Editorial de la Lettre de juin 2018

Par Gilles Porte, AFC

par Gilles Porte La Lettre AFC n°287

[ English ] [ français ]

Cher Thierry Frémeaux et cher Pierre Lescure,
Je tiens à vous remercier personnellement pour m’avoir fait une petite place sur les marches de votre immense tapis rouge à une période de l’année où Cannes devient le centre de gravité pour beaucoup. J’espère, Thierry, ne pas t’avoir froissé, lorsque tu as évoqué avec moi l’équipe de l’OL en haut des marches. Bien que natif de Lyon, cela fait des années que je supporte Saint-Etienne et cela avant même d’avoir constaté que la couleur des maillots de l’ASSE servait régulièrement de fond d’incrustation pour le 7e art.

Avouons que profiter de mon statut de président de l’AFC pour vous adresser une lettre, en mon nom, est quelque chose de délicat tant il me parait primordial – lorsque nous sommes président d’une association – de faire passer la notion d’intérêt collectif avant celle de nos intérêts personnels. Cependant, si j’éprouve le besoin de glisser ce message dans une bouteille, c’est pour revenir avec vous sur un sentiment étrange qui ne m’a pas quitté lors de mon séjour auprès d’une mer que parfois il vous arrive de faire monter.
Grâce à votre sélection, j’ai eu accès aux endroits les plus prisés et aux créatures les plus convoitées du moment mais pour être sincère, j’ai souvent eu l’impression d’être dans la peau d’un cheval de Troie. Or si j’éprouve beaucoup d’affection pour les équidés, j’en ai un peu moins pour les chevaux de bois surtout lorsqu’on les retrouve à bascules ou à l’intérieur d’un manège dans lequel le sens de rotation m’échappe parfois…

Allons droit au but car je sais que le nombre de signes m’est compté. Pourquoi n’ai-je croisé aucun technicien autour des tables pourtant rondes où j’étais régulièrement convié ? Cela vous paraîtrait-il vraiment insensé d’imaginer un monteur, un ingénieur du son, un chef décorateur, un directeur de la photographie ou un autre technicien comme membre de jury au sein des différentes commissions ? Est-ce un simple oubli de votre part ou la volonté délibérée de gommer de la photo des femmes et des hommes qui fabriquent le cinéma ? Pourquoi, lors d’une soirée spéciale, deux techniciennes seulement montaient des marches au milieu de 78 autres femmes alors que j’en côtoie régulièrement sur des plateaux, derrière une caméra ou en postproduction ? 
Soyons honnêtes… Les techniciens ont de plus en plus de mal à se rendre à Cannes et en inviter quelques-uns n’aurait-il pas un sens aussi pour celles et ceux qui signent les films ? Ingmar Bergman se retournerait-il sur son île de Farö en apprenant une telle nouvelle, lui qui n’a eu de cesse de mentionner sa très grande complicité avec son directeur de la photographie Swen Nykvist ? Martin Scorcese aurait-il laissé tomber son Carrosse d’or en apprenant cette nouvelle quand on sait à quel point il est reconnaissant à sa monteuse Thelma Shoonmaker de l’accompagner depuis 1967 ?1 _ 
J’ai eu l’impression, parfois, qu’on me privait de générique à bien des endroits, même s’il est vrai que le poste de maquilleur ne se trouve pas parmi les oubliés. J’espère que cela n’est pas uniquement dû à la présence de grosses marques de cosmétiques sur la Croisette ou à la volonté de quelques-uns de dissimuler derrière une crème des femmes et des hommes qui sont aussi le cinéma aujourd’hui.
Au milieu de quelques nuits blanches, je voudrais féliciter le lauréat du Prix Vulcain décerné à Shi Joom-Hee, directrice artistique du merveilleux film Burning et saluer l’émotion du directeur de la photographie Edward Lachman, ASC, [1] lorsqu’il s’est vu attribuer le prix Angénieux… en présence de son gaffer, son assistant, son chef électricien et son chef machiniste.

Gilles Porte, président de l’AFC
Coréalisateur, avec Nicolas Champeaux, du film The State Agaisnt Mandela and The Others, en Sélection officielle (Hors compétition) du 71e Festival de Cannes.

[1Directeur de la photographie de Werner Herzog, Wim Wenders, Paul Schrader, Robert Altman, Larry Clark, Todd Haynes…