Les entretiens AFC au festival "Séries Mania", de Lille

Martin Roux, AFC, revient sur ses choix pour mettre en image la série "Machine", de Fred Grivois

"Le kung-fu peut-il sauver le prolétariat ?", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°353

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Concept un peu baroque que cette "Machine", de Fred Grivois, coécrite avec Thomas Bidegain et Valentine Monteil. Mélangeant intimement les codes et les combats des films de kung-fu et ceux du drame social le plus pur, cette série s’attache à nous faire découvrir une ex militaire en fuite qui retourne dans la petite ville de ses ancêtres pour échapper aux troupes du GIGN qui la traquent... C’est en y dénichant un poste d’intérimaire en usine qu’elle y fait la connaissance d’un charismatique contremaître marxiste - ex-héroïnomane - confronté à la menace de reprise d’un grand groupe coréen. Incarné à l’écran par Margot Brancilhon et Joey Starr, le projet emprunte un chemin narratif et visuel assez inattendu sous la houlette de Martin Roux, AFC. Ce dernier nous fait part de son expérience sur cette série de 6 x 48 mn (diffusion prochaine sur Arte) dont les deux premiers épisodes ont été présentés en compétition officielle française à Séries Mania *. (FR)

Une jeune héroïne solitaire maître de kung-fu et un ancien toxico reconverti au marxisme unissent leurs forces pour mener la révolte ouvrière dans une petite ville de province.

Mais d’où vient cet étrange projet ?

Martin Roux : Le concept de "Machine" est à rapprocher du situationnisme de Guy Debord. Un mouvement artistique et politique qui a proposé en plein cœur des années 1960 une critique radicale de la société de consommation. Les auteurs pensaient par exemple très directement à un film comme La dialectique peut-elle casser des briques ? (1973 - René Vienet et Gérard Cohen, sur un détournement d’un vrai film d’art martial hong-kongais). Le tout dans un projet de 6 épisodes, évidement bien plus accessible et adouci, avec beaucoup de second degré et une progression stylistique et scénaristique très assumée. En effet, le récit débute dans un contexte très social, dans un univers qu’on pourrait rapprocher des frères Dardenne ou de Lucas Belvaux, pour partir peu à peu vers quelque chose de plus pop, plus clipesque qui évoque le cinéma de Tarantino et les films de kung-fu des années 1970. Une vraie gageure en termes de direction artistique pour contrôler ce trajet narratif. Tenir sur un tel rythme de tournage les enjeux stylistiques à l’image par rapport aux choix de décors et en même temps gérer la complexité des nombreuses scènes d’art martial, c’était tout simplement éreintant !

Fred Grivois et Martin Roux
Fred Grivois et Martin Roux


Combien de jours de tournage ?

MR : 55 jours, soit un peu moins de 6 jours par épisode. Si on fait une simple division, on est à 8 minutes utiles par jour, ce qui est assez classique sur un plateau pour une série. Mais en ce qui concerne "Machine", les journées consacrées aux scènes de combats ne pouvaient simplement pas tenir cette cadence. On tombait alors à 1 ou 2 minutes exploitables, voire 30 secondes pour la journée consacrée à l’affrontement sur les toits où les mesures de sécurité étaient bien plus contraignantes que d’habitude. On a donc dû forcément s’adapter dans le plan de travail pour gagner du temps sur les séquences plus "classiques", avec notamment la décision de tourner dans un lieu unique en studio la plupart des scènes d’intérieur qu’on pouvait regrouper. C’est par ces scènes que le tournage a commencé en janvier 2023, dans l’ancienne base aérienne militaire BA112 reconvertie en studios par Mediawan près de Reims. Le backlot nous ayant également servi pour certaines scènes d’extérieur comme celles de l’usine...

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Les deux premiers épisodes diffusés à Lille sont dans une tonalité très hivernale, je dirais même glaciale !

MR : Comme je l’évoquais, la série évolue beaucoup d’épisode en épisode. L’ouverture est résolument placée sous le signe du drame social, avec des couleurs très éteintes, et une palette de tons dans les cyans. Une image un peu inspirée de Atomic Blonde, de David Leitch, en 2017.
L’idée étant de débuter dans une ambiance un peu déprimante, dans ce contexte hivernal sombre et froid que vous avez ressenti... Une manière d’évoquer visuellement un certain cinéma social mais aussi par certains aspects certains westerns (ce personnage qui vient de nulle part et qui s’installe dans une petite ville). Avec une caméra presque tout le temps à l’épaule et une écriture très directe... Ensuite, on passe dès le deuxième épisode à des travellings, puis après, à pas mal de caméra gyrostabilisée en privilégiant de plus en plus souvent des plans-séquences... L’image elle-même va vers des couleurs plus pop, au fur et à mesure de la transition vers le monde du film d’action. Une manière de traduire à l’écran que la lutte sociale se transforme concrètement en lutte physique, assumant cette idée de départ d’associer la doctrine de Karl Marx à celle du kung-fu.

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Quelle a été votre approche en lumière ?

MR : Vu cette évolution, j’ai immédiatement senti qu’il me fallait garder un contrôle maximal à la caméra, et tenter de construire une image assez tenue sur la série. Tenue dans le sens où j’allais éviter le plus possible les incertitudes, les accidents et l’imprévu. C’est aussi pour cette raison que le tournage en studio a été une bénédiction pour moi, me permettant de maîtriser la lumière, et partir vers une certaine artificialité dans certains décors, comme par exemple l’appartement. Cette petite dose de sophistication m’a aussi servi à donner un certain ton dès le début, m’émanciper d’un certain réalisme et éviter un trop grand écart avec la suite qui part dans les derniers épisodes dans un délire kung-fu très assumé. Une photographie qui assume dès le départ un certain côté fabriqué – pas au sens spectaculaire - mais bel et bien au sens de maîtrisé...

Et pourquoi ne pas afficher la couleur dès le départ ?

MR : Non, on ne voulait pas vendre la mèche. C’était très important que cette évolution arrive au fur et à mesure des épisodes. Le premier épisode est aussi un portrait de "Machine" (Margot Brancilhon), de laquelle on va se détacher petit à petit avec l’arrivée des autres personnages, comme JP (Joey Starr) ou le vlogger, Final Fuck (Michael Abiteboul). C’est aussi le trajet d’un personnage solitaire qui ne s’intéresse pas aux autres, et qui va peu à peu s’impliquer dans une lutte collective.

On y découvre aussi par bribes le passé de votre héroïne...

MR : Dans le scénario, ces séquences de flashback étaient bien plus détaillées, avec notamment des scènes d’opération militaire en Afrique. C’était une forme d’écriture qu’on a finalement cherché à rendre de manière un peu plus parcellaire, pour évoquer plus des bribes du passé plutôt qu’un moment totalement lisible. Pour cela, avec Fred Grivois, on a évoqué l’utilisation d’images fixes, comme de simples photos (une technique finalement utilisée dans une autre scène à découvrir dans l’épisode 3), pour aller ensuite vers l’ultra ralenti qui nous semblait une technique injustement trop peu utilisée en fiction. C’est vrai... quand on y pense, la très haute vitesse en prise de vues, c’est un truc assez merveilleux ! Moi, ça me transporte aux origines du cinéma, et à comment les premiers pionniers ont décomposé le mouvement à la fin du XIXe siècle.
C’est donc dans cette direction que Fred est allé, en ré-écrivant ces scènes pour pouvoir les tourner en studio avec la caméra Phantom et à peu près n’importe quel niveau d’abstraction visuelle. C’était vraiment très excitant, et toute la description de ce background fonctionne désormais par très courtes séquences panachées au gré des épisodes, pour peu à peu reconstituer le passé traumatique de notre protagoniste.


Et filmer les combats... Comment ça s’est passé pour vous ?

MR : Notre grande chance a été de découvrir que Margot Brancilhon était extrêmement douée pour les cascades... Pour vous dire, sur l’intégralité de la série il y a seulement deux plans dans lesquels elle a été doublée, pour des simples raisons physiques de capacité à sauter. Tout le reste a été entièrement exécuté par elle devant la caméra. C’était un immense plaisir de pouvoir enchaîner les plans sans devoir s’arrêter étape par étape pour la remplacer selon les valeurs de champ par sa doublure. Cette implication à 100 % de sa part m’a donc incité à lui donner beaucoup de liberté pour le jeu avec la lumière, de manière à pouvoir la suivre au cadre, en faisant corps avec la chorégraphie. C’est d’ailleurs étonnant de retrouver dans ces moments des sensations perçues auparavant sur un plateau de cinéma d’auteur... très loin stylistiquement des films asiatiques de kung-fu ! Et pourtant on est souvent dans les mêmes exigences de rythme et de sensations par rapport à la scène. La seule différence, c’est surtout la vitesse, et cette sorte de précipité qui caractérise le déclenchement de la chorégraphie. Mais pour moi la relation de la caméra au comédien est presque la même.

Avez-vous préparé beaucoup en amont ?

MR : J’ai adoré travailler avec Manu Lanzi, le superviseur des combats, qui s’est beaucoup impliqué dans le processus de fabrication de la série en étant coréalisateur des séquences de combat, et les découpant et en participant à leur montage.
On se retrouve alors dans un vrai travail d’équipe, avec une horizontalité du plateau qui me parle beaucoup. Et on redécouvre soudain combien le cinéma est une œuvre collective, où la puissance individuelle du réalisateur (ou de l’opérateur) ne peut pas aboutir seule à la réussite de la séquence.
Pour répondre plus précisément à votre question, il y a d’abord eu des répétitions en salle, de chaque combat, filmées qui ont précédé le tournage. Ensuite Manu Lanzi a adapté la chorégraphie au décor choisi, en fonction des éléments présents ou de l’espace disponible... Des mises en place sont alors effectuées pour transmettre à Margot la chorégraphie finale et le style de découpage déterminé selon les scènes. Par exemple, avec un travelling ou au contraire au Ronin, parfois même très près du corps, comme Paul Greengrass l’avait par exemple mis en pratique sur la série des "Jason Bourne"... On a réellement essayé avec lui de varier les styles, et les situation pour éviter de filmer à chaque fois les mêmes combats, allant même jusqu’à décider d’en situer une dans une cabine de poids lourd, un peu le comble de l’exiguïté !


Qu’avez-vous appris ?

MR : J’ai beaucoup appris sur ces scènes de combat. Et je crois que j’ai encore beaucoup à apprendre ! Ce que je retiendrai principalement, c’est qu’il faut savoir faire simple, et ne pas chercher à rajouter forcément du mouvement à la caméra sur des actions déjà très complexes. Au montage, j’ai vraiment pu constater combien les séquences filmées très simplement à plusieurs caméras fixes fonctionnaient bien. Et combien les plans les moins prétentieux étaient en fait les plus efficaces. Je me souviens très bien, par exemple, d’un plan extrêmement audacieux, où la caméra sautait dans le vide avec Margot et qui simplement ne fonctionnait pas. La jouissance et l’efficacité de la bagarre à l’écran ne vient absolument pas de la complexité des plans, mais au contraire de leur justesse, leur modestie en quelque sorte !

Et en termes de choix d’optiques ?

MR : Comme Fred aime une image piquée, et moderne, j’ai volontairement délaissé toute option d’optiques vintage ou à fort caractère. Au contraire, je suis parti sur une série Sigma Full Frame, qui a l’avantage d’être très neutre en rendu, très précises et sans effets ni aberrations notables. Autre point important, elles sont très bon marché ce qui me permettait d’équiper sans souci les multiples caméras qu’on allait utiliser. Sur les corps caméra en particulier, je dois avouer que je suis de plus en plus adepte d’un choix selon les besoins de chaque séquence, en privilégiant toujours la versatilité si la caméra le permet. Sur "Machine", on a par exemple utilisé à la fois des RED Raptor en caméras principales, surtout pour leur côté compact et leur grande définition, mais aussi des RED Komodo, encore plus compactes, des drones, du Sony Alpha 7s et même du DJI Ronin 4D, qui est un corps caméra stabilisé sur 4 axes et qui permet vraiment d’envisager des plans improbables autrement. Une machine incroyable avec un côté caméra stylo complètement dingue qu’il faut savoir se restreindre d’utiliser sous peine de se mettre à partir dans le grand n’importe quoi !

Florian Berthellot en action avec le DJI Ronin 4D
Florian Berthellot en action avec le DJI Ronin 4D


Parlez-moi un peu plus de cette caméra, vous êtes l’un des rares à revendiquer l’utiliser !

MR : C’est une caméra réellement désarmante. Elle excelle dans plein de domaines, notamment avec sa télécommande de tête à manivelles, qui permet par exemple de cadrer tandis qu’un machiniste se déplace avec la caméra... Tout est presque automatique, et ça fonctionne très bien ! Les assistants l’utilisent sans difficulté, et on peut même y monter d’autres optiques (Sony, Sigma...) si on ne souhaite pas utiliser les 4 optiques DJI proposées avec la machine. Elle est équipée d’un très bon capteur, avec une définition excellente (8K) et un rendu des couleurs très correct. La seule chose c’est qu’il faut prendre le soin en préparation de faire des essais (en filmant des chartes de couleur) et mettre au point une transformation mathématique pour ramener les images qu’elle produit dans l’espace ACES. Une fois cette précaution prise, on la travaille à l’étalonnage comme n’importe quelle autre et les raccords sont presque invisibles.

Que retenez-vous de cette expérience pas comme les autres ?

MR : Je retiendrai que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas du tout un truc de bourrin de filmer des combats. Détrompez-vous, c’est vraiment plutôt de la dentelle !
Blague à part, c’était extrêmement plaisant de faire cohabiter cette forme de cinéma avec aussi un plaisir du dialogue et du verbe, et aussi une étonnante densité politique.

(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)

* "Machine" a décroché le prix de la Meilleure série dans le cadre de la compétition française. Elle est programmée sur Arte dès le jeudi 11 avril 2024 (4 avril sur arte.tv)

Série "Machine"
Série de 6 x 48 minutes pour Arte
Production : Mediawan
Réalisation : Fred Grivois
Directeur de la photographie : Martin Roux, AFC
Production : White Lion Films / Fit Production