plus drôles du film. En fait, c’est basé sur une anecdote vraie, qui est arrivée à Michel aux États-Unis. Une vidéo avait même été tournée à ce moment-là, et il s’est empressé de nous la montrer pour qu’on s’en inspire. Et ce n’est même pas le seul exemple sur ce film ! Je me souviens d’une séquence avec un peu de pression à cause de la présence de l’orchestre, et donc un tournage à deux caméras dans ce petit studio. La scène a été tournée en une journée.

Il y a aussi une séquence qui évoque le cinéma noir, avec une fusillade et une cascade !

LB : Pour cette séquence, on avait pensé à des pistolets équipés de petites ampoules LEDs qui feraient des flashs pour imiter les coups de feu. Mais des problèmes techniques se sont posés, les flashs n’étant pas assez marqués. On a quand même tourné avec les moyens du bord, sachant que la scène était vraiment dans l’obscurité, dans ce décor de chambre mansardée où Vincent Elbaz touchait les pans du toit avec la tête.
Tout s’est tourné avec des petites ampoules et des Asteras, il n’y avait vraiment pas de place pour quoi que ce soit. On suit l’énergie de Michel, avec le découpage très précis qu’il a dans la tête. Sur ce film, il avait, par exemple, entièrement déjà conçu chaque plan, sous la forme de deux cahiers remplis de dessins. Un support qu’on peut tout à fait mettre de côté parfois, mais qui témoigne de sa très grande expérience du plateau et de sa très grande capacité de travail.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

Le Livre des solutions
Réalisation : Michel Gondry
Directeur de la photographie : Laurent Brunet, AFC
Décors : Pierre Pell
Costumes : Florence Fontaine
Son : Guillaume Le Braz
Montage : Elise Fievet