Tetsuo Nagata, AFC, de la guerre à la vérité

Par Ariane Damain Vergallo, pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar La Lettre AFC n°276

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Little Boy et Fat Man, les deux bombes atomiques qui, le 6 août et le 9 août 1945, ont rayé de la carte les villes de Hiroshima et Nagasaki au sud du Japon et provoqué instantanément plus de cent mille morts, ont décidé plus sûrement que toute autre chose du destin de Tetsuo Nagata.
Tetsuo Nagata, mai 2017 - Photo Ariane Damain Vergallo
Tetsuo Nagata, mai 2017
Photo Ariane Damain Vergallo

Le Japon est, pour ses habitants, cette terre sacrée défendue à tout prix qui, lorsqu’elle s’engage dans la Seconde Guerre mondiale, attend avec terreur le débarquement des Américains, et entraîne alors ses jeunes soldats à un unique but : être des kamikazes le moment venu. Tetsuo Nagata se souvient encore des récits impressionnants de son père, qui, après guerre, avait choisi d’être médecin et d’exercer dans un petit hôpital de Nagano au milieu d’une campagne paisible.
Ses premiers émerveillements, Tetsuo Nagata les doit à cette vie en toute liberté au milieu de la nature. Il se souvient, enfant, de son regard qui embrassait l’horizon sans obstacle et du plaisir qu’il prenait à contempler les changements subtils de la lumière sur les montagnes enneigées.

Beaucoup plus tard, quand le cinéaste François Dupeyron propose à Tetsuo Nagata d’être le directeur de la photo du film La Chambre des officiers, qui parle des atrocités de la guerre de 14-18 vues à travers les souffrances d’un officier, dont une bombe a emporté une partie du visage, il a alors une compréhension immédiate presque charnelle de l’enjeu du film. Il se rappelle alors le Japon pauvre de l’après-guerre quand il voyait aux abords des temples des "gueules cassées" défigurées, monstrueuses qui se signalaient par leur casquette blanche.
La Chambre des officiers est son troisième film, c’est le tout début de sa carrière dans le long métrage et c’est un coup de maître puisque qu’il reçoit le César de la meilleure photographie. Il réitère son exploit six ans plus tard en obtenant un autre César pour la photo du fabuleux film d’Olivier Dahan, La Môme.

Sa rapidité à monter jusqu’à la plus haute marche, sa ténacité à se frayer une place, et une sorte de rareté dans ses choix de films, enfin sa réussite incontestable dans la publicité et tout simplement la beauté de son travail ont contribué à son aura dans le milieu du cinéma.
Et pourtant, le chemin fût incroyablement long, semé de difficultés et d’allers et retours entre le Japon et la France dans une indécision qui aurait pu être fatale à Tetsuo Nagata puisqu’il lui fallait à chaque fois tout recommencer avec le risque de tout perdre.

Dans les années 1970 à Tokyo comme à Paris, Londres ou New-York, la jeunesse se dresse et s’amuse dans une liberté, une folie et une insouciance qui doivent beaucoup au confort économique des pays développés ces années-là.
Tetsuo Nagata éprouve un choc quand il découvre à l’Alliance française de Tokyo les films de la Nouvelle Vague, Pierrot le fouLes 400 coupsA bout de souffle. Il trouve alors le courage de se rebeller contre son père qui souhaite qu’il devienne médecin.

« La Nouvelle Vague m’a touché profondément, ça a été comme un soutien moral. Quand on est jeune, il y a une certaine angoisse à devoir bâtir sa vie. J’ai eu envie d’aller voir de l’autre côté de l’horizon le pays de la Nouvelle Vague, la France. C’est le courant qui m’a emmené. »

Suivent un premier séjour en France à l’université de Caen pour apprendre le français, un premier retour au Japon et ensuite deux ans de cours de cinéma dans l’effervescente université de Vincennes-Paris VIII des années 1970.
Il repart au Japon et y reste neuf ans. Il commence à travailler sur une trentaine de longs métrages du cinéma indépendant comme assistant à la caméra, notamment avec le chef opérateur Hiroshi Segawa. Les conditions de travail y sont dures et une année, il s’échappe pour deux semaines de vacances en France. Le hasard lui donne la chance d’assister à une journée de tournage du film Tess, de Roman Polanski, aux studios de Bry-sur-Marne. C’est l’éblouissement.

« J’étais touché, c’était tellement différent du Japon. Je me suis dit : il faut absolument que je tourne sur des films français. »
Tetsuo Nagata prend alors la décision de revenir en France à presque 30 ans alors qu’il ne connaît absolument personne et parle mal le français. Il sait alors que le pari qu’il fait de venir s’installer ici est presque insensé. Il commence par lire beaucoup de livres sur le cinéma, puis à écrire à des directeurs de la photo dont il admire le travail : d’abord le grand Ghislain Cloquet, qu’il a entraperçu sur le tournage de Tess, et qui ne lira jamais sa lettre car il meurt brusquement, Pierre Lhomme, qui le reçoit chez lui, et enfin Ricardo Aronovich, qui l’aide en lui témoignant une confiance dont il lui est encore aujourd’hui reconnaissant.

Il habitera une dizaine d’années dans une petite chambre de bonne jusqu’à ce que les bonnes fées de la pub lui donnent sa chance et lui permettent, en quelques semaines avec une rapidité déconcertante, d’accéder à d’autres horizons. « D’un coup, tout a basculé brusquement et la réussite est arrivée, mon père en a été impressionné et très fier. »
Au bout de deux ans, il reçoit une carte de résident, le sésame indispensable pour habiter et surtout travailler en France. Il continue les petits tournages, fait dix fois plus d’efforts qu’au Japon, « il fallait absolument que je sois bon », et, surtout, il observe minutieusement le travail des chefs opérateurs dont il est l’assistant.

De ces années-là, il garde une sorte d’inquiétude. Cette angoisse de l’avenir qu’il avait, jeune homme, su contrarier par cet élan fou vers le cinéma et la France de la Nouvelle Vague. « Quand je fais un film, je pense toujours que ça va être le dernier film. Je fais très attention à mes choix, je veux rester cohérent. J’ai l’impression que si je rate un film je ne pourrais plus jamais en tourner un autre. »

Tetsuo Nagata a tourné Kainan 1890 en 2015 au Japon. Une belle histoire où deux pays - la Turquie et le Japon - se remercient l’un l’autre à 100 ans d’intervalle.
Un bateau turc coule en 1890 au large de Kushimoto et la population locale sauve plus d’une centaine de passagers turcs. Quand en 1985, Saddam Hussein annonce son intention d’attaquer l’Iran, en remerciement, le gouvernement turc évacue d’abord les ressortissants japonais de Téhéran avant les siens propres.

Kainan 1890 était un film d’époque spectaculaire, difficile à tourner. Trois caméras au format Scope Super 35, beaucoup de scènes de nuit, des prises de vues sous-marines, une tempête sur un navire reconstituée en studio, des ralentis, beaucoup d’effets de pluie et d’eau. Tetsuo Nagata voulait une caméra mobile, simple à manipuler et à protéger et a ainsi choisi de tourner en Super 35 avec l’Arri Alexa et les optiques Summilux-C.
« Le Japon est une île où il pleut beaucoup, l’atmosphère y est humide. Il y a un peu de brume dans l’air, c’est particulier et les Summilux-C rendent parfaitement cette ambiance. Ils sont précis et doux. C’est comme une peinture. Ils ont une signature à part. »

C’est le cinéma qui a emmené Tetsuo Nagata en France, c’est le cinéma qui l’a fait demeurer et ce sont ses trois enfants et sa femme qui l’ont fait s’enraciner dans ce pays.
N’a-t-il pas appelé son fils de 21 ans Kei, qui signifie pour les moines bouddhistes zen "sagesse pour voir la vérité". Un prénom comme une devise pour un homme qui s’efforce à cela dans sa vie comme dans son métier.