"De l’importance d’une ambition technique pour une ambition artistique à l’image"

Par Pierre Cottereau, directeur de la photographie

Contre-Champ AFC n°316

Suite à la mise en ligne de la Conversation entre Caroline Champetier, AFC, et Martin Roux* au sujet de la couleur, le directeur de la photographie Pierre Cottereau fait part, dans un courrier transmis à cette dernière, de ses questionnements quant au suivi de la fabrication de nos images et au peu d’ambition dont fait preuve l’industrie pour nous aider à créer, de façon technique et artistique, des images innovantes et inspirantes. Nous reproduisons ici le contenu de ce courrier.

Chers collègues,
Chères collègues,

L’article passionnant de Caroline Champetier et Martin Roux a fait écho à de nombreuses problématiques dans la fabrication des images auxquelles je suis confronté depuis dix ans et pour lesquelles je ne vois émerger aucune volonté collective et industrielle d’y mettre fin. A titre personnel je rêve que l’on réemprunte le chemin fructueux où la création artistique et l’innovation technique iraient de pair.

Comme beaucoup d’entre vous j’imagine, je souffre, depuis l’apparition du numérique, à la fois du rythme effréné des innovations – ou plutôt des offres techniques –, et du peu de temps et probablement d’intérêt que nous avons pour essayer de comprendre comment ces nouveaux outils fonctionnent et comment nous pouvons nous les approprier. Il y a eu, au tournant des années 2010, plusieurs révolutions simultanées qui ont bouleversé l’écosystème de fabrication des images.
Avec l’aboutissement de la chaîne entièrement numérique (tournage, postproduction, exploitation), c’est l’ensemble de la structure industrielle et culturelle sur laquelle la fabrication d’image était bâtie qui a été fragilisée, voire qui s’est écroulée :
- disparition des labos historique Éclair, LTC, GTC,
- puis disparition des structures intermédiaires Digimage, Duboi, Technicolor.

Si cette révolution a permis l’arrivée de nouveaux entrants, que les investissements matériels y ont été réalisés, j’ai le sentiment que quelque chose de l’ordre de la "recherche" et du "développement" a été perdue en route.
L’une des grandes forces de notre cinéma est que nous produisons beaucoup, l’une de ses grandes faiblesses est que nous produisons également beaucoup… sans jamais faire le point sur les avancées artistiques et techniques de la somme de chacun de ces projets. C’est comme si chacun faisait ses images dans son coin et que personne ne pouvait bénéficier des découvertes ou avancées techniques que nous ne manquons de faire à chaque fois que nous finissons un film.
Dans l’idéal, un laboratoire devrait avoir cette fonction, cette exigence et cette ambition :
- sortir des images techniquement plus abouties,
- offrir une maîtrise et une compréhension des outils qui ouvriraient un espace de création pour l’image chaque jour plus vaste et précis.

Car tout l’intérêt du numérique est bien là : en termes de fabrication d’images, le champ des possibles semble illimité. Mais paradoxalement, c’est aussi son plus gros défaut. Contrairement à la chaîne argentique, le numérique n’offre pas de "cadre" de fabrication ou "d’organisation de cette fabrication".
Cela semble facile de fabriquer une image en numérique : une caméra (même pas tout à fait professionnelle), un Da Vinci Resolve (gratuit), un peu de "lift gamma gain" et hop, l’affaire est dans le sac. En revanche, c’est bien plus compliqué, en numérique, d’aboutir totalement une image, d’avoir l’impression de la maîtriser suffisamment pour s’éloigner du petit chemin tout tracé par les fabricants de caméras et de s’assurer que quel que soit le format de diffusion (salles, streaming, TV), ce sera la même intention d’image que le spectateur pourra regarder.

Caroline et Martin posent la question de ce qui pourrait être, pour nous, les directeurs et directrices de la photo, le meilleur interlocuteur pour s’atteler à ces questions.
Personnellement, j’ai toujours fait le choix de travailler dans des laboratoires où les coloristes pouvaient travailler main dans la main avec les directeurs techniques.
J’ai donc rarement travaillé avec des étalonneurs et étalonneuses free-lance, et plutôt fait le choix de travailler avec des personnes intégrées aux entreprises de postproduction.
J’ai probablement perdu un peu de confort artistique à ne pas avoir le même coloriste sur tous mes projets, mais j’ai gagné en apprentissage technique à voir la manière dont tous (coloristes et directeurs techniques) essayaient de répondre à mes interrogations.
Surtout, j’ai fait de très belles rencontres et trouvé des partenaires de postproduction avec qui le débat est riche et fructueux.
Malheureusement, je crains que cela ne soit déjà du passé et que les usages soient encore une fois en train de muter violemment. Aujourd’hui, à Paris, il n’y a quasiment plus d’étalonneurs intégrés aux structures de postproduction. La quasi totalité sont free lance.
A très court terme, les salles d’étalonnage fonctionneront comme des Airbnb. On les louera le temps de la production sans autre service que celui d’une maintenance du matériel.
J’aimerais donc bien savoir qui pourra nous renseigner, l’étalonneur ou étalonneuse et moi quand nous aurons des questions techniques poussées et fondamentales de traitement de l’image numérique ? Comme moi, vous connaissez la réponse : personne.
De ce fait, et pour ne pas se perdre, on se contentera de se mettre dans le pipeline du fabricant de caméras, on n’utilisera qu’un tout petit pourcentage des possibilités de la machine d’étalonnage (difficile quand on est free lance et que l’on n’a pas facilement accès à la machine, de pouvoir maîtriser les possibilités d’un Baselight) et de toute façon, comme on aura encore moins de temps qu’aujourd’hui pour finaliser le film, tout le monde se contentera de fabriquer avec plus ou moins de réussite la même image techniquement pauvre.
On peut me rétorquer que cela n’est pas bien grave, que finalement, ce ne sont que des problématiques de directeurs de la photo et que cela n’a que peu d’incidence ou d’intérêt pour l’industrie et qu’avant tout un film, c’est une histoire.
Je crois au contraire que cette problématique est fondamentale pour l’industrie car ce que nous essayons de fabriquer ensemble, producteurs, réalisateurs, techniciens, comédiens, ce sont avant tout des images et des sons. Parce que ces images et ces sons sont notre médium. Il parait logique d’y accorder le plus grand soins et le plus grand intérêt.
Je suis sidéré du peu d’investissement de notre industrie dans les effets spéciaux et dans la fabrication de films destinés à être exploités dans les salles : Dolby Vision, Atmos, et autres formats d’exploitation novateurs. Il y a une envie de la part des spectateurs pour des films techniquement bluffants, immersifs.

Le reproche est souvent fait à notre industrie, notamment de la part des jeunes générations, de ne pas le proposer alors que nous avons tout pour le faire : les outils, les talents et l’argent. Pourtant, quelque chose d’ordre culturel résiste, comme si la technique était un frein à l’intelligence de la création, que les effets spéciaux ou les hautes exigences techniques n’étaient utiles qu’aux films de super-héros, et n’ont que peu d’intérêt pour notre cinéma d’auteur, naturaliste et intimiste.
C’est oublier ce que nous a apporté la Nouvelle Vague. Elle aussi s’est construite sur des avancées techniques fondamentales et sur le questionnement de leurs usages.
C’est mal connaître le cinéma de David Fincher ou Steven Soderbergh, par exemple, qui ne cessent de questionner, dans leur travail, les possibilités expressives qu’offrent ces nouvelles technologies. Eux, comme nous, ont besoin pour cela d’une industrie technique forte, ambitieuse et audacieuse.

Ce n’est pas la technique qui appauvrie la création mais la norme, le respect des petits usages et le manque de temps et d’envie de les questionner. Il y a sans doute quelque chose à changer dans nos manières. Il nous faudrait collectivement être plus exigeants et colmater au plus vite les endroits où notre industrie s’est fragilisée.
S’il est effectivement indispensable d’avoir un Color Scientist et un étalonneur fortement formé à ces questions pour entreprendre sur de bonnes bases la fabrication des images d’un film, il est surtout indispensable que l’image que l’on fabrique puisse être interrogée, peaufinée, surveillée tout au long de sa création.

Aujourd’hui, nous intervenons, nous les chefs opérateurs, en préparation, en tournage et en étalonnage. En revanche nous n’intervenons que très rarement pendant toute la phase de montage et surtout dans la fabrication des VFX.
Bien souvent, cela est dommageable, entraîne parfois des situations ubuesques où les réalisateurs se sont habitués à une image en montage, l’ont parfois d’eux-mêmes maladroitement trafiquée. Le pire restant la gestion anarchique du traitement colorimétrique des VFX et de leur subtile intégration au reste du film.
De la même manière nous n’avons pas de regard sur les différents éléments liés à l’exploitation du film hors master et copie salles (Blu-ray, H264, par exemple...).
Combien de fois me suis-je rongé les ongles à ne pas reconnaître le travail que j’avais essayé de faire en regardant les bandes annonce ou le DVD.

Si effectivement un directeur de la photo est le garant et l’interprète des intentions visuelles de la mise en scène, il a besoin d’être secondé techniquement par quelqu’un tout au long de la chaîne de postproduction, qui veille à ce qu’il n’y ait aucun dérapage industriel et que, tout au long de ce processus de fabrication, les intentions d’image se révèlent au lieu de se noyer. Aujourd’hui ce poste n’existe pas et ce travail est confié au directeur de postproduction, accompagné par l’étalonneur free lance qui intervient 10 à 20 jours en tout bout de chaîne…
Il devient donc très difficile de pouvoir produire sereinement des films complexes techniquement. Peu à peu, nous en abandonnons l’ambition et marginalisons lentement notre capacité à créer des images nouvelles et inspirantes. Des images qui feraient de notre cinéma un produit à nouveau exportable, avec un savoir-faire que l’on nous envierait.

Encore une fois, nous avons les talents, les outils et l’argent pour soutenir cette ambition.

* Lire ou relire les deux Conversations entre Caroline Champetier et Martin Roux :

En vignette de cet article, une image en surimpression de Lever de soleil sur Istanbul, de Jules Gervais-Courtellemont, et de Sphère des couleurs, de Philipp Otto Runge.