Brice Pancot, AFC, revient sur ses choix esthétiques et techniques pour la série TV "De Grâce"

"Cœur de docker", par François Reumont pour l’AFC

par Brice Pancot Contre-Champ AFC n°342


Issus tous deux des rangs de La Fémis, Brice Pancot, AFC, et Vincent Maël Cardona se rencontrent à l’école, et collaborent sur le court métrage de fin d’études de Vincent, Coucou-les-nuages, en 2009. En 2021, ils travaillent ensemble sur un premier long métrage, Les Magnétiques, lauréat du prix SACD à la Quinzaine des réalisateurs, puis du César du Meilleur premier film. On les retrouve cette année tous les deux lors du festival Séries Mania au générique de la série "De Grâce", diffusée bientôt sur Arte – prix de la Meilleure actrice pour Margot Brancilhon. (FR)

Pierre Leprieur est né au Havre, avec du pétrole et du sel dans le sang. Homme de tous les combats, il est devenu par son engagement politique et syndical une figure respectée parmi les dockers. Mais le soir de ses 60 ans, alors que ses proches sont réunis pour son anniversaire, tout s’effondre. Son fils cadet, Simon est arrêté au volant d’une voiture de sport que son frère Jean, concessionnaire, lui a prêtée pour la soirée. Un kilo de cocaïne est retrouvé dans le châssis.

Si cette série écrite par Maxime Crupaux et Baptiste Fillon est avant tout un drame familial, la ville portuaire du Havre n’en est pas moins l’autre personnage central. Brice Pancot se souvient de la préparation du projet :
« Le Havre est une ville très intéressante architecturalement parlant, que ce soit dans le centre-ville ou la partie portuaire. Un endroit très horizontal, très étendu, dont on voulait se servir à l’écran. Le choix du format 2,39 s’est donc logiquement imposé, tout en sachant que c’est aussi un format que Vincent Maël Cardona aime beaucoup. Un format qu’on avait, par exemple, déjà utilisé ensemble sur Les Magnétiques. Le principal obstacle auquel on a dû se confronter sur cette série, c’est le refus catégorique des autorités gérant la zone portuaire face au projet. Le sujet du trafic de stupéfiant est effectivement assez sensible, et le syndicat des dockers a refusé de nous ouvrir les portes, ce qui nous a forcés à délocaliser toutes les séquences se déroulant sur le port.
Comme le projet était coproduit par la Belgique, on s’est logiquement reporté sur Anvers. Un port qui, bien qu’également dans le viseur de la justice pour d’autres grosses affaires similaires, n’a pas la même structure syndicale qu’en France. Les autorisations ont donc été plus faciles à obtenir là-bas, et on a travaillé en repérage pour retrouver les perspectives et les ambiances du Havre. Il faut savoir que les deux endroits ne sont pas conçus de la même façon. Et l’environnement n’est pas le même, avec, par exemple, la présence de nombreuses éoliennes en Belgique qu’on a dû parfois effacer en VFX pour rendre les plans larges le plus "havrais" possible. »

Sur les contraintes posées par un tournage sur ce type de lieu où les besoins d’une équipe de fiction n’est pas toujours compatible avec l’activité permanente, le directeur de la photo détaille : « Que ce soit au Havre ou à Anvers, on est vraiment au centre de la mondialisation, avec un flux quotidien énorme de containers. Comme le rythme est parfois un peu aléatoire, notamment sur le temps de déchargement, toute la difficulté est d’arriver à respecter l’emploi du temps du port, sans jamais perturber les opérations. Et de pouvoir ramener un maximum de choses réalistes à la caméra. Pour ce faire, on a choisi deux sites principaux sur le port d’Anvers en regroupant un maximum de sous-décors possibles, selon les jours, et les arrivées des bateaux. Il fallait donc être assez réactif par rapport aux prévisions et saisir telle ou telle chance. Par exemple, l’un des premiers plans qui ouvre la série montre Olivier Gourmet en train de descendre d’une grue de déchargement avec le port au crépuscule en arrière-plan. Cette prise a dû être effectuée avec un drone lors d’une sorte de pré-tournage. La grue en question devant peu de temps après être démontée pour quitter le site.
Pour les scènes de nuit, par exemple, on a bien sûr dû s’adapter à la lumière "naturelle" qu’on trouve sur le port. En repérant assez précisément les mâts lumineux du site, on a réussi avec mon chef électro, Benoît Jolivet, à avoir la main sur ces sources, et à les éteindre ou les allumer selon les axes. Avec l’aide des responsables du site, on jonglait de cette façon avec l’éclairage disponible tout en ajoutant parfois nos propres sources au sol selon les plans. En tout cas pour tout ce qui concerne les fonds, c’était cette lumière de jeu qui faisait tout le travail. 
De même, nous avions une très grosse séquence de jour avec beaucoup de figuration à tourner dans un hangar du port pour l’épisode 3, cela nécessitait une journée de tournage. Le site gigantesque, bien qu’intérieur, présentait des puits de lumière conséquents et nous étions donc confrontés à un vrai risque de continuité avec la nuit tombante dès 16h en novembre à Anvers… Nous avons dû tourner un jour férié pour être hors activité portuaire et comme nous ne pouvions rien pré-lighter la veille du fait des activités du port, nous avons fait venir trois ballons à hélium, montés à l’aube le matin même par une équipe spécialisée, nous permettant d’éclairer cet immense décor et par la même occasion de maintenir la continuité de l’éclairage au fur et à mesure que le jour déclinait. »

Ballons à hélium pour la séquence hangar du port - Photo Xavier Sylvestre Bru
Ballons à hélium pour la séquence hangar du port
Photo Xavier Sylvestre Bru

Parmi les séquences-clés sur le port, Brice Pancot cite la déambulation au milieu des containers (épisode 4). « Pour cette scène, on avait repéré un grand espace vide sur le port, sur lequel on a pu faire disposer par les responsables une bonne centaine de containers, créant une sorte de labyrinthe pour les besoins dramatiques. S’inspirant d’une mise en place effectuée en amont à partir d’un grand plateau de Lego et des briques placées çà et là. L’implantation des containers a pris une nuit. Ça a été ensuite assez jubilatoire d’arriver le matin sur place et de découvrir soudain notre décor réel, grandeur nature, complètement fidèle à notre plateau Lego. Une collaboration sincère avec les gens du port grâce à nos nombreux allers retours sur place, une confiance qui s’est instaurée avec l’équipe, et puis aussi un petit peu de chance pour profiter de telle ou telle opportunité par rapport à leur emploi du temps parfois très compliqué. »

Photogramme - Ego Productions
Photogramme
Ego Productions

Questionné sur la direction artistique et l’aspect très chaud de l’image, Brice Pancot évoque les influences partagées avec le réalisateur :
« Esthétiquement notre idée en préparation était de s’éloigner d’un rendu naturaliste. Créer en six épisodes une sorte de fresque familiale. Au départ, Vincent m’a montré certains dessins à l’encre brune de Victor Hugo. Des choses assez sépia, avec des ambiances assez diffuses, et une gamme de couleurs qui tourneraient autour de l’ocre brun. Quelques références de films aussi qui se situent dans l’univers de la famille ont été évoquées, comme The Yards, de James Gray (éclairé magistralement par Harris Savides), qui nous a souvent inspirés. Un mélange de personnages très français, avec un environnement visuel qui puisse évoquer le cinéma américain ou asiatique. Je pense, par exemple, aux séquences de commissariat sur lesquelles on essaie de s’éloigner de la réalité hexagonale ou la maison familiale des Leprieur, très horizontale, avec cette vue sur le port ou encore la silhouette de la maison des neiges qui nous évoquait certaines maison rencontrées dans les films coréens. Ce travail a été concrétisé très en amont, avec un Mood Board séquences par séquences présenté à Arte, ce qui nous a permis de nous immerger peu à peu dans l’image de la série. L’autre défi principal a consisté à placer cette histoire dans une ambiance poisseuse de fin d’automne, alors que le tournage allait commencer en plein été. Se battre contre le bleu a été donc l’une de nos priorités, tout comme les verts saturés, ce qui n’est pas toujours facile même quand on tourne au Havre en plein mois d’août. Travailler presque systématiquement en contre-jour, avec une image assez désaturée, nous a permis de casser complètement le côté estival de ce début de tournage. »

Présentant à la fois la ville, le port, et la famille de dockers syndicalistes dans laquelle la série puise son sujet, le premier épisode s’ouvre sur une séquence d’anniversaire :
« C’était assez important pour nous de situer l’ouverture de la série dans une ambiance nocturne. La fête d’anniversaire du père, la présentation de toute la famille, avec en parallèle cette scène de course poursuite automobile dans laquelle le fils absent (Panayotis Pascot) s’embourbe un peu malgré lui. La nuit, c’était quelque chose qu’on voulait mettre en avant, comme un côté symbolique de la tragédie qui va suivre et la nuit pour nous est plus propice pour communiquer cette idée-là. Même si beaucoup de choses se déroulent de nuit dans la série, on a quand même dû pour des raisons de plan de travail notamment sur le port limiter parfois nos envies et passer certaines scènes en jour ! Tout en conservant une certaine noirceur, même dans le traitement des jours, et en livrant une histoire sombre. En termes de lumière, cette séquence de fête d’anniversaire a été presque entièrement éclairée par 150 ampoules tungstène installées au plafond de la maison. C’est une des premières scènes qu’on a tournées dans le plan de travail, en divisant les groupes de guirlandes par axe selon lesquelles on allait filmer sur la terrasse de manière à gérer très rapidement via une console les bascules d’un plan à l’autre. Quelques sources au sol, notamment une boule chinoise LED customisée par mon chef électricien, et des réflecteurs nous servant à la face pour finaliser le contraste ou la douceur sur les gros plans. Une séquence dont l’enjeu principal est de présenter chaque personnage, et de bien comprendre les liens entre chacun d’entre eux. »

Brice Pancot et, à gauche, Benoît Jolivet, son chef électricien - Photo Alexandra Fleurantin
Brice Pancot et, à gauche, Benoît Jolivet, son chef électricien
Photo Alexandra Fleurantin

Sur la manière de découper et de couvrir chaque scène, Brice Pancot avoue que Vincent Maël Cardona est très attaché au tournage à une seule caméra. « La notion de plan est pour lui assez importante, et sa manière de travailler est plus dans une logique d’axe principal que de couverture de l’espace. On a quand même eu recours parfois à deux caméras, plus dans un esprit de deuxième équipe, préparant une scène tandis l’équipe principale autour d’une autre ou sur certaines séquences comme la poursuite de voiture qui ouvre en parallèle le film et sur laquelle il faut avoir plusieurs configurations à la fois. Caméra au sol, embarquée sur voiture, sur Quad... » Justement outre les deux caméras, cette séquence de poursuite de voitures a aussi donné lieu à un dispositif lumière assez ingénieux : « On tournait avec une Ford Shelby qui coûte vraiment une fortune, sans avoir la possibilité, comme sur certains films d’action américains, d’obtenir une version désossée pour faciliter le travail de pré-light et machinerie. Vu le nombre conséquent de plans prévus pour cette scène, on a quand même réussi à obtenir deux exemplaires quasi identiques de la même voiture, l’une d’entre elles étant équipée d’un "grill" lumière, avec toute une série de tubes Astera travaillant en pixel mapping avec des motifs de défilement (une amélioration du simple chenillard) pour renforcer l’effet de la vitesse via les passages de lumière sur le visage des comédiens. Une structure métallique d’environ 4 mètres de long, qui dépassait largement l’avant et l’arrière du bolide, permettant un réalisme assez trompeur dans les plans. Je pouvais contrôler en direct ces effets de lumière en vidéo mapping depuis le coffre de la Shelby via une télécommande de playstation programmée et qui me permettait de lancer tel effet, tel flash lumineux mais surtout d’adapter les vitesses de défilement pour donner l’impression de rapidité et changer les couleurs pendant les prises. C’était un système assez fou qu’on utilisait pour la première fois sur un film mais qui a vraiment très bien fonctionné ! »

La Ford Shelby équipée de la structure métallique - Photo Clément Brunet / Laure Ménégale
La Ford Shelby équipée de la structure métallique
Photo Clément Brunet / Laure Ménégale
Benoît Jolivet programmant le pixel mapping sur un MacBook Pro - Photo Clément Brunet / Laure Ménégale
Benoît Jolivet programmant le pixel mapping sur un MacBook Pro
Photo Clément Brunet / Laure Ménégale

Questionné sur son choix de matériel pour arriver à cette image assez douce et sépia, le directeur de la photographie détaille : « Sur le rendu optique, Vincent est un grand amateur d’anamorphique. On a donc fait pas mal d’essais pour trouver le bon dosage entre une image un petit peu diffuse et le Scope, sans rentrer dans un choix d’optiques vintage dont beaucoup de caractéristiques rendent le travail parfois compliqué sur le plateau dans certaines configurations. Je pense notamment au minimum de mise au point ou la trop grande sensibilité aux flares. Quand on rajoute la difficulté de bloquer des séries sur quatre mois de tournage, le choix s’est vite restreint et on a abouti à la série Scorpio, qui a le mérite d’offrir une gamme de focales très complète, à la fois compactes et piquées et avec une mise au point rapprochée très pratique. La seule chose qui nous gênait, c’était leur manque de caractère anamorphique, comparée, par exemple, à ce qu’on avait pu expérimenter sur Les Magnétiques en tournant avec une série Zeiss Technovision des années 1980. Pour retrouver donc de la douceur, et l’esprit peut-être un peu rétro, j’ai décidé de filtrer ces objectifs avec une combinaison de Glimmer Glass et d’Antique Suede. Cette association nous a permis d’obtenir une image diffuse, déjà un petit peu chaude au départ et travaillée ensuite avec une LUT que j’ai moi-même mise au point sur Resolve pour désaturer et contraster pas mal les noirs. La mise au point de ce petit cocktail étant validé à la suite de plusieurs essais filmés, avec nos comédiens et les costumes prévus pour la série. En plus, les zooms Angénieux anamorphiques nous ont aussi beaucoup servi, car très pratiques et très rapides. De super outils pour ce genre d’exercice ! » 

Étalonnant lui-même la série, Brice Pancot insiste sur l’importance de cette partie du travail de l’image. « Comme je le disais, trouver la bonne combinaison entre les optiques, les filtres, et la LUT que j’ai mise au point lors des essais était vraiment très important pour aboutir à ce rendu automnal cuivré que l’on recherchait. On parle souvent du numérique sur lequel on a évidemment beaucoup de latitude de travail en postproduction, mais on parle moins de la faculté de visualisation avec un rendu fiable et quasi définitif sur le plateau. Et moi, c’est vraiment ce que je préfère dans le numérique. C’est pour ça que maîtriser l’interface d’étalonnage est pour moi cruciale pour offrir aux réalisateurs une proposition en direct la plus proche de celle sur laquelle on s’est mis d’accord en préparation. Ça veut donc dire prendre un peu de temps pour faire des essais, mettre au point une LUT avec des volontés picturales affirmées, et finalement gagner beaucoup de temps par la suite. Et même si j’ai déjà travaillé avec d’autres étalonneurs, je crois que je me suis habitué à faire ce chemin tout seul jusqu’au bout. Si bien que je ne me pose même plus la question de savoir si un avis extérieur me serait vraiment utile. Je pense que cette démarche est d’autant plus claire quand on travaille avec un réalisateur qui a des demandes très précises en matière d’image comme Vincent, et qu’on a finalement face à soi l’interlocuteur le plus à même de proposer ou de discuter de ces choix ».
Quant à la relation avec la production, Brice Pancot ajoute : « J’ai senti sur ce projet les producteurs et le diffuseur extrêmement proches de nous dès la préparation. Prêts à nous suivre avec Vincent selon notre méthode de travail. Après tout, quand on choisit une équipe, je pense que la confiance dans sa manière de faire les choses est centrale et dans l’intérêt du projet. Depuis l’arrivée des plates-formes, les choses ont beaucoup changé dans le domaine de la production de séries télé et les mentalités ont beaucoup évolué. Les anciennes peurs (ratio trop large, images trop denses, etc.) s’estompent peu à peu. Les producteurs et les chaînes comprennent de plus en plus l’intérêt de sortir des cases et l’importance de la révolution en cours. »

(Propos recueillis et rédigés par François Reumont, pour l’AFC)

"De Grâce"
Production : Ego Productions
Réalisation : Vincent Maël Cardona
Image : Brice Pancot, AFC
Décors : Philippe Van Herwijnen
Costumes : Gwendoline Grandjean.