Bruno de Keyzer, un allié des metteurs en scène

Par Bertrand Tavernier

La Lettre AFC n°300

J’ai rencontré Bruno de Keyzer dans des conditions un peu particulières. Après sept films enthousiasmants avec Pierre-William Glenn et un grand nombre de réussites (Le Juge et l’assassin, La Mort en direct, Coup de torchon, Une semaine de vacances n’ont pas pris une ride visuellement), j’ai eu l’impression que l’on risquait de se répéter et que, pour un temps, je devais trouver quelqu’un de neuf. Par goût du défi, de l’aventure.

Et je me lançai dans une démarche originale : je contactai les étalonneurs que je connaissais dans les trois grands laboratoires et leur demandai les noms de chefs opérateurs de court métrage qu’ils avaient repérés. Non seulement pour leurs qualités esthétiques, leur goût, mais pour le contrôle qu’ils avaient de leur négatif. J’ai obtenu trois noms, réduits à deux dont Bruno. J’ai vu ce qu’ils avaient éclairé et les ai rencontrés. Avec Bruno cela s’est surtout passé durant un dîner qu’il avait cuisiné. Je n’ai jamais oublié le bar à la vapeur d’algues et son bouquet de légumes aux herbes qui était aussi délectable à déguster que merveilleux à regarder dans un assemblage de couleurs exquis. Je me suis dit qu’un tel plat reflétait une extraordinaire sensibilité. Et il faut dire que j’ai beaucoup aimé son coté un peu bourru, un peu ours. Le séduire allait demander du travail. Ce n’était pas un béni-oui-oui. Et je dois dire qu’il m’a comblé tout au long des films que nous avons faits ensemble. Je ne pouvais rêver de meilleur successeur à Willy Glenn.

Sur le tournage de "La Princesse de Montpensier", en 2010 - Bruno de Keyzer, à gauche, Bertrand Tavernier, au centre, Zoé Zustrassen, assise à droite, et des membres de l'équipe
Sur le tournage de "La Princesse de Montpensier", en 2010
Bruno de Keyzer, à gauche, Bertrand Tavernier, au centre, Zoé Zustrassen, assise à droite, et des membres de l’équipe

On a commencé par Un dimanche à la campagne. Pour son premier long métrage, c’était un pari audacieux. Je voulais retrouver les teintes, le rendu des autochromes Lumière et non pas, comme l’on écrit nombre d’ignorants, m’inspirer de la peinture impressionniste même si le héros sorti de l’imagination de Pierre Bost et d’un très court roman, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, était peintre. Bruno opta avec la complicité d’Olivier Chiavassa d’Eclair pour la suppression du bain de blanchiment (curieusement Glenn utilisa le même procédé pour un film de Granier Deferre), ce qui modifiait les rapports de couleur comme on le découvrit dès les premiers et méticuleux essais auxquels procéda Bruno : les roses devenaient rouge foncé, les rouges noir, les noirs et les blancs devenaient très intenses. Certaines couleurs, les bleus, disparaissaient. Il fallut modifier les maquillages, les rouges à lèvre, doser la couleur de plusieurs accessoires (le vin se transformait facilement en encre). Et on obtenait une netteté, une profondeur de champ incroyable. Le contraire absolu de la peinture impressionniste qui brouille les perspectives, floute les arrières-plans. D’où l’absurdité des questions sur l’influence de la peinture impressionniste. Ce fut une extraordinaire expérience : on tournait vite (six semaines), quasiment en continuité et il fallait intégrer les changements de lumière, anticiper les alertes météorologiques. Nous n’avions quasiment pas de décors d’intérieur clos et Bruno de Keyzer ne cessait de me répéter : « Je serai tranquille quand on arrivera à l’heure du thé ».

Il y avait aussi ce pari né d’une réaction contre ce cinéma que je qualifiais de publicitaire qui vendait les émotions au lieu de les explorer, qui les fractionnait, les zappait pour éviter les temps morts. D’où ces plans longs, ces mouvements d’appareils rythmés par la musique rêveuse et pulsée de Gabriel Fauré jouée sur le plateau, ces trucages en direct, à la caméra (fondus au noir, effectués en direct, à l’ancienne, d’où la Mitchell), ces moments où il ne semble rien se passer, ce temps suspendu.
Et on a continué ensemble. La Vie et rien d’autre a été incroyablement dur à monter. Il a fallu demander aux auteurs, aux acteurs, aux techniciens de se mettre en participation et je revois Bruno me déclarant, pince sans rire : « Avec le premier film que j’ai fait avec toi, j’ai gagné un prix à Cannes, un César. Du coup, pour le second, je mets une partie de mon salaire en participation. Je pense que je paierai pour le troisième ». Notre temps de tournage, en novembre dans la Meuse, était encore plus compté et j’ai vu Bruno faire des miracles. Commencer dans une gare au soleil et terminer quasiment sous la pluie sans qu’on voie sur l’écran la moindre différence. On débarque dans cette énorme usine délabrée, avec des roues gigantesques, où on allait tourner plusieurs séquences capitales et je demande à Bruno ce dont il a besoin tout de suite : « Un peu de Plizz et une femme de ménage », répond-il. On retira une tonne de débris et de poussière autour de ces roues. Confronté à d’immenses décors, il savait prendre des décisions rapides, synthétiques, audacieuses (il maîtrisait admirablement les scènes de nuit) collant avec les desiderata de la mise en scène. Il m’a ébloui durant La Vie, comme durant le travail en studio d’Autour de minuit, faisant équipe avec le son.

Bruno de Keyser pendant le tournage de "Dans la brume électrique", en 2007
Bruno de Keyser pendant le tournage de "Dans la brume électrique", en 2007

Je pourrai énumérer mille anecdotes pour chaque film, parler de ses obsessions (que l’on voie les yeux des personnages), du contact qu’il pouvait avoir avec les acteurs. Des initiatives que nous primes ensemble : par exemple, anticipant lors de In the Electric Mist la lourdeur des équipes américaines (Bruno l’avait surnommée l’Armée des Indes), on décida de filmer des dizaines d’extérieurs avec la voiture du shérif, son adjoint comme doublure de Tommy. Il y avait Bruno, un assistant, un machiniste et sous couvert de faire des essais de pellicules, on tourna des dizaines de plans, tous montés dans le film. Lors d’un travelling au Steadicam précédant Tommy Lee Jones et Levon Helm dans le jardin de la maison de Dave Robicheaux, Bruno avait installé un écran pour filtrer la lumière du soleil. Cet écran, aux USA, était porté par les machinistes (qui s’occupaient des volets sur les projecteurs, habitude incompréhensible) et ceux-ci, durant une prise, allèrent plus vite que les comédiens. Le soleil éclaira le visage de Tommy Lee qui leva les yeux comme si les nuages venaient de se dissiper. Bruno alla l’embrasser : « Tommy, vous avez sauvé le plan ». Bruno trouve que les électriciens sont incroyablement bosseurs et courageux mais manquent d’initiative : « Il faut tout le temps être sur leur dos pour régler le moindre drapeau. Si leur chef, qui est remarquable, n’est pas là, ils sont perdus. Donc tout prend un temps fou, d’autant qu’il faut, à cause du 110, tirer des kilomètres de câbles. En France, on est plus malin, on utilise du 220. » Durant tout le tournage, mon ami Bruno fut un formidable allié, me soutenant contre le monteur et le producteur, expliquant à ce dernier qui voulait refaire une scène parce qu’il y avait un flare dans ce moment où Robicheaux devient brusquement très violent et que j’avais tourné en continuité, en un seul plan, que loin d’être un problème, cela allait aider le plan, que Panavision fabriquait des objectifs qui rajoutaient des flares. Comme Glenn, Bruno défendait ses metteurs en scène et ne mâchaient pas ses mots. Je l’ai vu engueuler Bernard Pierre Donnadieu avec qui je me fritais : « Bernard Pierre, tout le monde a vu que tu as un vélo dans la tête. Tu ferais mieux d’écouter Bertrand au lieu de dire des conneries. Les acteurs n’ont pas eu à se plaindre de lui ». Exaspéré par l’attitude du producteur et du monteur de Dans la brume, il refusa d’aller aux rushes : « Je sais ce que j’ai sur la pellicule ».

Peter Sarsgaard et Bruno de Keyzer sur le tournage de "Dans la brume électrique"
Peter Sarsgaard et Bruno de Keyzer sur le tournage de "Dans la brume électrique"
John Hardy et Bruno de Keyzer sur le tournage de "Dans la brume électrique"
John Hardy et Bruno de Keyzer sur le tournage de "Dans la brume électrique"

Bruno savait aussi très bien photographier les actrices comme le prouvent La Princesse et Mélanie Thierry si radieuse, Un dimanche et La Vie (la délicatesse de l’image durant certaines séquences entre Sabine Azema et Pascale Vignal), Mary Steenburgen dans Dans la brume, Julie Delpy dans La Passion Béatrice, une de ses photos les plus originales, les plus étonnantes.

Chris Squires, assis au centre, et Bruno de Keyzer, à la deuxième caméra, sur le tournage de "La Princesse de Montpensier"
Chris Squires, assis au centre, et Bruno de Keyzer, à la deuxième caméra, sur le tournage de "La Princesse de Montpensier"
Bruno de Keyzer et Zoé Zustrassen sur le tournage de "La Princesse de Montpensier"
Bruno de Keyzer et Zoé Zustrassen sur le tournage de "La Princesse de Montpensier"

Oui ce furent des années de bonheur dès qu’on tournait parce que le financement était toujours une épreuve, aussi bien pour Autour de minuit que La Vie, La Princesse de Montpensier et Dans la brume. Avec quelques délires dus au vin blanc. Une ascension nocturne dans le clocher de la Cathédrale de Verdun où Michel Desrois, l’ingénieur du son, voulait enregistrer le glas (ce qui déclencha une panique dans plusieurs localités) est restée légendaire. Et lui qui travaillait tellement en osmose avec certains cadreurs – j’ai adoré Jean Harnois, Alain Choquart, Yves Angelo et Chris Squires, ce dernier pour Dans la brume et La Princesse, pouvait à l’occasion prendre la caméra et cadrer notamment l’une des plus belles séquences d’Autour de minuit, celle sur la plage de Cabourg entre Dexter, François Cluzet et la petite Gabrielle, moment lumineux, chaleureux, un moment d’âme, la tienne Bruno.