Camerimage 2021 & "Le Dernier des Mohicans", de Michael Mann

"Le grand absent", par Clément Colliaux, ENS Louis-Lumière

A l’occasion de la présence, au 29e Camerimage, d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière, de La Fémis et de la CinéFabrique, l’AFC leur a proposé de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Pour sa quatrième et dernière contribution, Clément Colliaux, étudiant à l’ENS Louis-Lumière, revient, à partir du film Le Dernier des Mohicans, de Michael Mann, sur le festival de manière plus transversale.

Alors que se conclut l’édition 2021 du festival Camerimage sous une pluie de grenouilles digne de Paul Thomas Anderson, c’est avec une collection d’images en tête que les passionné(e)s et les professionnel(le)s regagnent leurs pays d’origine. Mais aussi avec des sons, et en particulier une musique qui a traversé toutes les sélections, toutes les projections.
La soirée d’ouverture du festival, avec ses multiples vidéos d’annonce et introductions d’invité(e)s, a été l’occasion d’un véritable bombardement d’extraits de la bande-originale composée en 1992 par Trevor Jones et Randy Edelman pour Le Dernier des Mohicans, de Michael Mann, dont le "Main Title" sert même de jingle à l’apparition du nom du festival avant chaque séance. Une musique dont la composition est une histoire à part entière, entre sa réorientation d’un style plus électronique dans la lignée des précédents films de Mann à une approche plus orchestrale, les désaccords entre Jones et le réalisateur, et l’arrivée tardive de Randy Edelman pour aider à la complétion du score dans les temps.

Pourtant, Le Dernier des Mohicans s’est fait paradoxalement bien rare durant le festival, autant dans l’absence d’une quelconque mention de l’origine de la musique ou de ses compositeurs, que dans celle du film lui-même. S’il ne s’intégrait a priori dans aucune des sélections ou rétrospectives (peut-être Embrace the Unknown ?), on ne peut s’empêcher de rêver, par exemple, à une double séance entre le film de Mann, suivant un groupe de Natifs américains dans les derniers instants de la Frontière libre avant l’arrivée de la "civilisation" anglaise au milieu du XVIIIe siècle, et La Forêt d’Émeraude (1985), de John Boorman, film centré sur une tribu vivant au cœur de l’Amazonie, qui aurait pu remplacer Hope and Glory (1987) comme représentant de la collaboration de Boorman avec Philippe Rousselot, AFC, ASC.

Après des plans brumeux sur les étendues montagneuses et boisées du Nouveau Monde, la séquence d’ouverture du Dernier des Mohicans montre Nathanael (Daniel Day-Lewis), Chingachgook (Russell Means) et Uncas (Eric Schweig) en pleine chasse d’un cerf à travers la forêt. Les mouvements des hommes se confondent avec ceux de l’animal, fondant l’espace avec vitesse et agilité, indistinctement baignés de la lumière ambrée de Dante Spinotti, AIC, ASC, qui mêle teintes des peaux et teintes des arbres. Le travail de Mann sur les focales, prégnant à travers tout son cinéma, alterne des grands angles au cœur de l’action et des téléobjectifs. Récurrents dans cette ouverture, ils ajoutent au dynamisme des panoramiques, et permettent surtout de plonger dans l’état d’esprit des Mohicans : la compression des perspectives les ancre en permanence dans le décor, cette nature qu’ils respectent et maîtrisent, et reflète leur concentration et leur précision, réduisant la distance apparente entre eux et leur objectif.

Mann filme un rapport symbiotique à l’environnement. S’il quitte la skyline de Los Angeles qu’il explore entre aliénation et fascination dans Heat (1995) ou Collateral (2004), il n’en reste pas moins profondément attentif au décor, et ses films débordent avec génie au-delà du cadre strict du récit, en reflet des sociétés de son temps ou qui l’ont influencé. Ce qui poussera notamment Mann à expérimenter par la suite avec des caméras numériques, dès le début des années 2000, en collaborant avec Dante Spinotti toujours, ou avec Emmanuel Lubezki, AMC, ASC, Dion Beebe, ACS, ASC, et Stuart Dryburgh, NZCS, ASC, pour repousser toujours plus loin l’acuité et précision de son cinéma.

"Miami Vice"
"Miami Vice"

L’environnement, peut-être l’angle mort de certains films de la compétition, exercices de style souvent brillants (le minutieux The French Dispatch, de Wes Anderson, ou le film-monde épuré Dune, de Denis Villeneuve) mais peu portés sur le hors-champ, ou le hors-film. Quitte à complètement intégrer sa disparition à son esthétique, comme The Tragedy of Macbeth (sur lequel nous écrivions justement en début de festival) où Joel Coen et Bruno Delbonnel, AFC, ASC, assument le côté scénique de leur dispositif sans perspective, sans horizon. Pas étonnant alors que le festival ait également porté son attention sur un autre travail de Greig Fraser, ACS, ASC, chef opérateur de Dune, dans sa sélection de séries, en projetant un épisode de The Mandalorian (2019), première œuvre audiovisuelle à utiliser systématiquement le "Volume". Soit un tournage à huit-clos où tout le décor est affiché sur une large dalle d’écrans LED. Paradoxe intéressant d’un mode de production qui extrémise le recours habituel aux fonds verts en faisant de l’intégralité du décor une construction virtuelle, mais qui par là-même intègre sa conception et sa modélisation dès la préproduction, permet aux équipes de s’en inspirer pendant le tournage, et aux sujets d’interagir directement avec la lumière qu’il projette. Où comment concrétiser un décor virtuel.

"The Tragedy of Macbeth"
"The Tragedy of Macbeth"
"The Mandalorian"
"The Mandalorian"

Ce sont les propositions autobiographiques de la compétition qui présentent le rapport le plus aigu à l’histoire et à l’espace. On pense à Belfast, de Kenneth Branagh (photographié par Haris Zambarloukos, BSC), recréant les Troubles des années 1960 en Irlande dont le cinéaste a été témoin durant son enfance, ou The Hand of God, de Paolo Sorrentino (photographié par Daria D’Antonio), qui capte un Naples particulièrement tangible grâce à une image numérique très précise, transforme le décor réel en paysage de cinéma par l’usage du grand angle. On pourra aussi aller chercher du côté des premiers films (compétition Director’s Debut) l’autrichien Great Freedom (Sebastian Meise, photographié par Crystel Fournier, AFC), centré sur une romance homosexuelle en prison, de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1960, qui entretient par son sujet et son cadre carcéral un rapport étroit à l’ailleurs, au dehors. Il résonne d’ailleurs ainsi particulièrement avec l’actualité législative polonaise, resserrant sa politique anti-LGBT. Peut-être pourrait-on élargir à Michael Mann qui, pour être depuis quarante ans un cinéaste de son temps, est peut-être d’abord un cinéaste de son monde.

"Great Freedom"
"Great Freedom"

La séquence de chasse des Mohicans se clôt sur le tir précis et fatal de Nathanael. Alors que le canon de son fusil suit sa proie avant de presser la détente, le temps semble se suspendre en un léger ralenti, effet que Mann réutilisera plus tard dans le film pour un autre tir millimétré. Ce moment de concentration hors-sol, comme en stase, est un récurrence des personnages du cinéaste, qui tous transforment l’acuité dont ils font preuve en un sixième sens (pour reprendre le titre français de Manhunter, sorti en 1986) presque surnaturel. Attribut ultime de professionnels absolus dans leurs domaines, que l’on retrouvera chez l’agent du FBI devinant les rêves des tueurs en série dans Manhunter, le braqueur Neil McCauley semblant renifler son prédateur naturel, le policier Vincent Hanna dans Heat, ou dans les compétences surdéveloppées du pirate informatique de Hacker (2015).

Cette capacité d’instinct, conséquence d’une connaissance des outils et d’une préparation accrues permettant un instant magique, nous rappelle aux prérogatives des chef(fe)s opérateur(trice)s rencontré(e)s pendant la semaine. Philippe Rousselot nous parlait de l’installation du dispositif de Thérèse (Alain Cavalier, 1986), centré sur l’utilisation d’un fond gris en guise de décor unique. Ne restait plus, dans ce système clos où la position des comédiennes et des quelques éléments de décoration étaient modulables à l’envi, qu’à sentir « la position de caméra optimale ». On pense aussi au film danois As in Heaven, de Tea Lindeburg, éclairé par Marcel Zyskind, DFF, dans la sélection Contemporary World Cinema. Seuls les premiers jours étaient story-boardés, et une fois le style trouvé, la suite du tournage a laissé place à plus d’immédiateté, souvent caméra épaule, et avec peu de prises à cause des coûts de pellicule. Une science de l’instant qui se déploie évidemment aussi dans le documentaire. Hovig Hagopian, filmant Storgetnya dans une clinique pour asthmatiques située dans une mine en Arménie, s’astreint à des plans fixes à la focale presque unique, dispositif rigoureux à l’intérieur duquel réagir et improviser. S’inspirant des prises de vues des frères Lumière, il capte dans un plan une panne d’électricité, et filme le reste de la scène dans l’inspiration du moment. « N’appuyer sur "Rec" qu’au moment où je sentais qu’il y avait un truc qui se passait, une tension qui était plus calme, et que c’était à ce moment-là qu’il fallait y aller ».

"Storgetnya"
"Storgetnya"

La séquence d’ouverture, muette hormis les bruitages et la bande-originale, du Dernier des Mohicans fait miroir avec l’apothéose du film. Impossible, en mentionnant sa musique, de ne pas évoquer (et dévoiler, attention) sa scène d’action finale, traque à travers les bois et à flan de ravin de près de dix minutes elles aussi muettes, portées par la composition Promentory, de Trevor Jones. Alors que les Mohicans tentent de sauver Alice (Jodhi May), jeune femme anglaise capturée par le groupe du Huron du dissident Magua (Wes Studi), la mise en scène se substitue aux dialogues. Cadrages et montage extrêmement précis durant les passes d’armes, courtes focales et caméra épaule ou longues focales à la fois majestueuses et implacables, zooms et ralentis… Entre mouvement de l’action et rapport à la grande page d’histoire qui se tourne via le destin de ces quelques personnages, Mann, Spinotti et la musique du film tissent une séquence purement cinégénique, qui dit plus avec la lumière d’un plan – le visage blanc diaphane de Cora, déjà perdu dans l’ombre, et ses deux éclats tragiques dans les yeux avant qu’elle saute de la falaise - qu’avec n’importe quel recours au texte.

Une séquence où brille donc ce que Camerimage célèbre, cette osmose entre les cinéastes et les chef(fe)s opérateur(trice)s pour créer des moments de cinéma. Le Dernier des Mohicans se conclut d’ailleurs, avant de retrouver les paysages brumeux et infinis des premiers plans, par un cadre plaçant les Nathanel et Chingachgook, bientôt rejoins par Cora (Madeleine Stowe), anglaise désormais acquise à leur cause, de profil devant les étendues montagneuses de l’Amérique sauvage. La longue focale place de façon iconique les trois personnages devant l’environnement, comme les derniers récipiendaires de sa philosophie, de leur idéal, comme un tableau figé pour marquer cet instant bientôt disparu. Définitivement, donc, un film d’images. On se demande décidément pourquoi il était absent de la programmation du festival 2021. Peut-être l’année prochaine.