Le chef opérateur Hooman Behmaanesh revient sur le tournage de "Leila’s Brothers", de Saeed Roustaee

24 carats d’or

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Après le très remarqué La Loi de Téhéran, le cinéaste Saeed Roustaee présente, en cette 75e édition, une histoire de famille, Leila’s Brothers, dont les thèmes sont intimement liés à ceux de la société iranienne actuelle. Filmé en grande partie dans un modeste appartement de la capitale iranienne, le film rivalise d’ingéniosité pour gérer les scènes avec les six personnages qui constituent la famille. Hooman Behmaanesh nous parle de son expérience de directeur de la photographie sur ce film. (FR)

Leila a dédié toute sa vie à ses parents et ses quatre frères. Très touchée par une crise économique sans précédent, la famille croule sous les dettes et se déchire au fur et à mesure de leurs désillusions personnelles. Afin de les sortir de cette situation, Leila élabore un plan : acheter une boutique pour lancer une affaire avec ses frères. Chacun y met toutes ses économies, mais il leur manque un dernier soutien financier. Au même moment et à la surprise de tous, leur père Esmail promet une importante somme d’argent à sa communauté afin d’en devenir le nouveau parrain, la plus haute distinction de la tradition persane. Peu à peu, les actions de chacun de ses membres entraînent la famille au bord de l’implosion, alors que la santé du patriarche se détériore.

Quel était le défi principal du film photographiquement parlant ?

Hooman Behmaanesh : On voulait surtout immerger le spectateur dans la réalité quotidienne de l’Iran. Qu’il puisse découvrir le film à travers un œil iranien. Non pas sous la forme d’un documentaire mais bien d’une fiction profondément ancrée dans la réalité de notre pays. Vous savez, ce qui arrive à cette famille modeste qui n’arrive pas à s’en sortir, c’est le lot de très nombreux Iraniens en ce moment. Et je peux vous dire que chaque membre de l’équipe, que ce soit parmi le casting ou les techniciens, avait à un moment où un autre une scène ou un dialogue qui pouvait évoquer sa propre situation.

Photo Amir Hosein

La séquence d’ouverture montrant une émeute dans une gigantesque usine de métallurgie est très ambitieuse visuellement, c’est presque une fausse piste narrative par rapport à la suite du film... !

HB : Cette séquence nous a pris près de sept jours à tourner. Principalement à cause des restrictions Covid, mais aussi parce que tout est fait dans une vraie usine, avec des figurants qui sont les vrais ouvriers. La situation décrite dans le film résonnait d’ailleurs avec la réalité dans l’usine, les ouvriers n’ayant également pas été payés et certains étant au bord de la révolte. Ça n’a pas été très dur de les faire jouer, c’était même assez étrange de se retrouver entre la réalité et la fiction... et les relations avec les dirigeants de cette usine d’État n’était pas non plus faciles ! Tout est tourné à une seule caméra, souvent à l’épaule dans un mode peut-être un peu plus documentaire que le reste. Je pense que cette séquence est importante pour montrer la réalité sociale de notre pays en ouverture de film.

Comment avez-vous pris la mesure du scénario et de ses nombreuses scènes dans la maison familiale par la suite ?...

HB : Le film étant énormément dialogué, il me semblait logique que les visages des comédiens soient le centre de mes préoccupations au cadre. Le film est très majoritairement tourné au 47, au 75 et au 125 mm avec des Arri Signature Primes. On a choisi une Arri Alexa Mini LF, compacte et assez légère, ainsi que deux zooms Alura Lightweight.

Photo Amir Hosein

La lumière, elle aussi, vient de chez Arri, avec un set de SkyPanels 360 et 120, des 4 kW HMI et les nouveaux projecteurs Orbiter à LEDs que j’ai trouvés très pratiques. Même si les six visages prenaient la lumière de façon assez différente, on s’est efforcé, à la prise de vues et au maquillage, de livrer des images les plus définitives possible. Ma philosophie, c’est que le travail sur le plateau fournisse de l’or 18 carats au montage, et que l’étalonnage n’ait pas grand chose à faire pour qu’il devienne du 24 carats.

A un moment clé du film, les personnages sortent un peu de cet appartement étouffant. C’est la scène sur le toit de nuit entre les deux protagonistes...

HB : Bien que j’aie déjà tourné trente-cinq longs métrages, c’est l’une des séquences les plus complexes que j’ai eu à tourner depuis le début de ma carrière. D’abord un mot sur la situation : là encore, c’est une séquence qui est intimement liée à la vie de tout un chacun dans les familles iraniennes. Le toit des maisons représente chez nous une sorte de lieu très privé où on peut s’extraire de la maison familiale et aborder – comme le font Leila et Alazine – des sujets très personnels, très intimes. C’est la première fois dans le film où ils se confient l’un à l’autre à cœur ouvert. Saeed, le réalisateur, voulait absolument trouver l’endroit parfait pour cette scène, et c’est sur ce toit terrasse qu’on s’est installés, entourés d’immeubles très hauts, comme une arène ou, comme le décrivait Saeed, un "cimetière". La mise en scène et les axes envisagés par Saeed couvraient presque 360°, et je n’avais donc aucun moyen de placer des projecteurs sur pied sur la terrasse. On voulait également conserver une pénombre autour d’eux, et que les phares intermittents de la circulation en contrebas marquent parfois les arrière-plans. Pour ce faire, j’ai dû disposer plusieurs SkyPanels sur les immeubles voisins pour éclairer la scène, et m’appuyer aussi sur les lumières existantes de la ville qui ne sont pas très fortes chez nous. Le plan large en plongée montre bien cette ambiance de nuit noire avec tous les détails dans les ombres.

D’une manière générale, l’éclairage blafard et sommital reste une constante dans les intérieurs iraniens ?

HB : Oui, c’est un peu le paradoxe de l’Iran. L’énergie n’est vraiment pas chère chez nous et les intérieurs débordent souvent de lumière. Au contraire, l’éclairage public est assez restreint comparé à ce que vous avez en Europe. Ce rapport de contraste entre l’intérieur et l’extérieur nuit est complètement inversé entre chez vous et chez nous. On n’est pas dans le même monde ! Et puis la lumière dans les maisons chez nous est une question de tradition. L’habitant d’une maison sombre étant souvent un mauvais présage, rattaché à un cœur sombre. Donc quand vous êtes amenés, comme nous, à représenter la vie d’une famille iranienne, les intérieurs sont forcément sur-éclairés. Il n’y a pas réellement de place pour la pénombre, les murs foncés ou pour le contraste qu’affectionnent tant les DoP ! Mon approche s’est donc basée sur le réalisme avant tout, et l’utilisation des tubes fluorescents qui équipent la plupart du temps ces maisons. En ne les corrigeant pas et en conservant les dérives vertes qu’on a parfois de pièce en pièce. C’était la même démarche qu’on avait choisie sur les films précédents comme La Loi de Téhéran.

De quelle séquence êtes-vous le plus fier techniquement ?

HB : Je suis très fier des séquences d’intérieur voiture en nocturne, comme celles qui entourent celle du mariage dans la deuxième partie du film. Ces séquences ont été tournées en studio, sur fond vert, et le travail de la lumière pour tricher la circulation, en collaboration avec celui des VFX pour intégrer les pelures me semble assez réussi. L’aviez-vous vous-même remarqué ?

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)