Relativité de l’image digitale

Entretien croisé entre Yov Moor, étalonneur, et Céline Bozon, AFC
La directrice de la photographie Céline Bozon, AFC, qui, entre autres réactions, a poursuivi une première fois la conversation entre Caroline Champetier et Martin Roux – matière à réflexion sur la couleur et la fabrication des images –, prolonge ses propres questionnements en s’entretenant avec l’étalonneur Yov Moor. Ce dernier lui parle de son parcours et de sa façon d’aborder son travail sur un film à partir de ses expériences personnelles.

Céline Bozon : En te posant des questions pendant l’étalonnage du film de Laurent Larivière À propos de Joan, j’ai eu envie de continuer la discussion lancée par Caroline Champetier et Martin Roux avec toi car je trouve ta position et ton expérience très singulières.

Yov Moor : Il n’y a pas d’expérience dans l’absolu, il n’y a que des expériences multiples ; moi, je me pose toujours des questions, j’ai toujours l’impression de redébuter à chaque film. Chaque film a son énergie, chaque personne a son caractère, tout bouge en fonction. J’ai vraiment du mal à arriver et à me dire « on va tracer ça comme ça, et ça va marcher ».
Au moment des essais, j’essaye juste de connaitre l’autre, le/la chef/fe op’, le/la réalisateur/trice, pour trouver ce qui est juste à l’image.
La pellicule, le film, trace quelque chose et réunit les gens autour de cette matière-là. Le digital doit venir à nous, il n’a pas cette indépendance et la noblesse du film, il a besoin d’être manipulé. Le digital est plus relatif, il a besoin de mots pour être resitué et inventé.

CB : Tu me racontais que ta culture de l’image venait beaucoup de la télévision et de la VHS, et c’est vrai que j’ai l’impression que nous sommes quelques uns/unes à l’AFC à "mythifier" un peu la copie 35 mm comme étant l’étalon de tout le reste…

YM : C’est vrai que beaucoup de gens ont eu la chance de voir "la vérité", le film en 35 mm en salle. Moi, ce n’était pas la culture de la famille mais, par contre, on regardait beaucoup de films à la télé donc je suis plutôt l’enfant du télécinéma. C’est très réducteur mais il y a une sorte de saveur de cette "sous" qualité. Et je pense que ça m’a donné une pâte ; à partir d’une "idée" de la pellicule, sans sa richesse.
Ma mère travaillait dans l’édition pour Delpire ; donc j’ai traîné dans la photo un bon bout de temps, beaucoup du côté du noir et blanc et du tirage, mise en page, installation d’expos. J’étais petit ; je baignais dedans, je ne comprenais pas mais je commençais à sentir les choses, physiquement, sans pouvoir mettre de mots dessus. C’était très instinctif mon rapport à l’image. A l’école, je suis un mauvais, je n’ai pas le brevet je n’ai pas mon bac. Donc ma formation, c’est vraiment le travail de ma mère.
Parallèlement, j’ai commencé l’informatique très tôt par mon père. Il était architecte. J’ai fait de la 3D vraiment très tôt. C’était l’époque des ordinateurs Atari et Amiga. Donc je suis ce mélange-là, entre photographie et ordinateur.
Après, j’ai travaillé dans les jeux vidéo. Je faisais de la modélisation 3D, des cinématiques ; donc j’aurais pu "tomber" dans la technique, être impressionné par l’outil. Voir des objets 3D qui tournent en temps réel, c’était saisissant. Et puis à un moment, ça a bifurqué, j’aurais pu me retrouver dans des gros studios de jeux vidéo (Ubisoft), je suis devenu indépendant et j’ai fait la lumière sur un long métrage en tant qu’opérateur. Je connaissais la lumière virtuellement et j’ai dû faire la lumière d’un film, le réalisateur s’appelait Gene Barbe, il travaillait chez LTC.
(Le film s’appelle Le jour où j’ai eu 100 ans et c’est Richard Deusy qui s’était occupé du retour film… C’était en 2007)
C’est vraiment un déclic j’ai compris comment les outils pouvaient être au service d’un film. C’est là où l’outil est devenu plus sensible. Le réalisateur était un poète et il m’a emmené avec lui ; j’ai découvert plein de choses grâce à lui ; la poésie aussi notamment René Char, je l’ai découverte tard, pas à l’école mais ça m’a ouvert beaucoup de choses. Ça m’a aidé à mettre des mots sur mes sensations.

CB : La boucle est bouclée alors entre ton enfance, le rapport aux images et la sensation… Comment abordes-tu un film aujourd’hui ?

YM : Souvent on me propose de m’envoyer le scénario mais aujourd’hui je préfère découvrir le film monté parce que c’est vraiment là que le langage s’est installé et construit. Tout est là. Sentir le film quand il est là. Chaque film crée son dogme. Je ne viens pas avec une idée préconçue, c’est ça qu’il faut faire comme balance des blancs, etc.
Encore plus en digital parce qu’il y a énormément de chemins mais les réponses se trouvent dans chaque film. Le digital pose la question d’où on veut aller et il y a besoin de gens pour y aller, que ce soit des Color Scientists ou des étalonneurs, etc. Autrement on retombe vite dans la norme ou dans un chemin tout tracé.
J’ai toujours été dans des films où je n’avais pas le temps, il n’y a jamais assez d’argent. Je compressais le temps au maximum et je cherchais beaucoup de mon côté sans comptabiliser le temps. Je faisais des recherches à côté par passion. Je ne vais pas au travail et après, c’est fini. J’ai monté un labo Walpaper et Alchimix après le film avec Gene Barbe.
Mon expérience et toute ma recherche couleur – ACES, Tcam (Truelight CAM), Resolve, Baselight – ne s’arrêtent jamais, je me forme en permanence et c’est ce qui me permet d’être et intuitif et rapide. Il faut être armé en tant qu’étalonneur et en même temps avoir le temps de se perdre, de se tromper et donc d’aller encore plus loin.

CB : Peux-tu nous parler de ton expérience asiatique ?

YM : Il faut commencer par la méthode : ils m’envoient un lien pour regarder les films et on se retrouve au Vietnam ou en Chine ou à Taïwan avec réalisateur/trice et chef/fe op’ et ils me disent « Et ben vas-y, qu’est-ce que tu sens ? » en repartant du Log.
On te lance à un endroit et il faut que tu prouves ta position. Tu es sur un piédestal et du coup tu n’as aucune retenue… C’est un truc de fou, c’est comme sauter d’un ravin… Et tu vois même dans le comportement physique du réalisateur/trice et chef/fe op’ s’ils sont touchés ou pas, sans parler. Ils ont besoin d’être provoqués et pour eux ce qui est tourné n’est pas arrêté. Tout peut être remis en question jusqu’au bout. Ça peut être une séquence, ça peut être un plan ; si cette image a besoin d’être complètement ailleurs quand elle apparaît, peu importe ce qui précède, elle a sa place en soi en tant qu’image dans le film. Et c’est très intéressant comme approche.

"Taste" / Vietnam / Blackmagic Ursa 4,6K - Réalisateur : Lê Bảo – Chef opérateur : Nguyễn Vinh Phúc
"Taste" / Vietnam / Blackmagic Ursa 4,6K
Réalisateur : Lê Bảo – Chef opérateur : Nguyễn Vinh Phúc

Le Vietnam est un pays, par exemple, où il y a toujours très peu de projections de films en 35 mm, donc encore une fois la culture de l’image vient d’ailleurs, de l’art (peinture notamment) ; mais aussi de cette nature si particulière, de ces paysages fous.
Mais par contre cette position est exténuante, je ne ferais pas dix films asiatiques de suite. Ça vide et j’ai peur de me répéter. Ça fait aussi du bien de revenir à une approche plus cartésienne. Je me reremplis dans le cinéma européen.
Par exemple, sur Balloon, on avait fait un étalo en neuf jours et le huitième jour, on a tout changé de A à Z. Ce qu’on a changé au dernier moment, c’est les hautes lumières qui étaient plus douces, moins colorées et on les a éloignées d’un "naturel". L’étalonnage, c’est vraiment des couches, des strates et chaque strate annule ou renforce la précédente.
Et il n’y a pas de souci d’égo. C’est une mise à nu de ta perception. Et ce n’est pas une défaite ni une honte.

"Balloon" / Tibet / Arri Alexa - Réalisateur : Pema Tseden – Chef opérateur : Lu Songye
"Balloon" / Tibet / Arri Alexa
Réalisateur : Pema Tseden – Chef opérateur : Lu Songye

Et l’autre film s’appelle Jinpa, c’est le même chef op’, même réalisateur et c’est les grands écarts, on ne se répète pas, on ne prend pas le recette du précédent pour le reproduire sur le film d’après, on repart vraiment à zéro, on désapprend tout. C’est l’inverse du mécanisme ou du programme.

"Jinpa" / Tibet / Arri Alexa - Réalisateur : Pema Tseden – Chef opérateur : Lu Songye – Producteur : Wong Kar-wai
"Jinpa" / Tibet / Arri Alexa
Réalisateur : Pema Tseden – Chef opérateur : Lu Songye – Producteur : Wong Kar-wai

CB : Quand je t’entends, je me dis que justement, dans ce sens-là, le film était plus "rassurant", on choisissait son émulsion, sa pose (sensibilité et affichage cellule), on faisait des essais, etc., et justement il n’y avait pas tellement de surprise ; c’était très maîtrisé, d’où peut-être aussi l’affolement à l’arrivée du "digital", comme tu dis. Pardon, je dérive… En France, tu sens que tu es plus empêché ou qu’il y a plus de résistance ? Tu te sens moins libre ?

YM : On a plus de mal à sortir d’une forme de "logique" et puis est-ce que c’est notre histoire catholique, je ne sais pas, mais il y a plus une sorte d’"humilité" ; une modestie, parfois très juste, mais parfois on se retient trop par peur de s’exhiber.
Le cinéma asiatique te pousse à une mise en danger. Tu peux aller vers du "hors norme", surtout en couleur. La pellicule a une élégance qui ne permet pas ça. La couleur qui te "rentre un peu dedans", on n’en profite pas.

CB : Que veux-tu dire par « la couleur qui te rentre un peu dedans » ?

YM : C’est des couleurs hors du Gamut, pas du tout des contenues dans les LUTs film. C’est hors Fuji, hors Kodak Tu peux amener Kodak vers autre chose mais ça reste l’harmonie Kodak. C’est surtout dans les bleus pourtant c’est là où c’est le plus réduit par rapport au vert, par exemple. Il n’y a pas l’empreinte ni de la pellicule ni du digital, c’est l’empreinte du film lui-même et ça, j’aime beaucoup. On peut partir d’un Log et chercher manuellement et, d’un film à l’autre, faire quelque chose de totalement différent. Il n’y a pas de goût de "j’aime ça" donc je fais ça à chaque film, je choisis tel espace, toujours le même, telle machine, toujours la même ; moi, j’ai très peur de me répéter donc j’aime bien repartir de zéro à chaque fois.

En vignette de cet article, une image du film Balloon, photographié par Lu Songye.

Dans le porfolio ci-dessous, d’autres images de Taste, Balloon et Jinpa, suivies d’images de trois autres films sur lesquels Yov Moor a travaillé.