Sam du Pon, NSC, revient sur ses choix techniques pour mettre en images "Rietland", de Sven Bresser
"La vie de Johan", par François Reumont pour l’AFCLorsqu’il découvre le corps sans vie d’une jeune fille sur ses terres, Johan, fermier solitaire, est submergé par un étrange sentiment. Alors qu’il s’occupe de sa petite-fille, il se lance à la recherche de la vérité, déterminé à faire la lumière sur ce drame. Mais le mal se cache parfois derrière les apparences les plus ordinaires...
Tourné sur 34 jours (répartis sur deux mois à raison de quatre jours par semaine), entièrement en décors naturels dans le Werribben Wieden, région rurale du nord de la Hollande, Reedland donne aux paysages le rôle principal du film. Avec une distribution composée à 100 % d’autochtones, non professionnels, le projet de Sven Bresser mélange intimement un côté ultra naturaliste qui capte à l’écran le territoire et ses habitants tout en proposant une mise en scène mystérieuse, beaucoup plus proche de la fiction ou du thriller.

Sam du Pon explique les enjeux initiaux de ce premier long métrage : « Reedland est un film très visuel. Ce qui m’a immédiatement inspiré, c’est ce conflit entre la nature, le protagoniste et le mal. Le paysage est certainement un des personnages principaux, au même titre que Johan (interprété par Gerrit Knobbe, lui-même vétéran de la culture de roseaux). Cette approche de mettre délibérément le paysage au centre de l’intrigue, de tirer partie de son évolution alors que Johan se retrouve confronté au mal nous a amenés à organiser le tournage en fonction des conditions de lumière, de la météo et de la nature en elle même. Il y a beaucoup de storytelling dans ce film selon le temps qu’il fait sur chaque plan... Que ce soit le soleil, les nuages ou la pluie par exemple. Nous avons donc décidé de placer dans notre plan de travail tous les extérieurs jour au début, en situation de stand-by. Ainsi, en fonction des prévisions météo, nous tournions soit en extérieur, soit dans les décors intérieurs. Même à l’échelle d’une scène, si le temps tournait peu à peu dans les champs, on pouvait tout à fait laisser tomber cette scène en cours et passer à une autre qu’on voulait, par exemple, absolument tourner sous les nuages - comme celle du feu par exemple. Nous avions une très grande souplesse d’organisation, en travaillant en petite équipe, avec beaucoup de gens polyvalents et sans trop de problèmes de disponibilité des interprètes... Une fois la plupart des scènes extérieures filmées, on s’est ensuite concentrés dans la deuxième partie du plan de travail sur les scènes avec plus de comédiens et de figurants. Comme, par exemple, la séquence du spectacle à la fin l’histoire. Enfin, quelques jours en équipe ultra réduite en fin de film nous ont permis, avec Sven, de ramener toute une série de plans de nature, et de transition qu’on appelait "les sessions paysages." »

Tourné en argentique en Super 16, Reedland est aussi un travail très subtil de dégradés de couleur dans une palette finalement très restreinte. « J’aime beaucoup la façon dont la pellicule argentique sépare les couleurs », explique Sam, « par exemple cette manière si caractéristique de faire exploser les couleurs rouges, c’est quelque chose que je ne parviens pas à retrouver en numérique. Cette tonalité dorée des champs de roseaux était bien sûr très importante pour nous dès la préparation. Le bleu du ciel aussi, qui revient régulièrement en contrepoint des champs. Et même si nous tournions un premier long métrage, avec des comédiens non professionnels, on était vraiment certains de vouloir partir en pellicule. D’autant plus, qu’avec Sam, on avait déjà tourné ensemble un court métrage en 16 mm dans des conditions un peu similaires en Belgique qui nous avait beaucoup rassurés sur pas mal de points. Par exemple, combien de métrage on peut décemment passer sur chaque scène. Et cela peut varier du tout au tout. Notamment quand vous avez des séquences un peu longues, avec pas mal de dialogue, le ratio monte très vite comparé à une scène plus simple moins dialoguée... Mais heureusement Sven est un réalisateur qui maîtrise très bien la technique, sachant la plupart du temps exactement ce qu’il veut de la part de ses comédiens. Se permettant souvent d’enchaîner en cours même de prise la même réplique sur trois ou quatre tons différents jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il désire. Je dois aussi préciser que la fabrication de ce film a beaucoup reposé sur les mises en place et les répétitions. Avec un découpage finalement assez précis, des indications sur la direction lumière, sur l’heure de la journée durant laquelle la scène est censée se passer... Bref assez loin d’une quelconque improvisation. C’est vraiment ce qui nous a permis de tourner ce film en pellicule. »
Parmi les inspirations visuelles, Sam du Pon cite volontiers le cinéma du réalisateur argentin Carlos Reygadas (membre, cette année, du jury pour la Palme d’or, réalisateur de Japon ou Lumière silencieuse). « Pour cette longue scène dans la voiture sous la pluie, on pensait vraiment à cette scène de Lumière silencieuse où on voit littéralement les premières gouttes de pluie s’écraser sur le pare-brise avant qu’une copieuse averse se déclenche. On rêvait bien sûr de pouvoir le faire en tournant sous une authentique averse... Mais on a dû se rendre à l’évidence, on n’y parviendrait pas, même avec notre souplesse d’organisation par rapport à la météo. Cette scène nous a pris une journée complète à tourner, en trichant la pluie avec un véhicule équipée de rampes à eau qui nous précédait. Et là, soudain la présence de la pluie rend visuellement cette scène si potentiellement dangereuse... alors qu’il ne se passe rien ! Avec Sven, on se connaît bien. On a fait nos études dans la même université, et reçu nos diplômes il y a déjà dix ans. Depuis, on tourne régulièrement ensemble et on a beaucoup de références cinématographiques communes. Je crois que cette fois-ci, peut-être un peu en réaction avec nos précédents court métrages, on s’est dit bon, arrêtons de regarder les films de Bruno Dumont ! À la fois, on a quand même pas pu s’empêcher sur le point de vue de Johan découvrant le cadavre de la jeune fille, avec la fourmi qui progresse sur elle, une sorte d’hommage que vous reconnaîtrez probablement à L’Humanité. Enfin, et c’était assez logique par rapport au contexte dans lequel le film s’inscrivait, on a pas mal épluché les documentaires néerlandais sur la culture et les traditions qui s’y rapportaient. Car après tout, notre idée était vraiment de commencer le film comme une sorte de documentaire très réaliste sur la vie de cet homme dans son exploitation, ses gestes, son savoir-faire... pour ensuite basculer dans une histoire de meurtre, et questionner ce rapport au mal. Une thématique finalement très proche encore du cinéma de Bruno Dumont ! »

Préparant le film, et se posant la question de sa forme, Sam du Pon s’est notamment préoccupé du choix de la focale pour le film. « Sven ne voulait pas trop se reposer sur les plans serrés. On voulait trouver l’objectif idéal pour obtenir un plan moyen de Johan. On sentait que ça serait vraiment la valeur de plan de référence pour tout le film. Et, à la suite de ces essais, en situation, on s’est aperçu que c’était vraiment le 14 mm en Super 16 (soit à peu près un 28 mm en équivalent 35) qui nous donnait le meilleur rapport de perspective en plan moyen, et surtout la distance juste par rapport à notre interprète. C’est une chose difficile à anticiper. Ça repose beaucoup sur le feeling avec le comédien... »
Questionné également sur l’opportunité de l’anamorphique (souvent choisi par Carlos Reygadas ou Bruno Dumont), Sam du Pon répond que la disponibilité des optiques Scope était très limitée aux Pays-Bas, les quelques essais avec ce genre d’optiques ne l’ayant pas suffisamment convaincu pour mettre de côté l’option sphérique. « Quand on décide de tourner en Super 16 et de cadrer en 2,39, la taille du négatif est vraiment toute petite, le haut et le bas de l’image n’étant pas utilisés. On perd beaucoup en définition, et je pense que ça devient très important en compensation d’utiliser les optiques les plus piquées possible, en évitant aussi de tourner à pleine ouverture. C’est pour cette raison qu’on a tourné en Arri Ultra Prime. Dans le même ordre d’esprit, j’ai décidé de tourner la plupart des scènes extérieures en Kodak 50D ou 250D, les intérieurs étant plutôt fait en 200T pour ne pas non plus trop perdre en définition à cause du grain. »
Questionné sur la réelle difficulté de choisir la filière photochimique en 2025 à cause du choix de plus en plus limité de laboratoires, Sam du Pon détaille : « Voilà une bonne dizaine d’années que je travaille avec Studio l’Equipe à Bruxelles, et j’ai pu désormais tisser avec eux de bonnes relations, nouer d’excellents contacts. Néanmoins, je dois constater qu’on sait de moins en moins produire un film en argentique. On a juste perdu l’habitude de le faire, que ce soit en matière de production, chaîne de fabrication... Et ça demande beaucoup d’énergie à chaque fois de la part de tout le monde. Et puis en termes de lumière, c’est aussi une approche plus délicate. Le film a beaucoup moins de latitude que le numérique dans les ombres, rendant certains décors, comme la maison de Johan, parfois difficile à filmer. Par exemple, lors de cette première scène de nuit quand il est assis à sa table en train de prendre son dîner, j’avais dans l’idée de n’utiliser que cette unique lampe du salon en top light, pour retranscrire ce côté extrêmement pratique et fonctionnel qu’on trouve dans les fermes. En un mot, la lumière est là uniquement pour éclairer la table, ce qu’on mange... le reste de la pièce étant plutôt plongé dans l’ombre. Et à la fois, sans pour autant que tout autour de lui disparaisse dans le noir ! C’est là où la grande différence avec le numérique se fait ressentir. En film vous devez sérieusement vous poser la question d’un niveau à rajouter pour déboucher les ombres, alors qu’en digital vous cherchez au contraire la plupart du temps à retirer du niveau pour obtenir le contraste juste. Dans un décor minuscule comme celui-là, ce n’est pas toujours très facile. Afin de pouvoir prévisualiser plus précisément, j’ai calibré mon appareil photo numérique lors des tests sur le contraste de la pellicule Kodak 200T, me permettant par la suite de l’utiliser sur le plateau pour montrer un peu à Sven le rendu sur lequel on pouvait plus ou moins compter. »

Le noir est pourtant bien présent dans le film, s’invitant au fur et à mesure du récit alors que le mal s’insinue dans la vie de Johan. Dans une scène centrale, une étrange matière noire comme du pétrole sort du sol, puis envahit même sous la forme d’une pierre la machine à laver du fermier...
« Dans cette séquence de la machine à laver, on utilise effectivement beaucoup plus des outils de mise en scène plus évidents. D’abord, il y a cette analogie entre la tasse de café et cette pierre noire qu’il trouve à l’issue de la lessive. Et puis il y a ce lent traveling avant sur la porte ouverte, donnant sur l’obscurité totale. C’est un des rares plans en mouvement du film qui n’est pas motivé directement à l’écran, comme les plans de Steadicam quand on le suit dans les champs par exemple. Notre manière à nous de poser la question à la caméra sur sa possible culpabilité. L’autre option aurait été sans doute de faire ce traveling avant sur son visage, mais ce point de vue presque subjectif qui se perd dans le noir, je trouve, fonctionne de manière plus subtile. Pour moi, c’est un des plans qui résument le mieux le propos, à savoir, cet homme est-il réellement coupable dans les faits ou cette culpabilité vient-elle simplement du plus profond de son être ? »
En matière de lumière sur le plateau, Sam du Pon évoque sa préparation avec son chef électricien, Thomas Jenninga. « L’idée était de ne pas trop sculpter la lumière dans cette ferme. Rester très pratique, très fonctionnel comme je l’évoquais. Peu à peu, tandis que Dana apparaît, comme c’est un grand-père aimant, il porte un peu plus d’attention à sa petite-fille et la lumière devient un peu plus accueillante, moins brute. Néanmoins, et c’est une remarque que je me fais souvent, c’est tellement facile maintenant avec les LEDs de cacher telle ou telle petite source à tel ou tel endroit ou de régler telle ou telle couleur ou contraste à la console qu’on est tenté à chaque plan à rendre les lieux presque plus beaux qu’ils ne doivent l’être. C’est pour cette raison qu’avec Thomas, mon chef électro, on a décidé en amont de ne pas utiliser du tout de LEDs sur ce film. Se limiter à des sources incandescences et HMI, souvent plus puissantes, et définitivement moins facile à régler au ¼ de diaph près... Seule la grande séquence de spectacle municipal à la fin du film a échappé à cette règle, la présence de nombreux figurants et la complexité de la scène en elle-même nous forçant à avoir recours aux sources modernes et à leur souplesse de réglages. Et je suis très content d’ailleurs qu’on ait dérogé à cette règle initiale... Car autrement, on se serait vraiment tiré une balle dans le pied ! »
Questionné sur cette grande scène, très en contrepoint du reste de la narration, Sam du Pon détaille : « Cette scène a été un énorme enjeu pour nous car elle réunissait beaucoup d’éléments compliqués. La nombreuse figuration, et aussi la présence de plusieurs enfants sur scène pour ce spectacle. C’était très important pour nous de profiter de la présence de tous ces gens pour les montrer, ne pas juste personnaliser la foule à l’image, mais bien avoir une série de portraits en quelque sorte, surtout pour la dernière partie de la scène où tous les hommes regardent chanter Alaida. Quand elle monte sur scène et qu’elle se met à chanter, il fallait que soudain ce soit comme une sorte de déesse, d’ange descendu du ciel. Une créature complètement intouchable, qui illumine l’image. Complètement sortie du contexte de ce monde rural. Je trouve que ce contraste entre les deux plans (le regard du public et elle qui chante) fonctionne très bien, avec ce regard masculin qui plane sur la scène. Quelqu’un est-il coupable dans ce groupe ? Ou bien sont-ils tout simplement tous coupables ? Sans doute la grande question du film...

Relancé sur l’expérience Reedland, et ce qu’il en retient, Sam du Pon déclare : « Je me souviens qu’il m’a fallu au moins plusieurs lectures du scénario pour vraiment capter le message et l’essence même de ce film. Il y a beaucoup de métaphores à l’échelle de chaque scène, et rien en tant que spectateur (ou lecteur) ne vous est vraiment mis sous le nez de manière évidente. C’est une sorte d’ensemble qui se connecte peu à peu, et qui forme un tout singulier. C’est aussi ça que j’aime dans ce film, cette incertitude qui peu à peu se concrétise. Vous savez, le premier montage du film faisait plus de trois heures ! Et il y avait tant de belles choses qui fonctionnaient, à l’échelle de la scène... Mais pas forcément à l’échelle du film entier. Sven et Lot Rossmak ont vraiment fait un gros travail de montage pour aller à l’essentiel et garder le propos qu’on s’était donné. Et puis, c’était passionnant d’observer cet homme (Gerrit Knobbe) incarner à la caméra un personnage qui était très proche de lui mais pas lui bien sûr. Le filmer tel qu’il est, sans artifice, le rend de la manière la plus fidèle à l’image et en lumière. L’idée de le retrouver en costume à Cannes alors qu’il va montrer au public sa vie dans les roseaux qu’il mène depuis plus de quarante ans, très loin du milieu du cinéma, c’est une chose assez dingue qui me donne déjà la chair de poule ! »
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)