Editorial de la Lettre d’octobre 2019

Par Gilles Porte, président de l’AFC

par Gilles Porte La Lettre AFC n°301

Lors de notre dernier conseil d’administration – alors que certains d’entre nous imaginent une soirée hommage en l’honneur de Pierre Lhomme, disparu cet été – nous décidons d’élire un nouveau président d’honneur à l’AFC, conscients que les notions de "repères" et de "filiations" demeurent primordiales au sein de notre association. Plutôt que de choisir un seul individu, nous en désignons deux, à l’unanimité : Monsieur Pierre-William Glenn et Monsieur Ricardo Aronovich, membres faisant partie des fondateurs de l’AFC.

Si l’usage du tutoiement est de mise à l’AFC, il me semble ici que l’emploi du titre « monsieur » convienne davantage aux circonstances. Ce terme n’est-il pas la contraction de l’adjectif possessif « mon » et du nom commun « sieur » qui est lui-même une contraction de « seigneur » ?

Puisque la tradition exige que ce soit le président de l’AFC en personne qui prévienne les deux nouveaux élus, c’est moi qui ai donc eu le privilège de contacter ces deux immenses directeurs de la photographie dont certains films sont à l’origine de ma vocation et de celles de beaucoup d’entre nous.

Oui, Pierre-William, j’ai rêvé, enfant, de devenir un des acteurs de La Nuit américaine que tu as éclairée et cadrée. Et, curieusement, cet étrange cirque, mis en scène par François Truffaut, dans lequel ta vieille Norton apparaît dans certains plans, est aujourd’hui un peu le mien… Impossible de ne pas t’avouer qu’il m’arrive parfois, moi aussi de glisser ma moto dans certains plans que je tourne, en pensant à toi et à ta conception d’une profession qui dépasse largement le cadre et la lumière.

Quant à toi, Ricardo, combien de fois me suis-je demandé en regardant en boucle Le Bal, d’Ettore Scola, comment des images et des sons pouvaient à ce point se passer de mots ? Et comment oublier le regard caméra de Romy Schneider dans L’important c’est d’aimer, d’Andrzej Zulawski, que l’objectif de ta caméra a su capter de la manière la plus subjective qui soit ?

Et puisqu’à l’AFC nous n’avons pas encore reçu l’autorisation du CNC d’ériger de nouveaux phares sur les bords d’un hexagone aux arrêtes chaque jour un peu plus acérées, espérons néanmoins que les nominations de ces deux êtres d’exception encouragent d’autres marins à prendre le large avec une caméra !

Que les mots d’un autre visionnaire du cinéma viennent baliser un peu plus cette lettre aux accents d’été indien !

« Au début, je ne savais rien. Parce que, ce que l’on apprend est théorique. La première chose que j’ai apprise, c’est de m’entourer d’une équipe qui me soutienne. Le choix des gens qui travaillent avec vous est primordial ? [...]
J’avais vu tellement de films où les metteurs en scène étaient abandonnés par leurs équipes, avec des techniciens formidables, mais qui n’étaient pas des gens qui venaient aider, qui montaient au créneau. Je me suis dit, il faut que j’aie quelqu’un qui soit passionné et qui me soutienne, qui ne lâche pas le coup si par hasard il y a un gros conflit avec le producteur ou un acteur ; il faut quelqu’un qui soit avec moi... Vraiment, j’ai vu dans ma carrière des chefs op’ formidables ! Mais si Alain Delon élevait la voix, le chef op’ disparaissait… Ce n’était pas son problème, il s’en lavait les mains ! Moi, je ne veux pas de ça, je veux quelqu’un qui m’aide et j’avais vu le travail de Pierre-William Glenn dans des films, et en plus il avait voulu que je juge son mémoire de maîtrise qui était : « Psychanalyse et freudisme dans la série B américaine »… quelque chose comme cela. Je me suis dit, je vais prendre quelqu’un comme ça…

Ce que je dois à Pierre-William Glenn est énorme ! Au-delà de me soutenir dans le choix des cadres, des plans, des idées, des images, il m’a donné confiance. Je vais juste raconter un détail. Mon premier assistant était assez bourru, assez radical et j’ai eu du mal avec lui sur L’Horloger de Saint-Paul… Il était assez cassant. Moi, je prenais des décisions très rapides.
Il y avait une scène dans le parc entre Rochefort et Noiret qui s’est passée d’une façon tellement miraculeuse que j’ai dit : « Coupez, on la tire, c’est celle-là et on n’en fait pas une deuxième. » Et il me dit : « Tu vas découper maintenant », et je dis : « Non. » J’entends mon assistant qui me dit : « C’est ton film » d’un ton catastrophé et là, c’est dur pour un metteur en scène. C’est votre premier film, vous êtes en train de douter là-dessus et là Glenn s’approche et me dit : « C’est toi qui as raison, ne lâche pas… »

Il y avait une scène où je n’avais pas ce que je voulais et en même temps j’avais peur de dépasser le temps imparti. J’ai dit : « On arrête ! » Glenn vient et me dit : « On n’a pas encore trouvé un système pour mettre dans un film un sous-titre, cette scène n’est pas totalement réussie parce qu’on n’a pas eu assez de temps pour la tourner. Donc si tu veux qu’elle soit réussie, assure-toi qu’elle le soit et on oublie pour le dépassement… »

Il était tout le temps comme cela. J’étais catastrophé par les premiers rushes. Il m’a dit : « Il y a deux choses dont il faut se méfier au cinéma, c’est l’enthousiasme aux rushes et la dépression après les rushes. Ce sont les deux choses qu’il faut mettre en doute ! Il ne faut jamais d’enthousiasme et ne jamais être déprimé. Attends que les plans se montent les uns avec les autres, attends de voir comment ils marchent et tu verras ! »…
Pierre-William avait entièrement raison car les scènes, une fois montées après deux jours de tournage, marchent impeccablement une fois qu’on les a mixées. Il faut avoir des gens qui soient mieux que des techniciens, qui soient des gens qui vous appuient, qui vous aident !
(Bertrand Tavernier - Cinéaste)

En vignette de cet article, image recréée à partir de la première page de la Lettre de l’AFC d’octobre, Rémy Chevrin et Camille Cottin sur le tournage de Chambre 212, de Christophe Honoré - Photo Jean-Louis Fernandez