Le directeur de la photographie Philippe Rousselot, AFC, ASC, parle de son travail sur "Et au milieu coule une rivière", de Robert Redford

par Philippe Rousselot

[ English ] [ français ]

Projeté en copie restaurée dans le cadre de la section Cannes Classics, Et au milieu coule une rivière, de Robert Redford, est le film qui a valu à Philippe Rousselot, AFC, ASC, l’Oscar de la Meilleure photographie en 1993. Cette chronique de l’Amérique rurale des années 1920 dépeint le trajet de deux frères interprétés par Brad Pitt et Craig Sheffer. Le chef opérateur, actuellement en préparation à Londres du deuxième opus des Animaux fantastiques, de David Yates, revient sur ce film marquant de sa prestigieuse carrière. (FR)


Quels souvenirs gardez-vous de ce tournage ?

Philippe Rousselot : C’était d’abord ma première expérience de tournage aux États-Unis. En réalité, à part la langue, je me souviens de ne pas avoir été vraiment dépaysé en matière de méthodes de travail. Je garde en tout cas un excellent souvenir de ces semaines passées dans le Montana... Des sortes de grandes vacances, certes très laborieuses et très physiques mais dans des endroits merveilleux. De plus, je me rends compte que j’adore les rivières, et même si je ne suis pas pêcheur moi-même, cette proximité de l’eau et de la nature m’a toujours enchanté sur les films.

Aviez-vous anticipé le succès du film ?

P.R : Pas du tout. Pas une seconde je n’avais envisagé un tel accueil, et ensuite cet Oscar sur ma carrière... On était parti faire un film intimiste, une relation d’amitié entre deux frères... des petites choses entre eux qui les rapprochent et qui les séparent. J’ai même le souvenir qu’en achevant le film je m’étais demandé si on n’était pas complètement passé à côté photographiquement de la nature ! Ça c’est quelque chose que j’ai souvent ressenti dans ma carrière... on a tellement la tête dans des problèmes quotidiens qu’on n’arrive pas à prendre suffisamment de recul. On oublie même parfois ce qu’on a tourné, et ce n’est qu’une fois le film terminé qu’on redécouvre certains plans, certaines séquences ! A la fin Et au milieu coule une rivière a été une excellente surprise pour tout le monde, il est même devenu une sorte de film culte et ça me fait très plaisir, car je le trouve moi-même très réussi.

Il y a une scène assez technique pour vous au milieu du film, avec une descente nocturne de torrent qui manque de mal tourner...

P.R : Dans le scénario, l’intégralité de la scène se passait de nuit. Ce qui, d’ailleurs, était un non-sens quand on réfléchit aux risques encourus par les personnages ! Soyons honnêtes, dans la vie personne ne tente de descendre un torrent en barque ou en canoë, même par un beau clair de lune ! Éclairer 3 km de rivière de nuit était impensable en matière de budget pour ce petit film, et on est donc parti sur de la nuit américaine... pour terminer la séquence en ambiance aube, avec une sorte de faux raccord assumé. En 1992, il n’y avait pas d’étalonnage numérique, et j’ai donc fait au mieux avec les moyens du bord. Pas moyen de changer les contrastes, pas d’étalonnage par zone... ni d’effets spéciaux pour insérer un ciel nocturne.
Quand je me suis retrouvé dans la salle d’étalonnage numérique pour la restauration du film, la question d’utiliser les moyens actuels pour achever un rendu de la nuit américaine plus crédible s’est posée. C’est très facile maintenant de redescendre un peu les ciels, de perdre un peu de contraste, de faire sortir telle ou telle brillance.... J’avoue en avoir eu l’envie brièvement, et puis l’honnêteté a repris le dessus. C’est l’éternelle question de changer ou pas après coup. Personnellement je pense qu’il faut garder l’image telle quelle, la plus fidèle à l’original. Conserver l’œuvre d’époque, avec les moyens d’aujourd’hui. Je me suis donc contenté de densifier certains plans, d’enlever un peu de rouge dans d’autres... et c’est à peu près tout !

Certains restaurateurs refusent même d’effacer tel ou tel poil caméra... Est-ce votre cas ?

P.R : Non, je ne suis pas intégriste à ce point-là ! C’est, je pense, quand même bien de nettoyer les défauts techniques..., bien sûr les traces du temps, voire, pourquoi pas, tel passage de micro dans le champ ou de présence de l’équipe dans un reflet... Mais ces cas de figure ne se sont pas présentés sur cette restauration. Quoi qu’il en soit, je m’aperçois que je n’aime pas trop revenir sur le passé. C’est même presque embêtant de sentir sa carrière derrière soi, ça rend vieux. Moi j’attends toujours le prochain film que je vais tourner, et je me dis que ce sera à chaque fois le plus réussi !

Qu’est-ce qui a été le plus dur sur le film ?

P.R : Faire comprendre à toute l’équipe que tout devait être tourné dans des créneaux horaires très précis. Par exemple, pour filmer la ligne de pêche, la voir apparaître dans l’image, il fallait que le soleil tape exactement au bon endroit. Pas de triche possible. Il nous a fallu une très grande exactitude dans les repérages, et beaucoup de persuasion pour tenir le plan de travail. D’autant que les vallées étaient souvent très étroites, et que le soleil passait très vite.

Avez-vous ressenti des passerelles avec le tournage de L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, un autre grand film de nature tourné quatre ans plus tôt ?

P.R : Non, c’était des tournages complètement différents. Jean-Jacques Annaud est un grand technicien et un grand monteur. L’Ours était entièrement story-boardé, et le travail consistait à ramener chaque plan, plus ou moins, quelles que soient les conditions de lumière naturelle. De toute façon, avec le paramètre animal, je pense qu’on serait encore en train de tourner le film si on avait dû attendre la lumière à chaque plan ! Robert Redford était très différent dans ce rapport à la mise en scène et a parfaitement joué le jeu pour me permettre de capturer les ambiances lumière naturelles difficiles.

Aimez-vous redécouvrir les films en projection numérique ?

P.R : Je trouve qu’il y a une grosse différence entre les films en noir et blanc et ceux en couleurs. Autant les premiers passent plutôt bien, autant les seconds demandent plus de soins, même avec l’arsenal numérique actuel. Et je ne parle même pas des films tournés en numérique qui, je pense, ne pourront même plus être relus dans une centaine d’années. De toute façon, soyons sérieux, il n’y a que la littérature qui tient le coup !

Vous tournez beaucoup de films de studio à gros budget, êtes-vous consulté sur l’aspect conservation ?

P.R : Les studios font vraiment ce qu’ils veulent, on ne me demande jamais mon avis. Je sais que Vittorio Storaro a réussi à faire sauvegarder plusieurs de ses films sur pellicule noir et blanc en synthèse trichrome, mais à part ces quelques exceptions les studios comme Warner se contentent de garder des disques durs sous terre, dans des espèces de bunkers qui sont censés être protégés contre la perte de données. Au train où vont les choses, je me demande si la question de la sauvegarde du patrimoine cinématographique est vraiment pertinente... Je pense qu’on devrait surtout se préoccuper d’abord de la sauvegarde de la planète !

Cette année à Cannes, pour la première fois, des films de la sélection ne sortiront jamais en salles... Quel est votre sentiment sur cette situation ?

P.R : Une fois dans ma carrière un film n’est jamais sorti en salles. Il s’appelle Peacock, c’est un film de 2010 (avec Ellen Page et Cillian Murphy) et il est resté uniquement distribué en vidéo. C’est vrai que j’ai été assez déçu car je trouvais le film plutôt réussi. Mais bon, c’était des histoires purement commerciales que je ne maîtrise pas du tout. Personnellement, je travaille pour la salle de cinéma, et l’idée de changer de mode de distribution pour un film m’est gênante. Si on m’engage pour faire un film pour les téléphones portables, pourquoi pas... mais il faut que je le sache dès le départ.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)