Entretien avec la directrice de la photographie Céline Bozon, AFC, à propos du film "L’Autre monde" de Gilles Marchand

En Sélection officielle du Festival de Cannes 2010, Séance de minuit

par Céline Bozon

Céline Bozon a travaillé à plusieurs reprises avec Jean-Paul Civeyrac et aussi avec Cédric Khan, Tony Gatlif et son frère, Serge Bozon. Très liée au jeune cinéma français, elle assoit désormais son expérience de directrice de la photographie en signant l’image d’une vingtaine de longs métrages.
Scénariste de Dominik Moll pour Harry, un ami qui vous veut du bien et pour Lemming, Gilles Marchand a réalisé en 1993 un premier long métrage Qui a tué Bambi. C’est une première collaboration pour Céline Bozon sur ce thriller L’Autre monde, hors compétition à Cannes en Séance de minuit.
Nous avions déjà rencontré Céline l’an dernier pour le film d’Axelle Ropert La Famille Wolberg, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs.
Céline Bozon sur le film "L'Autre monde" - A gauche, Stéphane Thiry, chef machiniste, et à droite, le comédien Ali Marhyar<br class='manualbr' />© Olivier Godaert
Céline Bozon sur le film "L’Autre monde"
A gauche, Stéphane Thiry, chef machiniste, et à droite, le comédien Ali Marhyar
© Olivier Godaert

Comment as-tu imaginé l’image du film ?

Céline Bozon : La réponse se trouvait déjà dans le scénario. Le personnage principal, interprété par Grégoire Leprince-Ringuet, se connecte à un monde virtuel où il se crée un avatar. Le monde virtuel est exclusivement de nuit sous la neige tandis que le monde réel a lieu l’été à Marseille. Gaspard est heureux dans son quotidien, mais il est hanté par ce monde plus sombre et plus dur. D’un côté, le Sud, le soleil, le bleu du ciel et de la mer, les rochers blancs, le vent dans les arbres, et de l’autre, la nuit qui règne sur le monde virtuel, la neige, les silhouettes obscures des buildings.
On peut dire que le cœur du film est construit sur une opposition de lumière, d’ambiance entre le monde réel et le monde rêvé, il n’y avait qu’à suivre cette voie en y apportant ma propre sensibilité.

Louise Bourgoin/Audrey
Louise Bourgoin/Audrey


Image 3D
Image 3D


J’ai cherché une image brillante dont je voulais qu’elle rende compte d’un certain idéal méditerranéen. J’avais beaucoup aimé l’aspect solaire du film Home, éclairé par Agnès Godard, qu’elle a tourné avec la Kodak 5217 (Vision 2, 200T). Couplé avec les Ultra Prime, j’obtenais quelque chose qui avait beaucoup d’intensité que j’ai un peu adouci avec des Low Contrast.
Pour les nuits, j’ai choisi la 5219 (Vision 3, 500T).

Capture d'écran - Pauline Etienne et Grégoire Leprince-Ringuet
Capture d’écran
Pauline Etienne et Grégoire Leprince-Ringuet

Pour les nuits, la question de l’écart ou du rapprochement avec l’aspect nocturne et inquiétant du monde virtuel était très riche. Les moments de bascule (la scène de défi ou bien la scène du toit à la fin) sont des moments de dangers réels dans la vie réelle. Et donc la question de comment la lumière participe de cette inquiétude est très intéressante.

Quand les idées sont claires, ce qui est agréable, c’est que la lumière devient un outil de mise en scène, comme une pédale d’accélérateur sur laquelle on peut appuyer ou pas, elle peut aller sur le devant de la scène ou s’effacer.
Par exemple, au début du film, dans une scène de soir où Audrey (Louise Bourgoin) se rend dans une carrière pour se suicider, nous étions face à un dilemme. Tourner en jour, au soleil, et ainsi permettre un décor immense et majestueux ou alors tourner en faux chien et loup, dans un décor plus confiné et jouer sur une ambiance lumineuse plus marquée, plus inquiétante, en simulant cette fameuse heure magique. On sentait bien que les deux logiques menées jusqu’au bout auraient amené quelque chose au film mais elles n’étaient pas compatibles, elles ne racontaient pas la même chose. Nous avons opté au dernier moment pour le chien et loup.

Gilles laisse souvent ce genre de choix ouvert jusqu’à la dernière seconde, ce qui n’est pas toujours confortable mais c’est très stimulant, on a l’impression vraiment de participer à la construction narrative du film. Le choix final repose toujours sur un mélange d’instinct et de raisonnement. « Il faut tourner avec son cœur et avec sa tête », dit David Lynch. Je ne crois pas à l’instinct aveugle ni à la raison froide. À l’inverse de ce travail d’ajustements, il y a des moments d’intuitions premières et le travail consiste à mettre tout en œuvre pour réaliser cette idée première.
Une des séquences de nuit, où les personnages " jouent " à se rentrer dedans avec des voitures, est éclairée essentiellement par les lumières des phares de voiture qui rebondissent sur le sol. C’est ce que je voulais depuis la lecture du scénario. Pour ce décor, il a fallu que je sois intransigeante, il fallait absolument un sol clair, sinon, c’était impossible d’obtenir cet effet de hautes lumières. Sur du bitume noir, l’image aurait été beaucoup plus grise. Là, même si le ciel, les arbres sont noirs, les hautes lumières qui viennent de ce sol clair suffisent à donner du corps à l’image. Cela n’arrangeait pas du tout le cascadeur qui s’est retrouvé avec un sol pierreux, mais parfois, il faut savoir ne pas lâcher !

Céline Bozon sur le film "L'Autre monde" - ©Olivier Godaert
Céline Bozon sur le film "L’Autre monde"
©Olivier Godaert

Tu sembles regretter de ne pas retrouver la brillance de ton image, surtout en nuit, tu peux nous expliquer pourquoi...

CB : Comme je viens d’une " formation " argentique, j’ai l’habitude de " charger " le négatif et de travailler dans des lumières de tirage à 40-45 pour garder une image brillante, y compris sur des images avec peu d’écarts de contraste, plutôt douces. En étalonnage numérique, je me suis rendu compte que la même méthode marchait très bien pour des images avec des hautes lumières fortes mais très mal avec des lumières moyennes.
Car lorsqu’on densifie en numérique, on grise très vite l’image, alors on redonne des hautes lumières, mais du coup l’image n’était pas suffisamment sombre ! Bref, il n’y a pas d’équivalence entre les lumières de tirage fortes et densifiées en numérique. J’ai regretté d’avoir chargé autant le négatif sur des images douces que je voulais très denses au final.

C’est la demande d’un format Scope qui t’a dirigée vers l’argentique et vers le 2 perfo ?

CB : J’ai toujours aimé l’Aaton 35, c’est un vrai plaisir de cadrer avec cette caméra à l’épaule et la Penelope venait juste d’arriver sur le marché. C’est une caméra avec une superbe visée, moins sonore que la 3 ou 4 perf. Et puis comme la postproduction numérique s’est imposée dès le début à cause de la 3D, le 2 perf s’est imposé assez naturellement. Le format Scope pousse à faire des images très composées. Par ailleurs, Gilles a le goût des images stylisées, c’est sa nature, et je pense qu’on s’est retrouvé là-dessus. Et puis il y a un goût du cinéma de genre et au-delà du format, en termes d’écriture de scénario, nous avions conscience de jouer avec les archétypes du film noir. Ce genre de scénario accepte des lumières expressionnistes, irréelles.
Dans la séquence où Gaspard rejoint Audrey dans sa chambre, je voulais une lumière très directionnelle avec des ombres très marquées. C’est un appartement aux murs blancs qu’on voulait très lumineux de jour, mais de nuit c’était inéclairable, trop petit, le blanc rebondissait de partout, impossible d’obtenir l’ambiance que je voulais pour cette scène. Avec le décorateur Jérémie Sfez, nous avons repeint toute la chambre en gris et il a densifié tous les éléments, draps, tableaux, meubles. C’était un jeu excitant et un peu inquiétant. Est-ce que c’est trop ? Est-ce que ça va se voir ?

Es-tu intervenue sur les images 3D qui représentent quand même presque le tiers du film ?

CB : J’ai suivi tout le processus de création de ce monde virtuel puisque le réalisateur de la partie 3D est mon compagnon. La construction d’un film d’animation prend énormément de temps, moi je n’ai pas cette patience, j’aime voir les choses avancer. Là il s’agit d’un travail de fourmi pour construire tout un monde. Par contre, j’ai étalonné la totalité du film qui incluait la partie 3D. Mais les images qui arrivaient de la 3D avaient déjà été tellement travaillées qu’il s’agissait surtout de trouver la petite touche de contraste qui les faisait s’intégrer parfaitement au film.
Bien sûr, Djibril était avec moi sur cette étape. J’imagine que ce genre de situation peut être vite assez tendue, là ce n’était pas le cas, mais je me demande qui prend la responsabilité de l’image sur des films comme Alice ou Avatar, car on voit bien que le département 3D est à l’origine de la production de la majeure partie des images. La conception de la lumière dans un univers 3D est quelque chose qui m’échappe complètement. D’ailleurs, pour répondre sur ce sujet, j’aimerais bien que Djibril puisse en dire un mot.

Image 3D
Image 3D

Djibril Glissant : Même si la 3D fait figure de " film riche ", nous étions dans un équilibre économique tendu, ce qui nous a forcés à faire des choix francs. J’avoue que c’est une chose que j’aime faire, la contrainte pousse à être inventif, encore faut-il avoir le temps pour en faire quelque chose. C’était le cas puisque j’ai commencé à travailler presque trois ans avant le tournage.
Une de nos hypothèses de départ était d’évoluer dans un univers quasi nu au design minéral, imposant, et que c’est la lumière qui donnerait toute son ampleur aux lieux. Les lignes pures inspirées de Mallet Stevens (cf. les décors de L’Inhumaine de Marcel L’herbier) devaient être sculptées par la lumière, une lumière complexe aux ombres qui se mêlent. La richesse de cet univers vient de la lumière. Nous avons donc opté pour une méthode de rendu (manière dont l’ordinateur calcule l’image finale) très sophistiquée appelée " l’illumination globale " (ce n’est pas une secte...).

Normalement, les seules sources de lumière en 3D sont les sources (ce n’est pas une tautologie), autrement dit, on ne prend pas en compte la réflexion, sauf l’illumination globale qui prend en compte les sources ET les réflexions de toutes les surfaces présentes dans la scène. Ceci a pour résultat des temps de calcul énormes (8h par image en optimisant au maximum). Du coup, on retrouve en 3D une manière de faire la lumière très proche de celle d’un plateau de cinéma ; une forme de magie et de surprise : le mur rouge derrière un personnage qui renvoie un contre chaud pas prévu. Évidemment, pour un opérateur, c’est comme si l’on inventait l’eau tiède, pour la 3D c’est l’Eldorado.
C’est d’ailleurs assez amusant de constater que la plupart des avancées techniques consiste à obtenir en 3D ce qu’on fait en prise de vues réelle (par exemple cadrer avec une vraie caméra pour obtenir des mouvements plus naturels). Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut mettre en scène de manière plus spontanée et observer certains principes qui étaient jusqu’à présent bannis du cinéma d’animation : « Il faut laisser la porte du plateau ouverte, on ne sait jamais ce qui va entrer. » (Renoir à Bertolucci)

Belle collaboration avec une équipe image entièrement belge : le chef électricien Olivier Godaert, le chef machiniste Stéphane Thiry et Amaury Duquenne mon assistant caméra.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)