Dominik Moll et son chef opérateur Patrick Ghiringhelli reviennent sur leurs choix pour le tournage de "La Nuit du 12"

Mais qui a tué Clara Royer ?

Contre-Champ AFC n°334

Le fidèle tandem Gilles Marchand (scénario) et Dominik Moll (scénario et réalisation) signe un polar ambitieux où, malgré la simplicité apparente de l’histoire, rien ne semble se dérouler comme prévu. La Nuit du 12 a enthousiasmé la critique à l’issue de sa présentation à Cannes Première *, et c’est aussi l’adaptation d’un ouvrage de Pauline Guéna (18.3 - Une année à la PJ – éditions Denoël) qui raconte le travail au quotidien des inspecteurs. Le film se concentrant sur une des enquêtes du livre. Menée par Bastien Bouillon et Bouli Lanners, elle va peu à peu laisser la place à une réflexion sur les rapports entre les hommes et les femmes. Patrick Ghiringhelli signe les images de cette fable tendue et noire, située entre Grenoble et Saint-Jean-de-Maurienne, une petite ville industrielle en fond de vallée alpine que des chats et l’ombre de Twin Peaks traversent parfois. (FR)

À la PJ chaque enquêteur tombe un jour ou l’autre sur un crime qu’il n’arrive pas à résoudre et qui le hante. Pour Yohan c’est le meurtre de Clara. Les interrogatoires se succèdent, les suspects ne manquent pas, et les doutes de Yohan ne cessent de grandir. Une seule chose est certaine, le crime a eu lieu la nuit du 12.

C’est grâce à Google Street View que Saint-Jean-de-Maurienne été choisie comme lieu du crime. A la recherche de la ville qui pourrait devenir son décor principal, Dominik Moll parcourt, souris à la main, les routes des vallées alpines et tombe sur Saint-Jean-de-Maurienne. « Lors de l’écriture , ma première idée était de situer l’action à Morez, une petite ville dans une vallée du Jura. Un endroit avec une certaine activité industrielle (la lunetterie), vraiment très encaissé, où les cités HLM qui surplombent la vieille ville semblent de façon un peu paradoxale bénéficier d’une plus belle vue et d’un meilleur ensoleillement que la vieille ville. Ce mélange de montagne et d’industrie me plaisait. Mais mes contacts noués avec la police judiciaire m’ont ensuite fait bifurquer vers Grenoble où j’ai décidé de situer les bureaux de la PJ. J’y ai d’ailleurs fait une semaine d’immersion pendant la préparation du tournage. A partir de là, j’ai passé du temps sur Google Street View afin de trouver la petite ville du meurtre... Et c’est à ce moment que j’ai repéré Saint-Jean-de-Maurienne. »

En extérieur à Saint-Jean-de-Maurienne
En extérieur à Saint-Jean-de-Maurienne


La petite ville coche toute les cases pour le réalisateur : « On retrouvait le coté industriel que j’avais en tête au départ, avec cette immense usine d’aluminium, en bord de la rivière Arc, qui emploie 800 personnes, l’autoroute qui mène au tunnel du Fréjus, les stations de ski au-dessus de la ville, des barres d’immeuble, tout un mélange d’ambiances que je trouvais prometteur par rapport a l’histoire. C’est donc à partir des vues de la ville glanées sur Google qu’on a travaillé avec Gilles Marchand, en choisissant dès l’écriture les lieux potentiels dans lesquels on allait tourner. »
Patrick Ghiringhelli se souvient : « Quand j’ai lu le scénario pour la première fois, le hasard faisait que j’étais en Savoie. Je suis donc allé immédiatement sur place, à Saint-Jean, tellement ça m’intriguait ! C’était très particulier de me plonger dans le scénario tout en visitant les lieux choisis dès l’écriture par Dominik. La présence très forte des montagnes en arrière-plan, quel que soit l’axe, correspondait parfaitement à l’histoire. »
Dominik Moll rajoute : « Quand on est entouré de montagnes, que ça soit dans la cuvette Grenobloise ou à Saint-Jean-de-Maurienne, on a un sentiment d’enfermement, d’horizon bouché, ce qui résonnait avec l’enquête qui a du mal à aboutir et dans laquelle les enquêteurs ont le sentiment de tourner en rond. Cela fait également écho au vélodrome d’Eybens, où le personnage de Yohan (Bastien Bouillon) enchaîne les tours de piste et tourne littéralement en rond. »

Le vélodrome
Le vélodrome


Parmi les décors clés, le lieu du crime, un terrain de jeu situé entre deux lotissements pavillonnaires, où le drame se noue en pleine nuit. Dominik Moll : « Même et surtout lorsqu’il s’agit de décors apparemment banals, comme dans le cas d’une maison dans un lotissement, j’essaie de choisir celle qui sera bien dessinée, avec une ligne claire comme chez Hergé, de façon à ce que ce décor s’imprime dans la tête du spectateur. La lumière peut bien sûr renforcer ce côté bien dessiné. »

Sur le terrain de jeu, Patrick et son équipe d’électriciens, menée par le gaffer Virgile Reboul, ont installé des réverbères de façon à créer de la profondeur. Patrick Ghiringhelli : « Pour la scène du meurtre, il était important que le visage du meurtrier reste dans le noir afin de ne pas permettre son identification. Disposer nos propres réverbères nous a permis de les placer de façon à ce que l’éclairage ne l’éclaire pas de face. C’était bien sûr l’un des points centraux de l’intrigue que le spectateur ne puisse pas identifier le suspect, et reste au même niveau que les policiers tout au long de l’enquête. Le coupable restant comme une ombre, un homme cagoulé dont on ne peut presque rien retenir, sauf la lueur de ses yeux. C’est en cela que les repérages, qu’ils soient artistiques ou techniques, et la réflexion sur le découpage sont primordiaux, ils permettent d’anticiper ces effets. »

Dominik Moll et Patrick Ghiringhelli
Dominik Moll et Patrick Ghiringhelli


Dominik Moll : « Sur le meurtre lui-même, on s’est également beaucoup posé de questions sur la manière de le tourner. Vu le côté sordide de l’acte, on ne voulait pas en rajouter, ou être complaisant dans la représentation de la violence. Nous avons opté pour une mise-en-scène presque stylisée, avec des très gros plans sur le briquet et les yeux de Clara, la victime, puis un plan fixe très large où la jeune femme en flammes traverse le champ et finit par s’écrouler. La musique non dramatisante et l’absence de son direct à ce moment-là contribuent également à renforcer le moment de sidération sans être dans une fascination morbide pour la violence. »

Patrick Ghiringhelli : « Nous avons tourné avec l’Alexa LF avec des Arri Master Primes Anamorphics. Une combinaison que j’ai choisie sur ce film pour conserver la personnalité visuelle de l’anamorphose bien que le film soit cadré en 1,85. »
Questionné sur ce choix hybride peu courant, et le renoncement au format scope 2,39 usuel qui va de pair avec l’anamorphique, le directeur de la photo répond : « J’ai l’impression que le choix du 2,39 a été adopté en masse par la TV et les plateformes pour faire "cinéma", mais que le cinéma lui-même adapte encore le format à son histoire… La Nuit du 12 a été dès le début visualisé en 1,85, entre autres pour favoriser la présence des montagnes en arrière-plan, comme un élément menaçant et oppressant. »

Dominik Moll : « Avec Patrick nous avons été impressionnés par le travail du réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen (Que Dieu nous pardonne, Madre, ou la série "Antidisturbios"), notamment son utilisation d’optiques à très grand angle, qui apportent à la fois du réalisme et une certaine stylisation, de la proximité et de la distance. Sans être aussi radical que lui, il nous a semblé intéressant d’opter nous aussi pour des focales plutôt courtes : beaucoup de scènes se passent dans les bureaux exigus de la PJ, et je voulais que les personnages, grâce à la profondeur de champ, s’inscrivent dans le décor qui fait partie de leur vie et de leur travail. »

Tourné sur 34 jours (moitié Rhône-Alpes, moitié région parisienne) entre Grenoble, Saint-Jean-de-Maurienne et Ivry-sur-Seine pour les intérieurs des locaux de la PJ (reconstitués par le chef décorateur Michel Barthélemy et son équipe), La Nuit du 12 est ancré dans une ambiance plutôt solaire. Dominik Moll : « Le tournage a démarré à Saint-Jean en octobre, et nous nous attendions à une météo automnale, avec son lot de pluie et de nuages. Mais en fait nous avons eu un soleil radieux pendant tout le tournage ! Au lieu d’avoir une ambiance de polar à la Memories of Murder, où il pleut continuellement, nous avions des ambiances très lumineuses et ensoleillées, ce qui a créé une tonalité assez inattendue qui n’était pas pour nous déplaire. Cela produit un contraste bienvenu avec le côté sombre de l’intrigue. Et lorsque nous avons par la suite tourné les scènes qui se passent dans les bureaux de la PJ, nous avons adapté les ambiances lumineuses à ces conditions météo en Savoie. »

Les enquêteurs n’ont en effet de cesse de faire des allers-retours entre Saint-Jean où a eu lieu le crime et leurs bureaux grenoblois où ils mènent les interrogatoires. Dominik Moll : « J’avais envie de montrer de façon assez réaliste le travail au quotidien de la PJ. Ce travail, même s’il est intense et prenant, n’a rien de spectaculaire et n’est pas fait de décharges d’adrénaline. On est loin de l’image du flic viriliste. Ces enquêteurs ne sont pas des cow-boys, mais des hommes investis qui font un travail de fourmi. C’est ce que décrit de façon passionnante Pauline Guéna dans son livre, et c’est ce que j’ai pu observer lors de ma semaine d’immersion à la PJ de Grenoble. Ils passent 80 % de leur temps à écrire des rapports et à veiller au respect de la procédure. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer comment ces hommes, car c’est un milieu très masculin, encaissent l’accumulation de meurtres et de violences auxquels ils sont confrontés. Comment ils gèrent cela, comment ça peut les toucher intimement. »

La confession dans la voiture
La confession dans la voiture


Parmi les séquences clés, où l’intrigue du film bascule vers les personnes plus que vers l’enquête, la discussion nocturne en voiture entre Bouli Lanners et Bastien Bouillon. Dominik Moll : « Dans cette voiture à l’arrêt, on a une sensation de bulle qui me semblait propice aux confidences. La caméra étant collée aux vitres latérales depuis l’extérieur, les comédiens se retrouvent réellement isolés du reste de l’équipe – exception faite du perchman – ce qui facilite beaucoup leur jeu. En plus, avec les LEDs, très discrètes et très rapides à régler, la technique s’efface presque complètement pour les interprètes. On retrouve ce principe de bulle plus tard dans la scène de la "Cuve", quand Bastien Bouillon et Mouna Soualem sont en planque dans le fourgon. Seuls les visages des comédiens sont éclairés par la lumière sodium des lampadaires, le reste du décor est dans le noir et renforce le côté mental de la scène. »

Dans la cuve
Dans la cuve


Sur les scènes qui se passent dans les bureaux de la PJ, Patrick Ghiringhelli nous explique : « La façon d’éclairer les bureaux devait correspondre à la lumière des extérieurs de l’Hôtel de Police tournés à Grenoble. Sur le décor reconstitué dans un bâtiment désaffecté d’Ivry-sur-Seine, j’ai travaillé pour la première fois avec des projecteurs automatiques. Soit 4 unités placées à l’extérieur du décor (situé au 1er étage du bâtiment). Comme on devait y rester 15 jours, avec beaucoup de scènes à filmer, la rapidité de réglage de ces unités, la très grande latitude de couleurs restituées me permettait de passer presque instantanément de scènes solaires à des ambiances plus grises, ou d’une ambiance matinale à celle d’un après-midi… On a également veillé à conserver le côté un peu chaud de l’architecture 70’s (symbolisée entre autres par les portes orange), pour éviter le cliché des commissariats froids en open space qu’on voit souvent à l’écran. L’accessoirisation et le travail d’ensemblier ont bien sûr été déterminants pour rendre le décor crédible. Une enquêtrice de Grenoble nous a d’ailleurs dit à l’issue d’une projection combien elle s’était retrouvée projetée dans son lieu de travail, que c’en était même troublant. C’était un super compliment. »

L'interrogatoire de Nanie
L’interrogatoire de Nanie


Parmi ses moments favoris dans le film, Patrick Ghiringhelli cite immédiatement la longue scène d’interrogatoire de Nanie (Pauline Serieys) par Yohan (Bastien Bouillon), située au centre du film. Dominik Moll : « Cette scène avait été initialement prévue en extérieur, sur le parking d’une boulangerie industrielle – repérée elle aussi sur Google Street View. Le personnage de Nanie était censé y travailler, et la discussion s’effectuait lors d’une pause, derrière le bâtiment. C’était l’une des scènes clés du film, très intense et chargée d’émotion. Lors des repérages, les souffleries industrielles et le passage des voitures à proximité nous ont fait réaliser qu’on faisait fausse route sur ce décor et qu’il y avait trop de nuisances sonores et visuelles pour permettre aux comédiens de plonger complètement dans cette scène. En cherchant un décor plus propice, nous sommes tombés sur le restaurant d’entreprise de l’entreprise Trimet, une usine d’aluminium qui emploie des centaines d’ouvriers. Cette cantine est un lieu assez saisissant, très années 60, toujours dans la lignée de la fameuse ligne claire d’Hergé, avec de grandes baies vitrées, des rideaux turquoise, un plafond bleu-vert brillant, et la perspective des rangées de tables. »

Patrick Ghiringhelli : « Comme Dominik l’évoquait, on a eu beaucoup de chance sur ce film avec la météo. La scène est tournée en lumière naturelle. Il y a un côté diner à l’américaine, avec une découverte sur une voie ferrée où passent des trains de marchandises, et les montagnes en arrière-plan. Le site étant situé en fond de vallée, le créneau qu’offrait le soleil d’automne n’était pas très long, et je me souviens que l’on a achevé la dernière prise alors que le dernier rayon de soleil disparaissait derrière les montagnes. » Dominik Moll salue aussi la prestation de ses comédiens : « Pauline a été incroyable sur cette scène. D’une grande justesse et générosité sur chaque prise. Même sur les contre-champs sur Bastien, où elle n’est pas dans le cadre, elle a délivré la même émotion que dans les plans qu’on avait fait sur elle. On était tous très émus sur le plateau. »


Autre décor marquant : le vélodrome d’Eybens, où l’on voit Yohan faire ses tours de piste nocturnes pour évacuer la tension accumulée. Patrick Ghiringhelli : « Il y avait des plans sur pied, mais aussi des plans où l’on voulait précéder ou suivre Bastien sur son vélo. Il était prévu d’utiliser une moto avec une tête gyro-stabilisée et télécommandée, mais le conducteur de la moto, tout cascadeur qu’il était, était incapable de garder une vitesse constante et régulière dans les fortes pentes des virages du vélodrome, ce qui rendait ces plans non seulement impossibles, mais aussi dangereux. On a donc dû abandonner cette option. Heureusement que Pierangelo, l’entraîneur vélo de Bastien, nous a proposé de faire ça de façon plus bricolée : je suis monté, dos à lui, à l’arrière de son scooter, caméra à l’épaule. Pierangelo, en tant qu’ancien champion cycliste, maîtrisait parfaitement les trajectoires de son scooter sur le vélodrome et nous a permis de faire des plans où l’on restait à la même distance de Bastien. Le résultat est assez brut, sans aucune stabilisation même ultérieure, mais participe je trouve d’autant plus à l’énergie développée par ces séquences. Comme quoi les solutions artisanales sont parfois les meilleures ! »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

* Le film sort en salles le mercredi 13 juillet 2022

  • Bande annonce officielle :

    https://youtu.be/_zlztTha8Mw