Elin Kirschfink, SBC, AFC, témoigne des défis du tournage de "200 mètres", d’Ameen Nayfeh

Un road movie contrarié

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Le cinéaste Ameen Nayfeh a choisi pour son premier film de plonger le spectateur dans l’expérience kafkaïenne de la vie quotidienne en Palestine. Séparé de sa femme et de ses enfants par 200 mètres (elle, travaillant et vivant de l’autre côté du mur, en Israël), Mustafa n’a d’autre choix sur sa terrasse que de communiquer avec eux chaque soir par un jeu enfantin d’allumage et d’extinction de lumière. Mais quand son fils est victime d’un accident, il cherche à rejoindre l’Etat Hébreu par tous les moyens possibles. C’est Elin Kirschfink, SBC, AFC qui signe les images de ce témoignage audacieux déjà récompensé à Venise (Prix du public 2021). (FR)

Mustafa d’un côté, Salwa et les enfants de l’autre, une famille vit séparée de chaque côté du mur israélien à seulement 200 mètres de distance. Ils résistent au quotidien avec toute la ruse et la tendresse nécessaires pour "vivre" comme tout le monde, quand un incident grave vient bouleverser cet équilibre éphémère. Pour retrouver son fils blessé de l’autre côté, le père se lance dans une odyssée à travers les checkpoints, passager d’un minibus clandestin où les destins de chacun se heurtent aux entraves les plus absurdes.

Charmée par la richesse du scénario, la directrice de la photographie se remémore sa découverte du projet : « Il y avait quelque chose d’une grande humanité dans ce projet. Même si les choses qui se déroulent sont assez graves et relèvent même presque du thriller, Ameen conserve en permanence un sous-fil humoristique, et surtout des personnages très attachants. C’est d’ailleurs pour moi le premier critère pour lequel je m’engage sur un film. Il faut absolument que je puisse être en osmose avec les personnages que je vais filmer. J’ai un rapport très direct avec eux, notamment avec la caméra épaule que je pratique souvent, et j’ai donc besoin de pouvoir les aimer. Et dans ce scénario, je dois avouer que je les aimais tous ! »

Ameen Nayfeh
Ameen Nayfeh

Produit avec des moyens très limités, vu la complexité du film, Elin est rapidement confrontée à des délais de préparation très courts : « Avec seulement deux semaines de préparation sur place, et 24 jours de tournage annoncés, j’avoue que je me suis posée beaucoup de questions sur la faisabilité concrète du projet. D’autant plus que je suis habituée à ce genre de situations un peu "roots" ! Avec autant de déplacements, autant de décors (et de mises en place complexes), je n’arrivais pas trop à m’imaginer comment on allait pouvoir rentrer toutes les séquences. Mais je me suis laissée convaincre par Ameen, et je suis partie en Palestine, avec l’envie de découvrir ce pays que je ne connaissais pas et où je n’irai probablement jamais en dehors d’un tournage. Une manière de rencontrer un endroit du monde où les choses de l’humanité se passent mal, une raison de plus pour y passer un peu de temps ! » Arrivée sur place pour démarrer les repérages et la préparation concrète du film, Elin est confrontée à un premier imprévu : « La productrice m’annonce que le tournage s’effectuera finalement en 22 jours. J’ai essayé de négocier, arguant que le film ne pourrait pas tenir en si peu de temps, mais rien n’a pu la faire changer d’avis. Nous sommes donc partis en repérages avec la nécessité de regrouper beaucoup de choses et de simplifier le scénario pour pouvoir s’en sortir. »

La fiction étant dans ce film très proche de la réalité (le film est en partie autobiographique pour le réalisateur), l’équipe se retrouve engluée dans un endroit où la liberté de mouvement est devenue une utopie. « C’est un film sur la difficulté d’aller et venir dans cet endroit si particulier. Et dès les repérages, on a pu constater combien c’est vrai. Chaque trajet, même insignifiant selon nos repères occidentaux, prend soudain des heures à cause de la complexité géopolitique. On est confronté par exemple à trois types de zones dans le pays : les zones colonisées où seuls les véhicules israéliens ont le droit de circuler, des axes mixtes où des check-points existent mais où les palestiniens sont autorisés à se déplacer, et des villes 100 % palestiniennes où il n’y a en théorie pas de contrôle de armée israélienne. C’est un vrai casse-tête, car certains points de contrôle peuvent très bien se retrouver fermés du jour au lendemain ou à certains heures, bloquant ou ralentissant soudain votre trajet. La situation est évoquée dans le film, mais sans explication précise. C’est la scène au check-point volant au milieu de la route avec le soldat demandant aux protagonistes s’ils aiment les palestiniens. Je peux vous dire combien cette situation est extrêmement minante pour le moral. Être confronté dans la vie de tous les jours à l’arbitraire et à des heures d’attente… Parallèlement, j’ai été touchée par l’accueil extrêmement chaleureux en Palestine, les gens nous invitant chaque fois à passer du temps chez eux, à boire une nouvelle fois du thé... Le rythme des repérages y est forcément très différent de ce qu’on peut connaître ailleurs ! »

Sur la terrasse
Sur la terrasse


Sur la terrasse de nuit
Sur la terrasse de nuit

Parmi les lieux emblématiques du film, il y a cette ouverture (et la conclusion) sur une terrasse donnant directement sur le mur (érigé parfois à travers certains villages palestiniens). La directrice de la photo se souvient des difficultés à trouver comment mettre en scène très simplement et immédiatement cette situation : « C’était un vrai défi de parvenir à trouver un appartement avec terrasse donnant sur le mur dans lequel on pourrait s’installer et filmer toutes ces scènes. Non pas que ce genre de décor soit rare, mais plutôt que les gens ont très peur d’un tournage à cause des systèmes de vidéosurveillance qui contrôlent les abords du mur 24 heures sur 24, les représailles éventuelles n’étant pas exclues. On a donc dû recomposer le lieu, en utilisant une terrasse donnant sur la campagne et en raccordant avec des plans tournés plus discrètement depuis le point de vue adéquat sur le village de Zeita et le mur. C’est un simple pilier et une ampoule nue (installée successivement dans les deux endroits) éclairée par le personnage de Mustafa qui permet d’affirmer le raccord à l’écran. »

La Palestine n’étant pas facile d’accès, il a fallu à Elin prendre des précautions pour ne pas mettre en danger la production : « Mise en garde par Ameen, j’avais pris la précaution en avion de ne prendre aucun document relatif au tournage avec moi. En effet, passant par Tel-Aviv, il peut y avoir refus d’entrer s’il y a soupçon de vouloir aller dans les territoires palestiniens. La cheffe électro Léa Renaudet et le chef machiniste Ahmed Zaoui, venus après moi en ont d’ailleurs fait les frais, passant plusieurs heures interrogés par les services israéliens. Mais ils ont pu passer, étant en possession d’une invitation officielle du consulat français à Jérusalem, ce qui n’était pas mon cas. »
D’autant plus qu’une des scènes les plus impressionnantes du film est littéralement tournée sans autorisation sur l’une des plus grosses "crossing gate" du pays. Un endroit qui voit passer une dizaine de milliers de personnes par jour dans des conditions vraiment révoltantes.
« C’est un endroit authentique, très oppressant, à côté de Tulkarem », raconte Elin Kirschfink. « À quatre heures du matin, chaque jour, vous vous retrouvez avec une masse incroyable de personnes qui attendent de passer de l’autre côté pour aller travailler. On avait pu le repérer en journée, capuche sur la tête à cause des innombrables caméras de surveillance. Et on a tourné tous ces plans en une seule fois, sachant que si on se faisait prendre, on ne pourrait plus jamais revenir. Par chance, comme chacun est tellement pressé de passer, comme hypnotisé par ce rituel, personne ne remarque la caméra. J’étais caméra à l’épaule, accompagnée par Ahmed, dans cette sorte de bétaillère grillagée avec Ameen le réalisateur qui guidait le comédien. »

Recréation en studio du point de passage
Recréation en studio du point de passage

« Le cœur du check-point, avec la zone de contrôle et les douaniers, ayant été tournée plus tard, en "studio". Bashar, le chef décorateur, avait reconstitué très fidèlement – malgré le peu de moyens – les quatre zones successives de contrôle dans un hangar, tandis que quelques figurants nous servaient en raccord. Je pense que le son et les images capturées en conditions réelles sont d’une grande aide pour rendre crédibles ces quelques scènes reconstituées. »

Évoquant en préambule son attachement aux personnages et à leurs interprètes, Elin détaille un peu plus comment cette relation s’est construite sur 200 mètres : « Pour moi, c’est d’abord leur faire de la place pour le jeu. Ne pas les encombrer techniquement. Comme une partie importante du film s’est déroulée dans des véhicules, l’art de la chorégraphie qu’on peut développer à l’épaule avec les interprètes était évidemment plus réduit sur ce film. Après tout, c’est un road-movie un peu particulier dans un des rares pays au monde où il est presque impossible de se déplacer ! Cette sensation d’enfermement, de claustrophobie progresse à l’image tandis que l’aspect thriller du film se met en place. Ou comment traiter de l’enfermement dans un road-movie où la liberté de circuler est normalement au départ du récit. »

Compacité, discrétion et rapidité, la DoP nous fait part de ses choix de matériel sur ce film :
« Comme on devait être le plus à l’aise dans les scènes de voitures, j’ai pu obtenir pour ce film une Sony Venice équipée de la tête déportée. Le corps caméra étant installé dans un sac à dos, ça me permettait une liberté totale d’installation. En termes d’optiques, j’ai composé un assemblage d’objectifs Zeiss Grande Ouverture à partir de quatre séries différentes. Ceci afin de trouver le bon rapport de flare et les petites imperfections qui pourraient contrebalancer la très grande définition de la caméra. Par la suite, un léger grain a été rajouté en post-production pour casser un peu plus le côté lisse de l’image. La plupart du temps, j’ai tourné à 500 ISO, car je préfère le rendu à cette sensibilité en 4K. Pour autant, je ne suis pas empêchée de monter dans la sensibilité quand c’était nécessaire. Mais finalement, en tournant les scènes nocturnes à pleine ouverture et en bénéficiant des talents de mon excellent pointeur Ashraf, les 500 ISO étaient suffisants.

En lumière et en machinerie, il a fallu également trouver les solutions les moins lourdes :
« Pour les intérieurs véhicules, on a utilisé une combinaison de techniques assez simples. La production avait insisté pour faire venir mon chef machiniste, dont l’expérience et le matériel embarqué de France ont été décisifs pour les montages. Parmi les choix importants, il y eut celui de la camionnette du passeur, dans laquelle beaucoup de scènes se passent, avec pas mal de monde. On a réussi à trouver un modèle dont le toit était suffisamment haut pour pouvoir y dissimuler une plaque de LEDs de 90x90. Une installation absolument nécessaire, vu l’extrême contraste avec l’extérieur. Quasiment toutes les séquences de jour étant filmées soit à l’épaule ou sur tête à l’intérieur, soit caméra accrochée à l’extérieur, les acteurs conduisant eux-mêmes le véhicule. Pour les séquences de nuit de la fin du film dans la voiture, et le faux check-point à l’entrée d’Israël, on a tourné dans une configuration plus lourde, voiture tractée par un pick-up, avec un jeu d’Astera venant de Tel Aviv.

Avec le recul, que retient-elle de ce tournage ? « Les rencontres évidemment, et le lâcher-prise. Quand on est sur ce genre de film, qui semble à première vue presque impossible à faire, on réfléchit beaucoup plus à ce qu’est au fond notre métier de directrice ou directeur de la photographie. Accoucher le film de quelqu’un d’autre, voilà ce que je garde avant tout. Résoudre les problèmes techniques, participer à la narration d’une histoire qui me semble importante, tout en gardant une cohérence visuelle. C’est là où l’expérience et le ressenti sont primordiaux. »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

200 mètres
Production : May Odeh – Odeh Film
Réalisateur : Ameen Nayfeh
Chef décorateur : Bashar Hassuneh