"Penser la lumière", de Dominique Bruguière

A la frontière de l’ombre

La Lettre AFC n°300

Il est très souvent question ici de lumière, l’une des "deux mamelles" qui avec le cadre "alimentent" l’image de cinéma, plus rarement de lumière de scène. Dominique Bruguière crée depuis plus de trente ans des lumières pour le théâtre et l’opéra ; elle rend compte, dans "Penser la lumière", du cheminement nécessaire à sa composition et de la façon dont elle interagit avec tous les éléments entrant en jeu dans la mise en scène.

Comme beaucoup de personnes ayant fait du travail de la lumière leur quotidien professionnel, le souvenir de la lumière de son enfance - et son côté affectif -, sa constante observation - pouvant aller jusqu’à la fascination - des états lumineux qui l’entourent, le travail des peintres tenant une place importante dans sa sensibilité, n’ont eu de cesse d’orienter la vie de Dominique Bruguière, celle de tous les jours comme celle de la création.
Après le déclencheur, en 1977, du choc visuel provoqué par Hamlet, mis en scène par Daniel Mesguich, et en lumière par Gérard Poli, à la maison de le culture de Grenoble, et la découverte, à Nice, où étaient programmés entre 1979 et 1981 les spectacles du Festival d’automne, de grands metteurs en scène contemporains (Bob Wilson, Pina Bausch, Giorgio Strehler, Roger Planchon, Jean-Pierre Vincent, Peter Brook, Antoine Vitez et bien d’autres), les années 1980 ont été pour Dominique Bruguière « "l’âge d’or" de la mise en scène en France et simultanément de la véritable naissance de la lumière en tant que discipline artistique ».

Selon elle, le travail de Patrice Chéreau et, avant lui, celui de Giorgio Strehler, qui tous les deux appréciaient la lumière et la comprenaient, a donné à celle-ci une place centrale dans l’esthétique et la dramaturgie de ses spectacles, permettant au métier de l’éclairage de faire son apparition dans le champ artistique. Elle et sa génération - Patrice Trottier, Joël Hourbeigt, Jean Kalman, Alain Poisson, Marie Nicolas, entre autres -, rappelle-t-elle, doivent beaucoup à la rencontre de Patrice Chéreau avec le chef opérateur André Diot, chacun avec son imaginaire et son style ayant pu, grâce à leur travail en commun, approfondir son art et son artisanat.
A la question de savoir si les auteurs des pièces qu’elle éclaire pour divers metteurs en scène lui inspirent une lumière particulière, Dominique Bruguière répond : « Dans cet art collectif qu’est le théâtre, je laisse de côté ma lecture personnelle et ma sensibilité première car ce qui compte pour moi, c’est la façon dont metteur en scène, dramaturge, scénographe vont me raconter l’histoire ; c’est à travers le prisme de leur imaginaire que je vais penser et inventer celle de la lumière. »

Au fil de Penser la lumière, Dominique Bruguière développe, en s’appuyant sur de nombreux exemples de spectacles qu’elle a éclairés, sa vision de l’ombre - vers laquelle elle est inévitablement attirée - et de la lumière, ainsi que sa façon de les intégrer dans des architectures lumineuses qui seront aussi diverses que le travail scénique de metteurs en scènes tels que Claude Régy, Patrice Chéreau, Jérôme Deschamps et Luc Bondy, parmi d’autres.

A propos de deux éléments majeurs entrant en jeu dans ses créations, extraits...
De l’ombre et de ne pas toujours voir
« L’ombre crée attente et mystère, elle offre aussi un place exacte à ce que l’on donne à voir. Distribuer ombres et clartés, c’est introduire une hiérarchie dans le champ esthétique et dramaturgique. Choisir si un corps ou un décor possédera une ombre on non revient à l’inscrire avec précision dans l’espace ou, au contraire, à le faire flotter sans attache. Selon qu’elle sera nette ou brumeuse, son évolution au cours de la représentation racontera le temps qui passe ou son immobilité. L’ombre est une altérité en constant dialogue avec les êtres et les choses, elle définit leur volume, souligne leur relief, précise leur forme ou les soustrait au regard. » [...]

« Je suis frappée de voir que le théâtre actuel reste principalement dans le dogme de tout montrer. Pour comprendre, pour entendre, on aurait forcément besoin de voir et de voir tout le temps. Rien n’est moins sûr. Dérober à la vision ne serait-ce que par intermittence peut développer la puissance expressive et émotionnelle d’un spectacle. »

"Les Idoles", de Christophe Honoré, lors de répétitions au Théâtre Vidy-Lausanne, 2018 - Photo Jean-Louis Fernandez
"Les Idoles", de Christophe Honoré, lors de répétitions au Théâtre Vidy-Lausanne, 2018
Photo Jean-Louis Fernandez

Des acteurs
« Si la scénographie donne l’élan premier à ma réflexion, c’est naturellement avec la mise en scène que j’atteins le champ émotionnel qui relie les êtres, acteurs et spectateurs. Les acteurs me bouleversent par leur présence physique, là, offerte à mes yeux. Si j’ai choisi le théâtre et refusé très tôt le cinéma malgré des propositions passionnantes (Youssef Chahine me demandant, après Caligula à la Comédie-Française, de le suivre sur ses tournages en Égypte), c’est parce que j’ai besoin de la pesanteur des corps et de leur fragilité, de la vibration d’un regard et de sa modification dans l’affleurement d’un émotion, de la chaleur d’une voix et de sa rupture vers les sanglots dans l’éphémère de la représentation.
Je suis émue par la chair et fascinée par cette relation particulière, purement mentale, qui se noue au théâtre où, par la seule puissance de son imaginaire, un acteur s’adresse à celui du spectateur. J’ai tenté de toujours accompagner ce lien invisible et secret. Si la lumière donne du relief à un décor, surgit pour donner l’éclat d’un regard et préciser un mouvement, elle va surtout à la rencontre des êtres. » [...]

« Lorsque j’évoquais les choix fondamentaux que j’ai pu faire dès mes débuts en me tournant vers tel ou tel metteur en scène, il ne s’agissait pas de déterminations uniquement esthétiques. Je voulais comprendre avec eux comment transmettre, faire circuler la substance de l’écriture portée par les acteurs dans le mental des spectateurs. Aiguiser, démultiplier le perception de celle-ci est essentielle au théâtre, à moi aussi de lui en donner la possibilité.
(En)cadrer un visage, le sculpter en le creusant, l’adoucir au contraire, n’éclairer que la main ou le doigt, capter le mouvement du corps et le suivre ou le laisser partir dans la pénombre : chaque décision implique une direction différente, voire une "matière" différente, et chacune doit être une relation intime avec l’ensemble de ce qui se joue. Lumière de face ciblée ou globale, de trois quarts, verticale, de côté, fragmentée, mobile ou fixe, l’acteur est au centre de cette palette vivante dans laquelle je puise pour lui donner sa place au plus près du flux de la mise en scène. »

Penser la lumière, de Dominique Bruguière
En collaboration avec Chantal Hurault
Collection "Le Temps du théâtre"
Actes Sud - Papiers, 158 p., septembre 2017

En vignette de cet article, une image de Don Carlos, de Giuseppe Verdi, mise en scène de Christophe Honoré, Odéon-Théâtre de l’Europe, 2018 - Photo Jean-Louis Fernandez