Le directeur de la photographie Samuel Lahu parle de son travail sur "Mercenaire", de Sacha Wolff

J’ai rencontré Samuel Lahu à La fémis… Je donnais un cours à des élèves de dernière année du département Image. Peu de temps après, alors que Samuel était sorti de cette école, je lui ai demandé s’il voulait faire le tour du monde avec deux caméras, une vitre [1], un marker et moi… Samuel a choisi dix pays sur la planète et nous sommes partis tous les deux, dans une vingtaine de pays, avec dix-sept caisses sous le bras…

Au retour de cette étrange parenthèse, j’ai proposé logiquement à Samuel de travailler comme deuxième assistant caméra sur des films de fiction puis, assez rapidement, comme premier assistant caméra… En décembre 2014, je lui ai demandé s’il voulait m’accompagner en Sibérie [2] mais Samuel m’apprenait qu’il avait reçu sa première proposition comme "directeur de la photographie" sur le long métrage de fiction Mercenaire, réalisé par son ami Sacha Wolff et aujourd’hui sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs… (Gilles Porte, AFC)

Réalisateur et équipe image de "Mercenaire" - De g. à d. : Thibaut Cloarec, chef machiniste, Sacha Wolff, réalisateur, Lucie Braquemont, 1<sup class="typo_exposants">re</sup> assistant caméra, Samuel Lahu, Marco Beaurepaire, chef électricien - Photo Lois Simac
Réalisateur et équipe image de "Mercenaire"
De g. à d. : Thibaut Cloarec, chef machiniste, Sacha Wolff, réalisateur, Lucie Braquemont, 1re assistant caméra, Samuel Lahu, Marco Beaurepaire, chef électricien - Photo Lois Simac

Mercenaire est donc ton premier long métrage en tant que "directeur de la photographie"… Pourrais tu me parler de tes précédentes expériences derrière une caméra et comment as-tu rencontré Sacha Wolff ?

Samuel Lahu : Cela fait six ans que je travaille essentiellement comme premier assistant caméra en fiction… et tu es bien placé pour le savoir ! En parallèle je fais des documentaires comme chef op’. Ces deux expériences – les tournages que l’on a faits ensemble, notamment en Jordanie ou à Haïti, avec des moyens très légers, dans des situations assez baroques, et les docs, qui demandent aussi une grande souplesse et d’être particulièrement attentif au caractère, et à l’état émotionnel des personnes que l’on filme – m’ont été très utiles pour Mercenaire.
J’ai vraiment eu un sentiment de continuité dans l’expérience de la prise de vues, bien que ce soit la première fois effectivement que je me retrouvais à ce poste précisément pour un long métrage de fiction. Cette impression vient aussi et surtout du fait qu’avec Sacha, et une grande partie de l’équipe (Luc le compositeur, Sarah la monteuse son, Edouard le mixeur, le mari de Sarah..., Perrine la femme de Sacha…, Laurence la monteuse, compagne de Luc…) on se connaît depuis nos études, en Ciné Sup à Nantes, puis à La fémis, où l’on a rencontré Claire Bodechon dont c’est également la première production.
On a fait beaucoup de courts métrages, de docs et d’autres petites productions ensemble, à tous les postes. Alors tu peux imaginer quelle émotion particulière c’était de se retrouver derrière l’œilleton d’une caméra pour ce long métrage qui était le premier pour beaucoup d’entre nous à nos postes : réa, DOP, 1re AC, chef machino, productrice, régisseur général, et pour tous les comédiens !

Comment avez-vous parlé de l’image avec Sacha ? T’a-t-il parlé de différentes influences cinématographiques ?

SL : Cela faisait plusieurs années que Sacha travaillait sur l’écriture du scénario. J’ai lu beaucoup d’étapes et suivi ses recherches dès le début. Nos premières discussions étaient d’abord sur l’histoire, le ton du récit, qui était plus sombre et plus violent au départ, un genre de film noir à la James Gray. Et puis il a fait plusieurs voyages en Nouvelle Calédonie, qui ont considérablement enrichi et affiné le caractère des personnages, à la fois dans leur dimension culturelle et individuelle, et j’ai commencé à mieux saisir le caractère original du parcours initiatique du personnage principal entre la Nouvelle Calédonie et le Lot et Garonne… Plusieurs pistes se sont ouvertes, la première étant une dimension documentaire, le fait de travailler avec des individus qui ne soient pas des acteurs mais qui incarnent des personnages proches d’eux-mêmes, dans des décors réels.
Ce qui signifie, en termes de prise de vues, d’être à très à l’écoute et très présent en repérages pour "sentir" l’atmosphère des lieux, afin d’imaginer des dispositifs de lumière simples et légers. La seconde piste était la dimension épique et initiatique du récit, où l’on a évoqué Kurosawa, qui est un cinéaste que l’on adore tous les deux… Cette dimension s’est essentiellement traduite par le travail du cadre. D’une part il s’agissait d’être constamment dans le point de vue de Toki, très souvent en gros plan en longue focale, et dans des cadres très maîtrisés, sur trépied ou dolly, et d’autre part, utiliser le 2,40, qui permettait de sortir du côté documentaire assez simplement, et de composer harmonieusement les nombreuses scènes de groupe, que ce soit la famille en Nouvelle Caledonie, et l’équipe des rugbymen en France... A partir de ces éléments, j’ai essayé d’imaginer une progression dans l’image : on passe d’une ambiance plutôt solaire en Nouvelle Calédonie chaude et lumineuse, à une atmosphère plus hivernale, en France, plus étouffée, avec des focales plus longues. Et à mesure que l’on progresse dans le film, on a des variations d’ambiance plus importantes, voire très stylisées dans les scènes de boîte de nuit, le contraste s’accentue, de même que les écarts de focale entre les plans... C’est une façon d’accompagner l’état du personnage qui lui même s’affirme, traverse des épreuves de plus en plus dures... Cela permet également de donner la sensation du passage de saison…

Peux-tu me dire quel matériel tu as choisi ?

SL : On a tourné avec une Red Dragon de chez Alga, en 5K, avec une série Primo en France, et deux zooms Angénieux Optimo 15-40 et 45-120 mm en Nouvelle Calédonie. Je voulais tourner en RAW, profiter d’un grand capteur pour le 2,40, être capable de descendre à 2 000 ISO dans les nuits, et avoir une caméra compacte pour pouvoir tourner dans quelques décors relativement exigus comme le bungalow où habite le personnage principal, et agréable à l’épaule dans des foules.. En clair, cette Red s’est rapidement imposée comme étant une caméra à la fois très souple dans des configurations de tournage documentaire, et dont la définition, associée au piqué des Primo, permettait d’avoir des plans larges somptueux... A partir d’essais, tournés au cours d’un match à Fumel en repérages, on a défini une texture inspirée des films américains des années 1970, c’est-à-dire en "salissant l’image", avec un grain assez présent, une légère désaturation et une image dense avec des noirs soutenus qui collaient bien à la rugosité du scénario.

Parle-moi aussi de ta période de préparation… Quelles ont été le principales difficultés auxquelles vous avez été confrontés et comment les avez-vous contournées ?

SL : La préparation "à plein temps" a commencé deux mois avant le tournage, par de nombreux allers retours à Fumel, qui est une ville du Lot-et-Garonne, au nord d’Agen. On a choisi cette ville parce qu’elle a une identité particulière du fait de l’implantation d’une énorme usine de métallurgie maintenant fermée, mais qui a attirée beaucoup d’immigrés dans les années 1980-90. Il y avait donc beaucoup d’enfants d’immigrés dans l’équipe locale avec laquelle on a travaillé, ce qui créé une énergie différente du côté rugby terroir, que l’on voulait éviter… La principale difficulté était la conception du plan de travail : cinq semaines de tournage, avec des scènes de match tous les week-ends, c’est-à-dire deux équipes, complètes à chaque fois, de gens qui ont leur propres emploi du temps à la fois professionnel et sportif... Par exemple, Toki, le comédien principal, était pilier dans une équipe d’espoir à Aurillac et devait parfois rentrer le week-end pour jouer un match réel, après une semaine de tournage ! Et évidemment le fait que l’on était sur un petit budget, avec une équipe légère, mais une mise en scène ambitieuse et pas mal de nuits... On a passé beaucoup de temps avec Benjamin Papin, le premier assistant réa, et Sacha à élaborer un plan de travail cohérent, revenir plusieurs fois sur chaque décor, affiner le découpage. Une grosse préparation est vraiment la clef de voute de ce genre de budget, cela permet d’une part d’être très précis sur l’idée de chaque scène, les moyens à mettre en œuvre, de façon à pouvoir n’être concentré que sur les comédiens lors du tournage... Ça, je l’ai appris avec toi d’ailleurs... On a dû faire cinq heures sup’, prévues, en tout ! Après ça, on a fait une pause de quatre semaines pour se réorganiser, et on est parti trois semaines en prépa en Nouvelle Calédonie, pour ensuite faire dix jours de tournage là-bas…

Comment as-tu arboré les histoires de découpage avec Sacha avec des acteurs non professionnels dont vous ne saviez peut-être pas toujours comment ils allaient réagir en fonction des situations vécues ?

SL : C’est un sacré pari de mise en scène de ne travailler qu’avec des acteurs non professionnels. On ne triche pas, de toute façon, un corps de rugbyman, c’est des années d’entraînement, de chocs violents. Mais ils sont d’une extraordinaire photogénie, et il ne faut pas oublier qu’ils ont une maîtrise de leur physique et l’habitude d’être "dirigés" sur le terrain, ce qui fait que Toki, l’acteur principal, a très vite saisi le fonctionnement du plateau et été capable d’être juste dès la première semaine de tournage… Une des figures principales du film est le duel, que ce soit sur le terrain ou entre des personnages, et le personnage de Toki, qui est assez passif au début, fait progressivement face, affronte ses aînés. Le découpage de ces scènes, souvent en champs contre-champs, suit cette évolution où l’on est de plus en plus frontal…

Quelle a été la séquence la plus difficile à tourner pour toi ?

SL : Avec Marco Beaurepaire, mon chef électricien, on a conçu une liste lumière très légère : un Arri M18, quatre Joker 800 et 400, et une petite série de Kino Flo, et pour les nuits un jeu de Lucioles, et quelques blondes, mandarines, un Polaris. On avait donc ni le temps ni les moyens de faire des grosses installations. J’ai fait beaucoup de photos en prépa sur lesquelles j’ai longuement cogité, et repéré chaque décor précisément aux heures de tournage. Mon principe dans ces conditions n’étant pas "d’éclairer mais de composer la dramaturgie des scènes à partir d’idées simples, issues de la lecture des mouvements de la lumière naturelle dans les décors, pour être toujours à contre, ou en ¾ contre. Par exemple, il y a une scène de poursuite entre Toki et une voiture qui cherche à le renverser sur un énorme parking de supermarché, de nuit. Il fallait pouvoir tourner à 360°, voir dans la profondeur sur 200 mètres, mais rester dense. Un casse-tête qui s’est résolu en mouillant le sol et en faisant éteindre les lampadaires en fonction des axes, pour être toujours en contre. Finalement, on a juste utilisé un Kino 4 tubes 0,60 m sur un gros plan, comme seule source de toute la nuit… J’ai essayé de travailler surtout en brillance et en jouant sur les contrastes de température de couleur à partir des sources dans le champs pour structurer les nuits… A l’étalonnage, on a passé beaucoup de temps à régler le niveau des noirs, pour trouver la densité juste, c’est-à-dire résister à la tentation de l’esthétique, la belle image graphique et puissante, et ne pas tomber dans le naturalisme, une image propre et transparente..

As-tu rencontré un problème particulier lors d’une séquence en la filmant ? Vous permettiez-vous de la retourner le cas échéant ?

SL : On a fait un retake assez original : sur la scène de Haka dans les vestiaires, un moment-clef du film, que l’on a tourné en première semaine, et qui était très réussie. On a été surpris, quatre semaines plus tard, quand Sacha nous a annoncé qu’il voulait la retourner ! Là je dois rendre hommage à son intuition de metteur en scène : il a senti que Toki au cours du tournage avait suffisamment nourri son personnage pour aller plus loin, et effectivement, il était transfiguré ! C’est la seule fois où l’on a tourné à deux caméras – ce qui a été compliqué d’ailleurs dans un tout petit vestiaire rempli de rubgymen : Toki mettait tellement d’intensité dans cette scène qu’il pouvait perdre sa voix au bout d’une prise, finalement on a pu en faire deux, et c’est un des moments les plus fort du film..

Constituer une équipe à des milliers de kilomètres de Paris avec un tout petit budget n’a pas du être très simple, même si tu avais une petite expérience déjà des tournages à l’étranger…

SL : Je suis parti avec la caméra et Lucie Bracquemont, ma première assistante, un chef électricien, Mathieu Spiro, et on a eu la chance de trouver des gens supers sur l’ile : une seconde qui avait fait Louis-Lumière et un électro qui avait une bijoute de lumière ! Pour la machinerie, c’était plus compliqué : le matériel qu’on nous avait promis était totalement vétuste, les rails de travelling pas droits, une grue déglinguée, et personne pour les opérer... Je passerai sur les problèmes de groupe électrogène. La prépa là-bas a été parfois tendue. Mais une fois en tournage, ça a été du velours, on était dans des conditions de court métrage, mais avec des personnages, des décors et des conditions de lumière incroyables... Ma chance là-bas a aussi été de pouvoir faire venir l’assistant monteur, qui faisait les back-ups, la synchro et un préétalonnage de rushes à l’hôtel, ce qui fait qu’on pouvait vérifier les rushes synchro et étalonner le lendemain de chaque jour de tournage…

A la fin du film, la présence des ciels lourds renforcent particulièrement la dramaturgie de Mercenaire et ce qui s’échange entre le père et son fils…

SL : Les dernières scènes du film ont également été les dernières tournées en Nouvelle Calédonie, dans un squat à Nouville, à côté de Nouméa. Il y a essentiellement des scènes extérieures en lumière naturelle, et je dois avouer avoir été vraiment vernis sur ces jours-là : un énorme front orageux s’approchait de l’ile, le ciel était chargé de menaces et très venteux, mais ensoleillé ! Le temps idéal, à part pour les fausses teintes évidemment, on pouvait attendre 20 minutes entre chaque prise... Et le lendemain du dernier jour, il s’est mis à pleuvoir sans discontinuer pendant trois jours !

(Propos recueillis par Gilles Porte, AFC)

[1] Portraits / Self-portraits
[2] Dans les forêts de Sibérie, réalisé par Safy Nebbou (sortie le 15 juin)