Le chef opérateur Ludovic Zuili nous parle des défis à relever sur le tournage de "Drone", de Simon Bouisson

"L’oiseau au plumage de métal", par François Reumont, pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°360

Avec Drone le réalisateur Simon Bouisson (la série de France TV "Stalk", ou le film expérimental interactif "République") propose une variation sur le thriller et le giallo où la menace anonyme est incarnée par un... drone. Film nocturne à suspens entre personnages qu’on suspecte à tour de rôle d’être derrière l’étrange machine, c’est Ludovic Zuili qui s’est occupé de ramener les images avec un nombre impressionnant de défis techniques à relever. Dont la mise au point d’un système volant prototype équipé d’une Sony FX3 pouvant être autorisé à filmer en agglomération. Le film est en salles depuis le mercredi 2 octobre. (FR)

Une nuit, Émilie, une jeune étudiante, remarque qu’un drone silencieux l’observe à la fenêtre de son appartement. Les jours suivants, il la suit et scrute chacun de ses mouvements. D’abord protecteur, le drone devient inquiétant. Émilie se sent de plus en plus menacée.

Ce n’est pas tous les jours qu’on se retrouve à raconter une histoire dont un des personnages principaux est un drone... !

Ludovic Zuili : Ce film est très particulier pour moi, car je connais Simon Bouisson depuis le lycée. Nous avons fait nos premières armes ensemble, co-réalisant des documentaires pour Arte, ou sur la série "Stalk". J’ai donc suivi ce projet depuis sa naissance, il y a presque 6 ans et assisté à la plupart des grandes décisions qui ont mené à sa fabrication. Une situation très différente du schéma habituel, où l’on vient vous proposer un scénario à quelques semaines ou mois du tournage.

Simon Bouisson et Ludovic Zuili
Simon Bouisson et Ludovic Zuili


Aviez-vous déjà pratiqué ce genre de prise de vues ?

LZ : Certaines expériences communes nous ont par exemple aidés, comme la série documentaire "Dezoom" qu’on avait fait pour Arte. Un projet sur la surconsommation où on a eu l’opportunité de sillonner la planète à la recherche d’espaces transformés par l’homme. Tout était basé sur des plans-séquences partant du sol, puis prenant de l’altitude pour découvrir à chaque fois l’ampleur des dégâts. Dans Drone, les images représentent le point de vue d’un vrai personnage, démiurgique, mystérieux, incarné... Ce qui nous a demandé d’envisager l’usage des différents outils à notre disposition d’une façon nouvelle et singulière.

C’est aussi un film plongé dans la nuit, comme le giallo auquel il se réfère dans son écriture...

LZ : Le choix de la nuit allait bien sûr de pair avec le drone. Le rendre le plus furtif possible, dans un film sombre, et dans un contexte parisien auquel Simon tenait absolument.
Parmi les références visuelles partagées en préproduction, il y avait des films fantastiques plutôt sombres comme le premier Alien (1979, image Derek Vanlint), ou The Batman (2022, image Greig Fraser). Et des films très urbains, très nocturnes aussi comme Shame (2011, image Sean Bobitt) ou American Psycho (2000, image Andrzej Sekula). La nuit également comme univers pour raconter un film sur le voyeurisme, le regard masculin et les violences sourdes. Ce postulat nous a amenés à tourner la quasi intégralité en nuit réelle. Un rythme exigeant pour l’organisme mais je suis très satisfait de l’atmosphère de thriller que l’on a pu créer. Ambiance particulièrement bien soutenue par la bande originale de Paul Sabin et un gros travail de sound design qui crée une expérience très immersive en salle.

© Haut et Court


Combien de jours de tournage ?

LZ : En tout six semaines de tournage en équipe complète ont été nécessaires, précédées par une semaine en équipe réduite pour filmer des plans de drone sans comédiens principaux. Un plan de travail calé entre mars et mai 2023, soit à la limite de ce qui peut être acceptable en termes de durée de nuit quand on se lance dans une telle production.

Comment avez-vous préparé le film ?

LZ : Le début du tournage se décalant deux fois successives d’un mois, on a pu bénéficier quasiment de quatre mois de préparation au lieu des deux prévus à l’origine. C’était finalement une énorme chance pour nous au vu de la technicité du tournage, des nombreux décors prévus dans le script, et surtout des multiples ruses pour pouvoir respecter la législation ultra stricte en matière d’utilisation de drone sur la capitale, à savoir une interdiction totale de voler dans Paris intra-muros. Beaucoup de décors étant par exemple choisis dans la petite couronne pour contourner ces interdictions et conserver en arrière-plan la présence de la ville. Le film présentant de nombreux challenges techniques, la production (Haut et Court) nous a épaulés avec beaucoup d’entrain, quand bien même nous allions développer des solutions uniques pour le film.

Quels étaient les défis ?

LZ : Le premier, c’était de mettre au point ce drone qui allait devenir l’antagoniste principal du film. Simon avait envie dès le début de quelque chose d’inédit, qui ne ressemble pas du tout aux modèles courants. Avec le chef décorateur Thomas Baqueni, il sont allés chercher l’inspiration du côté de la science-fiction, avec le désir de donner au drone la capacité d’évoluer dans sa forme.
Pour Simon, le drone devait être incarné, il est traversé par des émotions qui nous offrent la possibilité d’utiliser différentes machines tout au long du film.
Ainsi dans le design final, le Drone a des ailes qui peuvent s’ouvrir ou se fermer, il peut être tour à tour agressif, joueur ou poétique...

© Haut et Court


Très tôt dans la préparation, j’ai présenté à Simon Benoît Finck (House of FPV), avec qui j’avais déjà travaillé sur des projets plus courts. Avec lui nous avons fait un état des lieux de toutes les solutions techniques volantes à notre disposition, considérant nos contraintes de décor, de nuit et de localisation. Benoît est un pilote cadreur extrêmement expérimenté et d’une précision rare travaillant en mode FPV. C’est un mode de pilotage avec des lunettes VR. Quand Benoît pilote, il devient le drone, son corps bouge en réaction aux obstacles. Avec lui, nous avions un mode de communication qui pouvait s’approcher de la direction d’acteur, on se racontait vraiment l’état du drone avant chaque vol pour alimenter son plan de vol.

Benoît Finck
Benoît Finck


Nous avons utilisé ses drones dans toutes les approches des différents appartements, dans les déambulations, dans le bâtiment abandonné qu’Emilie étudie dans son projet d’architecture et évidement les poursuites et scènes d’actions. Pour tous les plans plus classiques, les approches au loin, nous avons travaillé avec l’équipe de Laurent Doumas (Skunati) qui a développé une machine sur-mesure nous permettant d’embarquer une caméra Sony FX3, très sensible, tout en restant en dessous de la limite des 4 kg imposée par la loi pour des tournages en agglomération.

Tous les points de vue du drone sont donc filmés avec un drone ?

LZ : Non, parmi les nombreux plans subjectifs du drone, certains ont été trichés...
Dans l’idée d’augmenter la pression voyeuriste et la capacité du drone à tout voir, Simon voulait qu’il soit doté d’un zoom très fort ce qui est techniquement impossible avec les drones que nous avions le droit de faire voler. Ainsi pour les points de vue stationnaires aux fenêtres de Mina (sur une nacelle ciseau) et Emilie (en studio) nous utilisions un Jib sur un plateau travelling et un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm que nous faisions flotter comme un drone.

© Haut et Court


Pour la séquence du cimetière du Montparnasse (Paris intra-muros donc impossible de voler), nous sommes placés sur le toit d’un immeuble donnant sur le décor, avec le zoom Canon 50-1000 mm qui nous permettait de créer l’illusion d’un point de vue aérien.
Autre trucage, sur la séquence de la poursuite tournée sur le périphérique, là encore impossible d’obtenir les autorisations pour tourner avec les drones. On a donc installé la Fx6 sur une petite grue sur voiture travelling qui suit Emilie et Mina sur leur moto, simulant un vol de poursuite à quelques mètres d’elles.
Enfin, pour tous les plans en intérieur, là encore le vent généré par le vol d’un drone en réel rend absolument impossible toute tentative réaliste. Sur ces plans, notamment quand la machine s’introduit dans l’appartement d’Émilie, j’ai décidé de basculer sur la caméra Rodin 4D de DJI, qui offre une souplesse incroyable de mouvement et qui a parfaitement triché le point de vue flottant de la machine.

À la vision du film, il y a finalement peu de différence entre tous ces points de vue...

LZ : Dans le film il y a deux points de vue qui se confrontent et que l’on identifie assez clairement pendant le visionnage : le sol avec une caméra à l’épaule, très proche des comédiens, avec des focales plutôt longues qui ont été facilement acceptées par les comédiens et particulièrement Marion Barbeau avec qui ça a été un plaisir de collaborer.

Marion Barbeau, Eugénie Derouand et Ludivic Zuili à la caméra - © Haut et Court
Marion Barbeau, Eugénie Derouand et Ludivic Zuili à la caméra
© Haut et Court


Point de vue dont on a construit les particularités, le côté organique en voulant l’opposer aux plans drones, par essence plus larges, souvent plus stables et à distance. Nous avons exploré plusieurs rendus pour l’image issue du drone pendant la préparation mais comme les points de vue sol et air n’arrêtent pas de se confronter, on a décidé de les faire matcher en chrome. On a juste trouvé un réglage plus doux, plus pur qui raconte la perfection de la machine qu’on a appliqué sur les plans drone. Je dois également saluer le travail d’Arthur Paux, notre étalonneur qui a raccordé avec beaucoup de talent toutes ces images provenant de sources toute différentes. D’abord la Sony Venice, en sphérique full frame avec un ratio d’image 2,39, les Sony FX3 et FX 6 utilisées sur les drones, le Rodin 4D avec son codec Apple ProRes RAW qu’il faut passer dans un workflow un peu à part pour pouvoir l’intégrer au reste.
Un autre exemple pour vous montrer la souplesse extrême de notre méthodologie sur le film, c’est la séquence de footing qui revient par deux fois dans le film, capturée de manière presque documentaire à trois personnes ; Simon qui conduit un vélo cargo avec un retour à l’arrière duquel je cadre un Ronin 4D, suivant Marion en train de courir de nuit dans Paris. C’est également une décision de production capitale que je dois saluer sans laquelle je pense que le film n’aurait pas pu être mené à bien. Tout comme le lourd investissement décidé dès la préparation pour mettre au point les différentes machines prototypes.

Et en termes d’optiques ?

LZ : Pour les optiques, j’ai eu le sentiment très vite qu’il fallait homogénéiser au maximum, et trouver une série qui puisse s’adapter à beaucoup de situations tout en restant extrêmement légère. Mon choix s’est donc porté sur la série Leitz M 0.8 dont j’adore le look, des optiques photo destinées aux boîtiers télémétriques Leica M, extrêmement compactes. Ces optiques ont été utilisées sur les différents drones et sur le Ronin 4D grâce à une bague d’adaptation qui permet même d’utiliser la fonction de suivi de point laser proposée par la machine (le Lidar)
Pour les séquences au sol, tournées en Venice, j’ai préféré privilégier une série Supreme Primes, plus ergonomiques, et dont le rendu se mariait bien avec les Leica.
Nous avons pris ces décisions après de nombreux tests que l’on a pu effectuer chez RVZ qui nous a largement aidés à ouvrir toutes les possibilités techniques. Je dois vraiment souligner que nous avons pu envisager, utiliser avec souplesse et beaucoup de sérénité toutes ces configurations caméra grâce à l’équipe caméra dirigée par Camille Autrive.

Camille Autrive
Camille Autrive


Et la pluie ?

LZ : Oui on a eu vraiment beaucoup de chance avec la météo. À part un jour qui a été décalé, ce qui constitue un vrai exploit quand on tourne entre l’hiver et le printemps. Il faut savoir qu’en matière de pluie par exemple, il est absolument proscrit pour un drone FPV de voler s’il reçoit la moindre goutte. Je me souviens notamment de cette séquence avec Émilie en extérieur nuit avant qu’elle ne rentre dans le parking, tournée sous une vraie pluie, pour laquelle nous avons dû changer de technique à la dernière minute et remplacer un plan point de vue du drone par un mouvement fait au Ronin...

Certaines séquences donnent l’impression que le drone est vraiment à proximité des comédiens... Est-ce un enjeu de sécurité ?

LZ : Le pilotage FPV permet d’être très précis sur la trajectoire d’un drone, nous avons sensibilisé les comédiens dès les essais filmés et ils se sont sentis extrêmement à l’aise, en confiance malgré la proximité qu’il pouvait y avoir avec le drone.

L’appartement d’Émilie est un lieu symbolique, très haut dans une tour, faisant un peu le lien entre le sol et l’air... Comment l’avez-vous filmé ?

LZ : Là encore Simon été très précis sur ce choix, l’imaginant dans cette tour en banlieue proche. C’est à Bagnolet qu’on a trouvé le décor extérieur, mais en étant obligé de construire l’intérieur en studio à la Plaine-Saint-Denis (studio de la Montjoie). En effet, pour des raisons techniques, on a dû trouver tous les plans de vol, en incrustant les images intérieures de l’appartement dans les pelures. C’est donc sur un plateau de 1 200 m² que ce petit appartement de 30 m² a été reconstruit par l’équipe déco, nous permettant de recréer toutes les avancées de la machine, filmées préalablement lors de la première semaine en équipe réduite. C’est l’équipe de MPC qui s’est chargée de ce travail, là encore capital pour la crédibilité du film dès le long plan d’ouverture.

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)

Drone
Réalisation : Simon Bouisson
Décors : Thomas Baquéni
Costumes : Elisa Ingrassia
Son : Gautier Isern, Benoit Hillebrant, Jean-Pierre Laforce
Montage : Yann Dedet
Musique : Paul Sabin
Etalonnage : Arthur Paux