" Shoah "... Pour que justice soit faite !

par Jimmy Glasberg

par Jimmy Glasberg La Lettre AFC n°140

Janvier1945.
J’ai cinq ans.
Libération du camp d’Auschwitz.
Ma cousine Denise, rescapée de l’holocauste, rentre avec un moignon à la place d’un pied. Il fut gelé par le froid, la neige, la glace de l’hiver au camp d’Auschwitz.
42, boulevard Chave à Marseille. Elle habite au quatrième étage, nous emménageons au premier.

Auschwitz. Silence. Chuchotements. Personne ne parle de ce retour des camps, de ceux qui n’en sont pas revenus. Un jour, j’aperçois un numéro tatoué sur l’avant-bras de Denise.
Mystère.
Long silence avant que l’on me dise la Shoah : la Catastrophe, le Massacre...

Janvier 2005.
Inauguration du mémorial de la Shoah à Paris.
Je téléphone à ma cousine Denise qui est aujourd’hui présidente des anciens d’Auschwitz de la région PACA.
Une pensée.

1978, tournage du film Shoah.
Treblinka.
Une locomotive à vapeur entre en gare. Le chauffeur, Henrik Gawkowski, le buste hors de la cabine, réinterprète, trente ans après, cette horrible séquence de sa vie : il pousse des wagons vers le camp d’extermination, vers les fours crématoires.
Arrimé par une corde, en déport au tandem de la locomotive à vapeur, je le filme.
Les douze kilos de ma caméra Coutant à bout de bras. Fumée, poussière, chaleur. Je transpire. Je me cramponne.
Je sens le magasin métallique de la caméra se coller contre ma joue humide de transpiration. Des gouttes de sueur coulent le long de mes paupières. Je presse la loupe de visée contre mon œil. Je verrouille mon outil à mon corps. Je perce du regard le visage de l’interprète chauffeur. Je le sens dans un état second sur le verre dépoli de ma visée... La pulsion scopique me transporte. Je capte par le regard la puissance émotionnelle de cette situation.
Le train ralentit. Le panneau Treblinka apparaît dans mon cadre, je serre très fort ma machine contre ma joue, mon globe oculaire est incrusté dans l’œilleton. La locomotive pousse un grand souffle. Elle s’arrête. Je suis parfaitement cadré sur le buste du chauffeur avec le panneau Treblinka au fond.
Fin du travelling. Il retourne son visage vers l’objectif, fait glisser son index sur sa gorge. Ce geste symbolique d’égorgement veut prévenir de la mort prochaine de ces hommes, femmes et enfants, entassés dans les wagons. Le hors champ, les images fictives de ces wagons de la mort, je les ressens dans le regard hagard de Henrik Gawkowski.
Intense émotion. État de grâce de l’acte de filmer.
Arrêt sur l’image.
Un photogramme.
Cette icône me poursuit partout depuis des années. Je la vois partout, sur les murs, dans les journaux, dans les vitrines de librairies, à la télévision, sur Internet, au musée, sur des piles de K7, de DVD, de livres.
J’ai le vertige.
Je suis obsédé par cette image dont on m’a volé la paternité.
Injustice.
Ce photogramme, cette image symbolique de la Shoah, je l’ai saisi avec mon corps, ma sueur, mes tripes et mon cœur.
Je souhaite que mon nom lui soit associé.
Je me battrai pour que justice soit faite.
Merci à l’AFC d’être à mes côtés dans ce combat.
(Jimmy Glasberg)

Shoah est une œuvre cinématographique essentielle de Claude Lanzmann dont je suis fier de signer l’image aux côtés de mes amis et confrères de l’AFC Dominique Chapuis et William Lubtchansky. Nous avons participé avec nos images à transmettre la mémoire de cette catastrophe, de ce massacre, de ce génocide, de cet holocauste, de la Shoah...