Le directeur de la photographie Antoine Héberlé, AFC, parle de son travail sur "Mon tissu préféré", de Gaya Jiji

par Antoine Héberlé

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Certains directeurs de la photographie accompagnent des metteurs en scène français autant que des réalisateurs étrangers. Antoine Héberlé, AFC, fait partie de ceux-là. Tout au long de sa carrière, qu’il a débutée en 1993 avec Laurence Ferreira Barbosa pour Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, il va travailler aux côtés de Laetitia Masson, Alain Guiraudie, Stéphane Brizé et collaborer avec le Marocain Faouzi Bensaïdi, le Palestinien Hany Abu Assad et les Israéliens Edgar Keret et Shira Geffen. Nous le retrouvons sur la Croisette pour son travail sur un premier film syrien, Mon tissu préféré, de Gaya Jiji, en sélection à Un Certain Regard. (BB)

Début de la guerre civile à Damas en mars 2011. Nahla, jeune femme de 25 ans, est tiraillée entre son désir de liberté et l’espoir de quitter le pays grâce au mariage arrangé avec Samir, un Syrien expatrié aux États-Unis. Mais Samir lui préfère sa jeune sœur Myriam, plus docile. Nahla se rapproche alors de sa nouvelle voisine, Madame Jiji, qui vient d’arriver dans l’immeuble pour ouvrir une maison close.
Avec Manal Issa, Ula Tabari, Souraya Baghdadi, Mariah Tannoury, Nathalie Issa, Saad Lostan, Wissam Fares.

Par quel chemin es-tu arrivé sur ce projet ?

Antoine Héberlé : J’avais déjà collaboré avec le producteur Laurent Lavolé, de Gloria Films, pour le film de Faouzi Ben Saidi, Mille mois, tourné au Maroc en 2002 et présent également à Un Certain Regard. Nous avions envie de retravailler ensemble mais les années ont passé avant que cette possibilité ne se représente avec Mon tissu préféré.

Le film se passe à Damas mais vous n’avez pas pu y tourner...

AH : Ce fut impossible de tourner en Syrie, tout a été filmé à Istanbul. Évidemment, c’était assez compliqué car, avec nos moyens, nous étions davantage dans "l’évitement" d’Istanbul que dans une reconstitution possible de Damas..., ne serait-ce que pour échapper aux inscriptions en alphabet latin. Nous n’avions pas les moyens de gommer en postproduction tout ce qui était dérangeant. Le peu d’extérieur de Mon tissu préféré est un mélange de choix et de contraintes. C’est un film sur l’intime, beaucoup en intérieur, et finalement Damas et son contexte existent par le son, la télé, et par des images d’amateurs. La guerre est là car elle va orienter la vie de ces jeunes filles mais ce n’est pas le sujet principal.

Le contexte dont tu parles est frappant dans ces images, ces visions à la fois fantomatiques et hyper réalistes...

AH : Oui, ce sont des images qui proviennent d’Internet, de la diaspora syrienne qui fait circuler beaucoup de films, des images d’actualité qui sont prises dans la rue avec des téléphones. Les bouleversements, qui s’annoncent dans le pays avec le début de cette guerre, se prolongent dans cette famille composée de femmes, et dont l’homme est absent. Il y a un vrai contraste entre cette intimité et ces images brutes du quotidien, de la rue, qui basculent dans la violence la plus brutale et que l’on peut percevoir comme surréalistes.

Les deux décors principaux sont filmés et éclairés différemment, pourquoi ?

AH : Il fallait différencier les deux appartements. Celui des filles, qui est plus exigu et fonctionnel, s’inscrit dans un quotidien avec une lumière plus naturaliste. Lorsque l’univers de Nahla évolue, l’ambiance de sa chambre devient plus confinée.
Dans l’appartement de Madame Jiji, l’espace reste volontairement confus. L’aménagement, les ambiances, dégagent une certaine douceur. C’est un cocon, certes, mais baigné d’un léger mystère. Il n’y a pas de plans larges, la lumière est plus colorée avec parfois des mélanges de jaune et de violet. Côté pratique, heureusement que les deux appartements étaient dans le même immeuble, car nous avions peu de jours de tournage.

Cette intimité dans les appartements est renforcée par l’inexistence des entrées de lumière extérieure.

AH : Effectivement, et d’une certaine manière cela allait dans le sens de l’histoire ! Il y avait peu de possibilités d’éclairer depuis l’extérieur. Pour quelques séquences de jour, on a pu mettre un gros projecteur sur une nacelle-ciseaux pour avoir un effet de soleil entrant. Mais c’est surtout le peu de découvertes qui vient renforcer ce sentiment d’enfermement.

L’image des séquences du jeune homme idéalisé par Nahla est très différente...

AH : Ce sont des séquences de rêve, de fantasmes. Nous avons tourné dans une maison bourgeoise, avec une tapisserie un peu rococo, à l’ambiance un peu désuète. La lumière est plus frontale, plus enveloppante et douce... colorée aussi comme quand Nahla le voit sur le lit, dans un mélange de bleu et de rose.

Quels ont été tes outils ?

AH : J’ai choisi une Alexa Mini, je voulais une caméra légère et adaptable dans toutes les configurations. Nous avions pas mal de plans à faire dans les escaliers et dans un minibus très exigu, de nuit. De plus, j’avais choisi de réduire la machinerie à quelques mètres de rails et un Mini Jib pour faciliter les allées et venues d’un appartement à l’autre.
Je voulais travailler avec une ancienne série Zeiss standard mais la seule disponible n’était pas en bon état et je me suis rabattu sur les Ultra Prime que j’ai filtrés. Pour les séquences de rêve j’ai utilisé des Zeiss GO T:1,3 très filtrés aussi, et j’aime beaucoup le résultat. Sinon, nous avons tourné au format 1,66 pour garder un peu de hauteur dans le cadre, et "aller chercher" les plafonds parfois.

Pour tes tournages à l’étranger, tu pars souvent seul, était-ce le cas pour Mon tissu préféré  ?

AH : J’ai pu emmener mon chef électricien, Stéphane Assié, pour ce tournage. Quand je peux partir avec quelqu’un, je choisis plutôt mon chef électro. Nous travaillons ensemble depuis longtemps et je peux le laisser mettre en œuvre la lumière que je lui décris en toute confiance, et avec toute la latitude pour ajuster. Cela me laisse du temps pour travailler la mise en place et le découpage avec la réalisatrice ou le réalisateur, surtout quand il ou elle débute comme Gaya. C’est important d’avoir cette disponibilité lorsqu’on fait un premier film.

Ton parcours professionnel est parsemé de films étrangers, souvent tournés au Moyen-Orient, est-ce un choix et quel bilan en tires-tu ?

AH : En fait, le tout premier long métrage de ma carrière était un téléfilm pour Arte tourné à Lisbonne : O fim do Mundo, de João Mario Grilo, sélectionné lui aussi à Un Certain Regard. Ensuite, il y a donc eu Mille mois, avec Gloria films, mais c’est surtout Paradise Now, le film de Hani Abou Assad, tourné en territoires occupés en Palestine, qui a ouvert ces portes. Le film a eu un très gros succès à l’étranger. Amir Harel, le co-producteur israélien, m’a rappelé pour Les Méduses, d’Etgar Keret et Shira Geffen, tourné à Tel Aviv. Il y a eu aussi Rio, ligne 174, de Bruno Barreto, qui avait vu Paradise Now. Ensuite, je me suis retrouvé dans cette niche de films indépendants co-produits par divers pays, avec l’étiquette de l’opérateur qui peut partir seul, parfois dans des endroits tendus, et qui va se débrouiller. C’est très riche culturellement et cela m’oblige à remettre sans cesse en question mes mises en œuvre, avec des gens et des outils différents. Tous ces films ont été de formidables aventures humaines, et toujours dans une grande liberté malgré des moyens souvent très restreints. J’ai tourné dernièrement un film au Chili, Les Versets de l’oubli, d’Alireza Khatami, réalisateur iranien exilé aux USA... Pendant le tournage, je me rappelais régulièrement combien il est précieux de participer à ces films singuliers, nés de l’imaginaire et de l’histoire d’une seule et unique personne. Cette dernière est alors irremplaçable pour mettre en œuvre son cinéma.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Les photos illustrant cet article sont de Sandrine Cayron, scripte.