80e édition de la Mostra de Venise

Céline Bozon, AFC, revient sur le tournage de "Sidonie au Japon", d’Élise Girard

"Sidonie vide son sac", par François Reumont

Contre-Champ AFC n°346

Partie visiter le Japon à l’invitation de son éditeur, une grande écrivaine française voit son passé resurgir au pays du Soleil-levant. C’est Isabelle Huppert qui endosse le rôle de ce film signé Élise Girard (Drôles d’oiseaux, Belleville Tokyo). Entre lieux iconiques, paysages de cartes postales et hôtels de luxe, le voyage de Sidonie se transforme peu à peu dans une ambiance fantastique où le fantôme de son mari défunt vient lui tenir compagnie. Céline Bozon, AFC, est aux manettes de l’image et vient nous partager son expérience d’un tournage au pays de Mizoguchi. Un film en sélection à la 80e Mostra de Venise où il est projeté le mercredi 30 août dans la section parallèle "Journées des Auteurs". (FR)

Ce film, c’est presque Isabelle au Japon... non ?

Céline Bozon : Le film est parti d’un souvenir de voyage organisé par le distributeur du film Belleville Tokyo" et pour lequel Élise Girard avait été baladée dans les lieux les plus touristiques du Japon, celui qui se donne à voir. À partir de cette expérience singulière, le film a été construit autour du personnage de Sidonie, écrit pour Isabelle Huppert. Je pense que ce personnage d’écrivaine connue, mais qui ne voyage plus depuis longtemps par peur de l’étranger dans tous les sens du terme lui va comme un gant. C’est une expérience de déphasage. Se retrouver loin de ses “racines” et chercher des ressources ailleurs que dans le connu, c’est très fort comme sensation, l’”exil”.
C’est par ailleurs mon quatrième film avec elle, et c’est toujours un immense plaisir de la voir interpréter ses rôles et de la filmer.

Photogramme


Comment s’est réparti le plan de travail ?

CB : Un des défis importants sur ce film a été de répartir les choses entre l’Allemagne, la France et le Japon pour des raisons de coproduction. En tout le film a été tourné 17 jours au Japon, 8 en Allemagne et 4 en France. Comme tout est extrêmement codifié et réglementé au Japon, nous n’avions là-bas que très peu de marge de manœuvre, certains lieux étant réservés dans des créneaux très limités, avec des accords de production et d’organisation signés des mois à l’avance. En Allemagne, on a dû faire deux chambres d’hôtel et un hall qu’on n’avait pas le temps de faire à Kyoto. Et c’est là qu’on se rend compte vraiment du fossé culturel et esthétique entre l’Europe et le Japon. Que ce soit en termes d’aménagement intérieur, de design, de matières, de couleurs, de texture... Tout, au Japon, semble absolument d’un goût exquis. C’est un paradis pour la caméra et pour la directrice de la photo que je suis ! En comparaison, même les hôtels les plus luxueux qu’on ait pu trouver en Allemagne font vraiment pâle figure, dès qu’on porte une réelle attention aux tissus, au choix des couleurs ou même à la lumière naturelle des lieux. Il y a une élégance et un rapport à l’espace et à la lumière très puissant au Japon, une forme de spiritualité à laquelle on ne peut que se soumettre.

Le Japon vide...
Le Japon vide...


La beauté des matières/textures, brillances, profondeur - Photogrammes
La beauté des matières/textures, brillances, profondeur
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Le Japon que vous présentez semble irréel... Il n’y a presque jamais personne dans les rues ni dans les hôtels !

CB : Alors ça, c’est la bénédiction du Covid ! En effet, on a tourné alors que le pays était complètement bouclé. Nous avions des visas de travail. Aucun touriste étranger... Et des autochtones qui vous regardent avec un regard méfiant dès que vous rentrez dans un lieu, se protégeant de vous comme si vous étiez un virus sur pattes ! Blague à part, ce contexte nous a extraordinairement servi pour le film. Comme Élise voulait donner une image du Japon un peu étrange, entre la carte postale qu’on connaît et le réel mis à nu, l’absence de figuration joue beaucoup dans le rendu des images et dans l’ambiance des scènes. Par exemple, un lieu iconique comme Nara n’aurait jamais pu être filmé de la sorte en temps normal. Et puis il y a un côté épure dans la manière de filmer d’Élise. On enlève, on enlève et on ne raconte plus que l’essentiel. A chaque fois qu’on découpait sur les décors il s’agissait de rendre simple et évident les choix, c’était limpide. Elle m’a beaucoup impressionnée pour ça. Et puis nous nous entendions très bien sur les choix de cadre, le film a été tourné en 1,66, avec beaucoup d’air au dessus des têtes, des valeurs assez larges, ce que j’appelais le côté Manoel de Oliveira (déjà très présent dans les films précédents d’Elise, tournés avec Renato Berta).
Dans la manière de filmer et de monter, à chaque étape du film il y a une grande épure. C’est comme des couches successives de dépouillement. C’est quand même la première metteuse en scène qui m’appelle et me dit en début de montage : « On a fait beaucoup trop de plans » ! Elle trouve beaucoup son film au montage et élague, j’admire la grande sobriété du film... Très en rupture avec le cinéma d’aujourd’hui !

Le Japon vide... - Photogramme
Le Japon vide...
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Avez-vous pu faire des essais en préparation ?

CB : C’est Renato Berta qui devait à l’origine faire le film. J’ai dû le remplacer pour des raisons d’emploi du temps, arrivant à peine un mois avant le début du tournage en avril 2021. Cette situation m’a fait rentrer dans un projet déjà extrêmement préparé où, par exemple, tous les repérages au Japon avaient été effectués par son assistant Arnaud Alberola (merci à lui pour tout le travail en amont).
C’est sur le fantôme que j’aurais aimé pousser beaucoup plus loin les essais mais malheureusement je n’en ai pas eu le temps. C’est vrai que sur le papier c’est un effet très simple, une incrustation très basique presque à la Méliès, mais c’est toujours le plus difficile à trouver, la simplicité. J’ai quand même pu suggérer à Élise de réaliser un story-board pour ces quelques scènes, ce qui nous a grandement aidés à rendre les choses plus concrètes sur le plateau. Mais il aurait fallu fabriquer des images et aller jusqu’à l’incrustation pour tirer des conclusions intéressantes en terme d’images. Finalement, je suis assez contente du résultat, même si cela a été très compliqué en postproduction. J’aime particulièrement la dernière séquence avec le fantôme, quand il disparaît peu à peu, et que Isabelle Huppert en face de lui semble tellement perdue. Elle est très forte dans ce registre, et on dirait même que c’est elle qui devient fantômatique à la caméra ! Les rôles s’inversent, le fantôme s’efface, isabelle s’éteint physiquement et le lendemain reprend vie, au sens propre du terme.

Et les séquences de taxi, elle rythment littéralement le film...

CB : Oui, c’était un autre enjeu important du film. Beaucoup de choses se passent dans ces scènes, et l’histoire d’amour se tisse... dans cette intimité-là. Nous cherchions un côté cocon, petite bulle en dehors du monde. Moi j’étais plutôt partisane d’essayer de faire le maximum de choses sur le plateau, avec des rétroprojections, pourquoi pas maintenant avec des murs de LEDs. Mais Élise n’était pas de cet avis, souhaitant pouvoir garder un maximum de contrôle des pelures jusqu’au dernier stade du montage. C’était une décision qui me troublait, mais le film terminé, je comprends tout à fait cette envie qui s’inscrit parfaitement dans ce processus de déréalisation dans lequel baigne l’histoire. Le choix des pelures au montage est un choix de ton en fonction de où se situe la scène au montage, c’est très subtil. Il y a même des pelures qu’elle change en cours de plan en cut, l’effet est étonnant, nous n’aurions jamais "osé" en direct, à un autre moment dans un champ-contre-champ on a les même pelures dans les deux axes avec des zooms faits en postproduction. Nous avions aussi fait un effet de tunnel où la lumière sur les personnage s’assombrit et la pelure, elle, reste en plein jour. Le résultat est saisissant.

Quels ont été vos choix techniques ?

CB : En termes d’optique, je dois saluer la réactivité et le dévouement de Patrick Leplat chez Panavision qui a pu me fournir une série Primo avec le tuning "reop" niveau 5. C’était un vrai tour de force vu le peu de temps en préparation, et je dois reconnaître que c’était une combinaison parfaite avec la Sony Venice 1 en 4K que nous avons utilisée. En plus, pour adoucir et modifier encore un peu l’image, j’ai fait rajouter par l’avant la bonnette Panavision AFA (Anamorphic Flare Attachment) qui a la particularité de donner une sorte de rendu Scope sur une base d’optique sphérique, c’est à dire que l’on a une légère déformation des perspectives. Tout le film a été tourné avec cette combinaison, à l’exception des plans sur le fantôme, que je voulais plus piqués et plus contrastes que le reste de l’image.

Les extérieurs au Japon regorgent de vert, notamment à Nara ou dans la scène du cimetière. Avez-vous mis au point un dispositif particulier ?

CB : C’est Yov Moor, un étalonneur que je connais bien, qui m’a préparé à la dernière minute une LUT destinée aux extérieurs. Connaissant mes goûts en matière de vert, notamment, il a pu parfaitement cerner mes demandes, avec aussi un travail sur les orange (cet orange très récurrent au Japon) qui se retrouve dans le costume d’Isabelle à Naoshima.

Le orange - Photos en argentique dans le temple de Fushimi Inari-Taisha
Le orange - Photos en argentique dans le temple de Fushimi Inari-Taisha




Les verts en argentique, une séparation des couleurs tellement riche
Les verts en argentique, une séparation des couleurs tellement riche


Le orange - Photogramme
Le orange
Photogramme


Le orange - Photogramme
Le orange
Photogramme


C’est Magalie Léonard qui a fait l’étalonnage final du film et nous avons beaucoup poussé ce que la LUT nous amenait déjà, le rapport entre les bleus et les orange ou les rouges très saturés.
Je laisse parler ici les images.

Les bleus cyan et le rouge
Les bleus cyan et le rouge


Les bleus cyan et le orange
Les bleus cyan et le orange


Autre particularité du film, une scène d’amour qu’on voit sous une forme de diaporama...

CB : L’érotisme du film passait beaucoup par les mains des acteurs dans les taxis, pour la scène de rencontre charnelle, Elise avait envie d’une forme de distance donnée par la photographie, le temps arrêté. Nous avions bien sûr dans un coin de notre cerveau la scène de Chris Marker dans La Jetée. Nous sommes aussi allées chercher du côté de Godard certaines aspirations de cadrage (Une femme mariée).
Pour cette séquence, nous avons travaillé en tout petit comité, avec les deux comédiens, la réalisatrice et mon assistante qui m’aidait à la lumière. J’ai photographié avec mon appareil photo Leica M6 argentique, avec un simple 50 mm et de la pellicule négative couleur Portra 400. C’était vraiment un grand plaisir pour tout le monde, le fait de tenir des positions arrêtées créait pour les acteurs une distance, un jeu, des règles qui éloignaient la gêne de la quasi nudité. C’était un moment de grande complicité collective.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)