Les directrices de la photo Sarah Blum et Louise Botkay reviennent sur leur collaboration à propos de "Lost Country", de Vladimir Perišić

Par Brigitte Barbier, pour l’AFC

Vladimir Perišić avait déjà participé à la Semaine de la Critique en 2009 pour son premier long métrage Ordinary People. Le réalisateur serbe revient à Cannes cette année avec Lost Country, un film mêlant l’intime à l’historique dans une forme de réalisme minutieux. Deux femmes à la caméra, Sarah Blum et Louise Botkay, qui se sont relayées en milieu de tournage, reviennent sur leur implication partagée et évoquent les partis pris radicaux de l’image du film tourné en argentique. Los Country est présenté en compétition à la Semaine de la Critique lors du Festival de Cannes 2023. (BB)

Serbie, 1996. Pendant les manifestations étudiantes contre le régime de Milošević , Stefan,15 ans, mène dans le feu des événements sa propre révolution : accepter l’inacceptable, voir dans sa mère – porte-parole du parti au pouvoir – une complice du crime et trouver, malgré l’amour qu’il ressent pour elle, la force de la confronter.
Avec Jovan Ginic, Jasna Duričić, Miodrag Jovanović.

Comment avez-vous rencontré Vladimir Perišić ?

Louise Botkay : Vladimir et moi nous sommes rencontrés en 2004, je venais d’arriver du Brésil pour commencer ma première année à La Fémis en tant qu’étudiante étrangère et il venait de terminer ses études. En 2022, il m’a proposé de travailler sur son film car le tournage a été décalé et Simon Beaufils, son chef opérateur sur son premier long métrage Ordinary People, n’était plus libre pour les nouvelles dates. Mais je n’étais pas libre pour la première moitié du film…

Sarah Blum : Et Louise m’a proposé de partager le travail avec elle !

LB : C’était envisageable car le film est tourné dans sa chronologie ; on se disait que l’image pouvait légèrement évoluer à partir d’un point pivot dramatique central dans le film, autour du dîner d’anniversaire chez le grand-père.

SB : Le tournage était prévu en 16 mm, le scénario était très fort et les films précédents de Vladimir aussi. J’ai tout de suite accepté !

LB et SB : Avec l’accord de Vladimir, nous avons donc décidé de partager ce projet.

Sarah Blum, à gauche, et Louise Botkay
Sarah Blum, à gauche, et Louise Botkay

Lorsque vous avez préparé le tournage, quelles ont été les grandes lignes artistiques discutées avec le réalisateur ?

SB : J’avais beaucoup aimé les partis pris très radicaux dans Ordinary People : des contre-jours avec beaucoup de noir, des plans fixes, presque austères, avec une écriture cinématographique qui fait sens. J’apprécie ce genre de cinéma qui crée une expérience de spectateur, qui ose et trouve des partis pris justes et audacieux. Les inspirations pour Vladimir sont notamment les films de Bresson pour le jeu d’acteur très sobre, qui agit sur le spectateur par les actions et la mise en scène des corps et des visages dans l’espace plutôt que par l’interprétation des émotions.
Mais aussi Godard, avec Prénom Carmen, pour les mélanges des températures de lumière, entre le bleu du soir et le chaud du tungstène, pour les images sombres éclairées principalement par une lampe de décor en intérieur, pour les contre-jours silhouettés.
Nous avons parlé aussi de l’économie d’éclairage dans les intérieurs et les nuits, avec le cinéma de Pedro Costa, pour le courage de ne pas éclairer, d’oser les sous-expositions.
J’ai proposé à Vladimir un éclairage presque théâtral pour les nuits, avec juste des points de lumière et le reste avalé par l’obscurité.

LB : Nous avons beaucoup parlé des directions pour construire l’image de ce film, nous étions bien conscientes que ce tournage avec deux cheffes opératrices allait demander plus d’efforts ! Dès le scénario l’histoire nous mène vers une ligne narrative qui se transforme, qui évolue à travers les dures expériences vécues par son personnage principal. Même si nous n’avons pas la même façon de travailler, ma sensibilité et celle de Sarah se sont alliées dans une belle coopération pour faire l’image de Lost Country.

Vladimir Perišić et Louise Botkay, au 2<sup class="typo_exposants">e</sup> plan, dans la cour du lycée
Vladimir Perišić et Louise Botkay, au 2e plan, dans la cour du lycée

Pour parler de la démarche du réalisateur, vous avez employé un terme lié à un courant artistique, le "ready made" *, pourquoi ?

SB : Oui, le film s’est construit avec cette idée venue du courant artistique le "ready made". La démarche est donc celle-ci : on identifie des décors, des lumières, des situations qui se produisent dans le réel, parce que cela nous parle pour le film. Puis on s’organise pour le saisir tel quel ou pour le rejouer. Nous n’avons rien inventé, mais plutôt composé en recréé ce que l’on a vu (lumières, situations, décors) à partir de fragments observés.

Photogramme


En lumière, pour moi, cela signifiait, par exemple, de bien analyser et observer les lumières naturelles dans la maison, comprendre comment la lumière y entrait, s’y réfléchissait, rebondissait à certaines heures sur la façade et les fenêtres en face de la rue…
Cela m’a permis ensuite, avec notre chef électricien Grégoire Bélien, de recréer des ambiances même quand on ne tournait pas à la bonne heure tout en m’appuyant sur le réel que j’avais observé.

Le parti pris visuel de Lost Country est très affirmé, vous tournez en S16 mm, comment gérez-vous la lumière ?

SB : Nous avons beaucoup tourné en lumière naturelle, avec peu de projecteurs. Vladimir avait toujours peur de sentir la lumière comme elle peut se sentir en studio. Il voulait garder les contre-jours sans rattrapage, pour obtenir les personnages silhouettés et une image en "négatif" exposée pour l’extérieur.
Il aimait l’idée de se retourner à 180° pour filmer ses personnages avec un éclairage key light, éclairés à la face ou latéralement par une fenêtre.
Vladimir ne voulait pas non plus que la technique occupe l’espace de jeu. Les projecteurs étaient toujours à l’extérieur, en dehors du décor.
Parfois, pour éviter les projecteurs fill light, je les remplaçais par des éclairages domestiques hors champ et j’ai également utilisé les réflecteurs hard-soft et le système de miroirs réflecteurs LightBridge CRLS.
Le système LightBridge se compose de miroirs réflecteurs proposant plusieurs nuances de réflexion de la lumière allant de la réflexion d’un poly à celle d’un miroir. Ils sont très pratiques, très légers et existent dans plusieurs tailles, on peut les glisser dans n’importe quel endroit d’un décor ou bien les monter facilement en hauteur devant une fenêtre.

En amorce, Sarah Blum et son spotmètre
En amorce, Sarah Blum et son spotmètre

Pour les intérieurs soir, c’était plus difficile de respecter cette règle d’utiliser le moins de projecteurs possible…

SB : Oui, c’est sûr ! La solution était de nous servir des lampes du décor.
Nous avons passé beaucoup de temps à les choisir minutieusement pour leurs qualités d’ambiance lumineuse, leur coloris, leur douceur ou leur dureté en collaboration avec Marina Markovic, la directrice artistique du film.
On a fait une session d’essayage lumière - comme un essayage costumes ! - on décorait les différentes pièces avec ces lampes de décor comme quand on emménage dans un appartement, jusqu’à s’y sentir bien et que tout s’aligne avec nos codes couleurs et les directions de lumière. Nos lumières de décor sont ainsi devenues nos projecteurs de studio.
Nous avons équipé toutes ces lampes avec des ampoules sur mesure et selon les ambiances soir ou nuit désirées.
Pour l’exposition correcte de la pellicule, ne pas brûler les sources et préserver les détails dans les basses lumières, le choix des abat-jours a été primordial.

Parlons du découpage, de la manière de filmer et de l’affirmation d’un point de vue.

SB : On raconte l’histoire toujours du point de vue de Stefan (Jovan Ginic). C’est lui qui voit, qui vit, qui ressent. On a été très rigoureux au découpage avec cela.
Vladimir cherchait toujours à privilégier le plan-séquence. Il a donc choisi les décors pour leur circulation et sa mise en scène reposait beaucoup sur les déplacements des comédiens. Nous nous servions aussi des miroirs, des portes ouvertes, des reflets pour continuer à faire exister les comédiens sans bouger la caméra.
Nous avions le même dispositif de machinerie que sur son premier film, Ordinary People : 25 mètres de rails et un plateau. Nous l’avons beaucoup utilisé avec la cheffe machiniste Amandine Soares pour suivre des personnages qui marchent dans la rue et qu’on accompagne de 3/4 face.
Concernant les optiques, nous avions une ancienne série Ultra Prime Zeiss et utilisé presque exclusivement le 25 mm sauf quelque fois le 18 mm.
C’était un choix lié au point de vue subjectif du personnage principal et une envie d’unité filmique forte.

Sarah Blum - Photo Louise Botkay
Sarah Blum
Photo Louise Botkay

Louise, l’une des scènes très émouvantes du film se termine par un reflet de Marklena (Jasna Duričić ) dans la vitre qui regarde son fils partir pour prendre son indépendance. Comment l’avez-vous éclairée ?

LB : J’ai beaucoup aimé le résultat de cette scène. On était à l’ouverture maximale de l’objectif pour capter les lumières de la ville, et à l’intérieur on éclairait doucement le visage de la mère latéralement.
J’avais un Mizard 500 W sur dimmer avec du cinefoil pour faire une sorte de tube de lumière et du Spun pour diffuser à la source. Le tout sur déport pour être vraiment latéral sur le visage. Dans la pièce on avait un petit niveau fait avec l’ouverture de la porte (ampoule du couloir avec du Spun, et une petite boîte à lumière) et une ampoule en boule chinoise 4 000 K sur dimmer, très basse, dans la pièce avec Marklena (Jasna Duričić).
Pour faire ce film sur pellicule, j’ai revisité ce que j’avais appris de mon maître Ricardo Aronovich à l’époque de La Fémis. Il nous a appris sa méthode d’analyse des scènes, transformant tout en nuances de gris traduites par le spotmètre. Je me suis sentie très soutenue par la méthode de Ricardo tout au long de la construction de ce film et je n’ai pratiquement utilisé que le spotmètre et non la cellule incidente. Pour cette scène de reflet, j’ai pu me fier à l’analyse que le spotmètre me donnait et j’ai retrouvé la scène telle que je l’avais imaginée après le développement. Au début, la demande du réalisateur pour la scène semblait compliquée, mais tout s’est fait très simplement et je tiens à souligner le beau partenariat que j’ai noué avec le chef électro, qui est un grand professionnel, Grégoire Bélien. Dans un film où le réalisateur avait tendance à refuser la lumière supplémentaire, il a fallu beaucoup négocier avec Vladimir pour garantir que l’image soit bien exposée.

Louise Botkay
Louise Botkay

SB : Et Grégoire était aussi très précieux pour nous aider à créer le raccord entre Louise et moi car il était là pendant tout le tournage. Ainsi que tout le reste de notre équipe image avec Mélissa Garcia et Cyprien Payet, les assistants caméra, et Amandine Soares à la tête de l’équipe machinerie.

Louise Botkay, près de la caméra, et Amandine Soares
Louise Botkay, près de la caméra, et Amandine Soares

Les scènes de manifestations avec les étudiants sont filmées de nuit, comment les avez-vous éclairées ?

LB : Pour les scènes de nuit dans la rue, on cherchait des lieux avec une plus grande luminosité urbaine et parfois on mettait un éclairage d’appoint pour reproduire un lampadaire comme ceux de la vraie vie.

SB : Avec les 300 figurants, et l’impossibilité d’avoir de grosses sources, il fallait trouver des moyens de faire exister ces manifestations. Je comptais sur les Zeiss Ultra 16 qui ouvrent à T1,3, sur la pellicule S16 mm de 500 ISO, que j’ai poussée à 1 000 ISO. On n’avait pas peur de descendre à une exposition cellule à - 2,5 voir - 3,5, vraiment à l’extrême limite de ce que notre pellicule poussée à 1 000 ISO était capable d’imprimer et que j’utilisais parfois à - 3 diaph. Si on n’essaie pas trop de corriger à l’étalonnage, même s’il y a un peu de grain, ça marche très bien !
On a aussi fait réparer les 84 fluos de l’esplanade de la fac, 21 bacs de 4 fluos chacun !

Puisque c’est vous Sarah qui avez fait l’étalonnage, est-ce que ce tournage partagé avec Louise a rendu le travail de raccord entre les scènes plus long ou plus compliqué ?

SB : J’ai commencé à mettre en place le film avec Vladimir, j’ai de ce fait lancé les règles et les orientations lumière. Louise pouvait cependant apporter sa touche puisque c’était filmé dans la chronologie.

LB : Il est arrivé quand même que nous tournions dans le désordre même si cette situation s’est très peu produite. Par exemple, je devais filmer la scène du marché où la mère achète du poisson et le fils se sent menacé par un garçon. Sarah avait déjà tourné la scène qui suivait, le retour du marché en fin de journée, tournée en nuit américaine très dense. J’ai donc dû sous-exposé la scène du marché énormément car nous l’avons filmée à midi. Mais je crois qu’avec l’ellipse les deux scènes au final fonctionnent bien ensemble.

SB : Mais oui, très bien ! Avec Gadiel Bendalec, nous avons fait l’étalonnage chez Cosmo Digital. La plupart du temps Gadiel appliquait une LUT Dehancer, fabriquée pour des étalonnages numériques à partir de scan de la pellicule Kodak.
Afin d’obtenir une image Log à partir du scan de pellicule, il s’est inspiré de la LUT Dehancer Cineon, développée par Kodak. Elle produisait une interprétation des contrastes très ronde, organique, des noirs denses, des carnations de peaux pleines et des couleurs, qui nous rapprochait plus de cette sensation de film en pellicule. Ce qui nous a pris le plus de temps a été d’équilibrer la densité des nuits sombres et leur grain.

Ce tournage vous a poussées vers une expérience particulière peut-être pas toujours confortable ?

LB : Le réalisateur avait un désir absolu pour le noir, il demandait une image toujours plus sombre. Ce n’était pas totalement formulé puisqu’il n’a pas demandé que le film soit sous-exposé mais il voulait toujours qu’on soit à la limite.
Sarah et moi avons accepté ce désir du réalisateur en essayant d’en tirer le meilleur parti possible mais nous devions éclairer certaines scènes pour entrer dans les possibilités de la sensibilité de la pellicule.
Même si je suis venue en deuxième partie de tournage, je me suis sentie libre de recréer et de construire une image en revenant toujours au "ready-made" évoqué par Sarah. Il y avait aussi cet acteur extraordinaire, Jovan Ginic, qui m’a beaucoup inspirée tout au long du travail.

SB : Cette expérience nous a poussées à oser le noir et le grain. Mais je savais aussi que, durant ces huit jours qui se déroulent dans Lost Country, on irait du jour vers la nuit dans ce rythme quotidien, et qu’alors ce ne serait pas un film de grotte mais un film où la lumière allait beaucoup moduler !
Vladimir avait ces règles dont je viens de parler, des envies ou des besoins que je questionnais et lorsque je les comprenais, tout était fluide.
C’est une philosophie de tournage sans pour autant que ce soit un dogme.
J’ai beaucoup apprécié l’idée de la persistance du regard que Vladimir soutenait. Quand on met du temps à voir une image, ça laisse de la place à l’imaginaire avant de la voir vraiment… Il me fallait donc laisser apparaître seulement quelques détails dans le noir pour que l’œil peine à s’y accrocher et que le spectateur puisse imaginer le reste manquant.

* Ready Made : objet manufacturé, souvent de la vie quotidienne, promu au rang d’objet d’art par le seul choix de l’artiste (initié par Marcel Duchamp en 1913 par l’urinoir renversé).

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)