Festival de Cannes 2024
Evgenia Alexandrova, AFC, parle de l’enjeu visuel des "Femmes au balcon", de Noémie Merlant
"Femmes au balcon, mâles au tison", par Brigitte Barbier pour l’AFCTrois femmes, dans un appartement à Marseille en pleine canicule. En face, leur mystérieux voisin, objet de tous les fantasmes. Elles se retrouvent coincées dans une affaire terrifiante et délirante avec comme seule quête, leur liberté.
Avec Souheila Yacoub, Sanda Codreanu, Noémie Merlant, Lucas Bravo.
Quel était l’enjeu narratif du film ?
Evgenia Alexandrova : L’enjeu du film était de raconter la vie des habitants de différents immeubles qui se font face, comme dans le film d’Hitchcock Fenêtre sur cour. Mais plus thématiquement de parler des relations entre les femmes et les hommes et d’imaginer les conséquences d’un dérapage dans ces relations. Tout est dans le point de vue de nos trois personnages principaux, Ruby, Nicole et Élise.
Le plan d’ouverture du film est assez magistral, rappelant les mouvements descriptifs sur les différents appartements dans le début de Fenêtres sur cour. Comment l’avez-vous réalisé ?
EA : On avait pensé le faire avec une grue mais il s’est avéré impossible de le tourner de cette manière à cause de l’implantation du décor et du mistral. L’utilisation d’un drone a été notre meilleure solution.
Est-ce que ce lieu spécifique avec ce poste d’observation depuis le balcon des femmes et surtout le vis-à-vis avec l’appartement du voisin photographe est un décor naturel ?
EA : L’activité essentielle qui réunit les trois femmes est d’observer leur voisin et la recherche des décors avait un gros cahier des charges ! L’appartement des filles correspondait à nos attentes mais celui qui était situé dans l’immeuble juste en face ne fonctionnait pas car dans le scénario le voisin habitait dans un duplex. Nous avons été obligés de construire son appartement en studio.
Il nous fallait ensuite relier les deux appartements pour que l’enjeu du film soit plausible.
Expliquez-nous ce que vous avez mis en place pour réaliser cet effet et que ce lien entre les deux appartements soit réaliste ?
EA : Une équipe d’effets spéciaux qui s’appelle Les Tontons Truqueurs était tout le temps avec nous dans le studio. Leur équipe a scanné avec un drone le bâtiment où se situe l’appartement des filles et ces plans ont été reproduits ensuite en 3D.
Les Tontons Truqueurs nous proposaient de voir sur nos moniteurs les images de la vue sur l’appartement des filles par les fausses fenêtres de l’appartement du voisin. C’était très rassurant de voir directement sur le plateau le résultat de ce trucage.
Pour renforcer l’illusion du lien entre les deux appartements nous avons fait plusieurs prises de vues avec un drone, en faux plans-séquences, notamment pour voyager d’un immeuble à l’autre dans un même plan.
La caméra nous embraque sans cesse dans un ballet énergique et crée presque un personnage à part entière.
EA : On n’a jamais cherché à obtenir quelque chose de très réaliste avec la caméra. Le langage du film est assez burlesque, c’est une comédie noire avec des moments d’absurdité et des moments dramatiques. C’était l’envie de Noémie qu’on sente la caméra, elle n’a pas cherché non plus de réalisme dans les costumes ou les décors ou la façon de jouer. Elle avait envie de pousser le curseur assez loin.
Noémie et moi cherchions un langage visuel du film qui serait organique mais qui pousserait les limites un peu loin avec une caméra en mouvement, en suivant les filles ou en vivant sa propre vie. Par exemple, pour un plan-séquence au Steadicam, on navigue dans l’appartement pour, ensuite, retrouver les filles dans le salon seulement à la fin du plan.
On sent une évolution dans les cadrages, presque une accélération vers la folie de ce "personnage caméra", pourquoi ?
EA : On a joué une évolution avec la caméra qui est un peu plus près des filles au début du film et un peu plus "sage". Quand les filles commencent à partir dans une sorte de folie un peu burlesque et que les émotions les débordent, les focales sont plus larges et les plans commencent à être très débullée.
Il y a un autre aspect visuel très fort dans Les Femmes au balcon, c’est la couleur, présente tout au long du film.
EA : Dès notre première discussion avec Noémie, nous allions vers un film aux couleurs primaires très prononcées. Les références allaient des films d’Almodovar à In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, en passant par des films coréens, et même par Orange mécanique, de Stanley Kubrick, pour les cadrages.
On voulait vraiment séparer l’ambiance dans les deux appartements. Chez les filles, nous avons privilégié les couleurs chaudes, une lumière plutôt naturelle, et chez le voisin nous avons cherché l’artifice, avec des couleurs vertes qui viennent de l’extérieur, du bleu dans l’espace de la statue et du rouge pour le labo photo car il est photographe. Nous voulions des couleurs agressives, plutôt référencées du côté des néons, pour symboliser le danger chez ce voisin. Les discussions sur la couleur concernaient aussi le choix des décors, des costumes, le maquillage qui est aussi très important dans le film car il permet de différencier le caractère des filles.
Parlez-nous de votre installation technique dans le studio (appartement du voisin).
EA : Notre inspiration pour la construction de l’appartement en studio était un loft avec un salon, une cuisine et une mezzanine qui a un rôle très important dans la narration. Avec la cheffe déco du film, Chloé Cambournac, on a repensé les dimensions du loft qui nous avait inspiré en repérage.
J’ai beaucoup éclairé par le haut, en m’appuyant sur les lumières praticables, sans avoir de grill ni de faux plafond. Les Tontons traqueurs [la confusion nous est apparue en cours de rédaction, nous vous la partageons ! NDLR], Les Tontons Truqueurs avaient collé des trackers au plafond du studio pour gérer au mieux les effets spéciaux de la découverte. Nos projecteurs étaient accrochés au trilight et au bord des murs qui étaient très hauts, plus de 3 mètres.
Le fond bleu pour y incruster la découverte était éclairé de manière uniforme et la lumière qui entrait par la fenêtre venaient d’un spot directionnel en vert.
Pour éclairer l’intérieur du loft, nous avions choisi des lumières d’appoint, avec des tons chauds et froids. La lumière rouge symbolisant le labo photo était allumée en permanence ainsi que des néons dans la cuisine et la sculpture éclairée en bleu qui était un point fort dans l’appartement.
Revenons dans l’appartement des filles pour lequel la lumière naturelle joue un grand rôle, celui de faire exister la lumière vive et écrasante de Marseille.
EA : Pour ce décor naturel, et ce balcon qui symbolise la "tour de contrôle" de ces filles, l’enjeu technique était lié à une contrainte : la cour de l’immeuble n’était pas exploitable pour y mettre une nacelle. J’étais donc très dépendante du soleil qui n’éclairait plus le balcon à partir de 15h et donc n’entrait plus dans l’appartement.
Avec la chef électricienne, Marie Gramond, on jouait beaucoup avec les réflecteurs, en essayant d’attraper les derniers rayons du soleil depuis la cour ou avec des réflecteurs en déport sur le balcon. De la même manière, on ne pouvait pas mettre la caméra sur une nacelle donc on avait différentes façons de filmer ce balcon depuis l’extérieur. Avec le drone parfois ou avec une installation orchestrée par le chef machino, Nils Le Gall. Il avait installé un déport sur un trilight pour mettre la caméra à distance du balcon.
Quel matériel avez-vous choisi pour ce film qui mélange de nombreuses facettes visuelles ?
EA : La difficulté majeur était de tourner dans cet appartement avec les contraintes que je viens d’évoquer et d’avoir à l’image à la fois l’intérieur et l’extérieur. Par exemple nous avions souvent la découverte du balcon en arrière-plan avec la lumière très vive du soleil et la chambre au premier plan. Nous avons tourné en pleine canicule, avec un soleil de plomb, et des plans larges sans possibilités d’ajouts de lumière à l’intérieur qui aurait pu compenser les différents niveaux d’exposition. J’ai choisi la nouvelle Arri Alexa 35, et j’ai été très agréablement surprise et soulagée en travaillant avec cette caméra qui a une très grande dynamique pour encaisser des écarts énormes de lumière et qui restitue l’image sans perte d’informations.
Avez-vous abordé la question de la texture de l’image pour renforcer le côté burlesque et absurde du film ?
EA : Quand nous cherchions, avec Noémie Merlant, un langage visuel pour le film nous avons évoqué une image pas trop moderne, un peu rétro, mais pas non plus avec un look argentique. Il fallait que le film s’inscrive dans un univers atemporel. J’étais tentée d’utiliser des textures intégrées proposées par l’Alexa 35 et que l’on peut intégrer aux images dès le tournage.
Il y avait, par exemple, la texture "Nostalgic" qui rajoute du grain. C’est vraiment une proposition intéressante car ce grain est très beau. Mais c’est un choix qui concerne l’image enregistrée et nous n’avons donc pas la possibilité d’enlever ce grain à l’étalonnage. J’ai pensé aussi que si l’image était croppée au montage, ça pouvait poser des problèmes.
Et finalement on a laissé tomber cette piste du grain qui mettait le regard sur les personnages plus à distance et laissait moins d’accès à l’émotion du film.
Mon choix des optiques s’est porté sur les Panavision Vintage qui sont très jolies sur les peaux, qui créent des arrondis et de légères aberrations un peu à l’ancienne mais sans vrais défauts techniques.
Est-ce que, pour vous, Les femmes au balcon est un film féministe ?
EA : Je peux dire que c’est un film féminin qui défend une nouvelle image féministe au cinéma ! C’est un film sur les femmes, écrit par des femmes, avec beaucoup de postes occupés par des femmes.
On cherchait particulièrement à éviter l’image traditionnellement associée à la féminité, c’est-à-dire les couleurs pastel, douces, en demi-ton, des mouvements souples, doux, flottants. On voulait faire ressentir dans l’énergie du film cette force et cette rage porté par le propos du film.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)