Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma

A l’occasion de la sortie en salles de la copie restaurée du film de Jean-Luc Godard Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, initialement diffusé le 24 mai 1986 sur TF1, nous vous proposons de lire l’entretien que Caroline Champetier, AFC, a accordé à Jean Narboni et Julien Rejl.

Synopsis
On a dit du cinéma qu’il était une usine à rêves…
Côté rêves, il y a un metteur en scène : Gaspard Bazin qui prépare son film et fait des essais pour recruter des figurants. Côté usine, il y a Jean Almereyda, le producteur qui a eu son heure de gloire et qui a de plus en plus de mal à réunir des capitaux pour monter ses affaires. Entre eux, il y a Eurydice, la femme d’Almereyda, qui voudrait être actrice. Tandis qu’Almereyda cherche de l’argent pour boucler le financement du film, et cela au péril de sa vie - car l’argent qu’on lui promet n’a pas très bonne odeur -, Gaspard fait des essais avec Eurydice.
Le cinéma, c’est autant l’art de chercher un beau visage à mettre sur la pellicule que celui de trouver l’argent nécessaire à l’achat de cette pellicule. Grandeur et décadence..., c’est un peu cette histoire. C’est aussi la peinture de ces figurants, ces techniciens, tous ces "obscurs" qui travaillent pour les salles obscures, et aussi pour la télévision.

Caroline Champetier à la caméra
Caroline Champetier à la caméra

Comment a débuté votre collaboration avec Godard ?

Caroline Champetier : J’ai croisé Jean-Luc Godard une première fois quand je suis allée voir William Lubtchansky sur le tournage de France/tour/détour/deux/enfants à Paris. Puis, en 1984, Alain Bergala m’a envoyée comme photographe de plateau pour les Cahiers du Cinéma sur le tournage de Détective qui se déroulait au Concorde Saint-Lazare. Godard est très tactile sur un tournage : il utilise énormément les gestes pour s’exprimer, il touche tout, modifie l’espace avec ses mains. Il en est sorti une série de photos de ses gestes que je lui ai remises en disant : « Voyez, on dit que vous êtes un metteur en scène intellectuel, mais vous êtes aussi manuel… ». En septembre 1985, alors que mon temps d’assistanat auprès de Lubtchansky touchait à sa fin, il m’a appelé. Je pensais qu’il s’agissait d’une blague. Godard cherchait « quelqu’un qui en sache un peu mais pas trop » pour rejoindre Periphéria, sa société de production française. J’ai ainsi été engagée pendant plus d’un an auprès de lui.

Comment vous a-t-il présenté le projet de Grandeur et décadence…  ?

CC : Jean-Luc n’est pas un cinéaste qui aime donner des vues d’ensemble à ses techniciens. Lorsqu’il nous a engagés, il avait précisé : « il y aura plusieurs tournages dans l’année, il faudra du matériel, s’en occuper et savoir passer facilement d’un projet à l’autre ». On a commencé par tourner la partie Rita Mitsouko de Soigne ta droite. Puis, on s’est interrompu et on a tourné sans transition Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. Je travaillais à la lumière, préparais le matériel électrique et caméra. Avec JLG, nous faisions le cadre, ajustions la lumière, et le soir je rangeais. Il y avait bien un scénario écrit, je connaissais les personnages et les dialogues, mais le sous-texte – c’est-à-dire ce qu’on appelle au théâtre les didascalies – je ne l’avais pas.

A l’époque, pour un tournage en vidéo, le 1 pouce, c’était le nec plus ultra ?

CC  : De toute façon, le 1 pouce était un format performant (625 lignes) mais limité en définition. Pendant la restauration, Frédéric Savoir et moi étions éblouis par la qualité de restitution de la couleur, particulièrement des peaux. Evidemment, c’est épais, il y a une matière. Mais pour l’époque, c’est déjà très fort. Beaucoup mieux que les premières caméras numériques grands capteurs apparues il y a une dizaine d’années qui sont moins bien échantillonnées en couleurs que ces premières tritubes. C’était déjà Sony. Il n’y avait aucun maquillage sur le plateau, et pourtant les gros plans sont magnifiques. D’ailleurs, à Peripheria, j’avais un peu le sentiment d’être dans une école de peinture. On tentait chacun des choses, on gardait ce qui nous plaisait. C’était artisanal.

Comment avez-vous perçu l’hétérogénéité du film sur le tournage ? Par exemple, tourner avec Mocky, puis avec les intermittents, puis avec une inconnue (Marie Valéra) ?

CC : Je connaissais assez bien le cinéma de Godard, et j’avais déjà compris que ses derniers films, comme Sauve qui peut (la vie), étaient aussi des autoportraits. Pour moi, le personnage de Mocky, c’était lui, et Marie Valéra, c’était une figure d’Anne-Marie Mieville. Aujourd’hui, c’est le dédoublement du personnage qui m’émeut. D’un côté, Almereyda représente les trafics de Peripheria. Son épouse, Eurydice, c’est la femme qui s’approche du cinéma à ses risques et périls mais ne doit pas se retourner. De l’autre, Bazin est un assistant "très malin, très logique…" comme Jean-Luc. Peu de cinéastes parlent de logique. Godard en a besoin, sa méthodologie de tournage est très logique. Evidemment Bazin, c’est lui aussi. Et le personnage de Carol, que j’interprète, c’est peut-être encore Anne-Marie.

Pouvez-vous nous parler de la construction du plan chez Godard ? Un plan de Godard semble toujours contenir un centre de gravité, quelque chose qui est visé, autour de quoi tout le reste s’agite…

CC : Bien sûr ! Comme il le dit lui-même, il cadre, il n’encadre pas. Godard travaille avec le hors-champ, il fait exister la vie autour du cadre. Il ne cherche pas à organiser la vie seulement dans le cadre. Il choisit un cadre et les énergies alentour traversent le champ, le débordent.

C’est exactement ce que dit Bazin de Renoir à propos de La Règle du jeu  : la caméra ne cadre pas, c’est un cache. La vie continue à grouiller tout autour…

CC : On le dit comme on veut, cela vient évidemment du néo-réalisme. Je n’ai jamais vu Godard essayer de faire rentrer quelque chose dans le cadre comme au chausse-pied.

Comment s’est déroulé le tournage de la séquence envoûtante du ballet avec les figurants qui reconstruisent la phrase de Faulkner sur la musique d’Arvo Part ? La scène est très longue, elle recommence sans cesse. Comment avez-vous vécu cette durée ?

CC : Quand on tournait, on ne ressentait pas la longueur. Je crois que Jean-Luc s’est laissé emporter au montage par la chorégraphie du mouvement, par la rythmique des ralentis et des fondus, tous magnifiques. Aujourd’hui, les fondus sont numériques, c’est-à-dire que la durée d’un fondu est un paramètre qu’on entre dans la machine et celle-ci l’exécute. Au montage, Jean-Luc faisait ses fondus enchaînés en mouvements manuels. Le résultat est tellement musical : il y a une sensualité qu’on ne retrouve peut-être que dans Histoire(s) du cinéma, où tous les fondus sont faits à la main également.

Ce qui est formidable dans cette séquence, c’est que sa construction paraît flottante, puis, tout à coup, surgit la photo de James Dean qui vient clore la scène comme si tout avait été programmé.

CC : La photo de la star, James Dean, vient mesurer l’écart entre ces figurants qu’il filme et leur idéal qu’ils n’atteindront probablement jamais, peut être le côté marxiste de JLG.

Il finit d’ailleurs par montrer des portraits noir et blanc de Marie Valéra comme s’il s’agissait d’une héroïne de film noir des années 1940 ou 1950.

CC : Godard a choisi Marie Valéra parce qu’il était ému par son visage. Elle lui faisait penser à Dita Parlo. Danièle Huillet m’avait fait remarquer cette nostalgie du cinéma que Jean-Luc porte en lui depuis le début. Sur le tournage, il parlait souvent des actrices du cinéma muet avec Anne-Marie et Jean-Pierre Mocky. Heureusement que JLG a beaucoup d’humour, ça aidait à supporter la nostalgie qu’il avait même théorisée, soutenant que le cinéma appelait sa propre disparition…

Etait-ce l’idée que le cinéma mourrait de sa propre mort ou est-ce qu’il était menacé de mort par la télévision ?

CC : Non, je ne pense pas qu’il s’agissait de l’antagonisme entre cinéma et télévision. Il me semble que son interrogation portait plutôt sur la possibilité d’investir encore le cinéma comme un espace de création et de liberté. Je crois qu’il avait peur qu’un jour ça ne soit plus possible… Je trouve beau que Grandeur et décadence… sorte en même temps que Le Redoutable, qui parodie l’engagement politique de Godard. La vérité, c’est que Jean-Luc est un des seuls à avoir voulu croire que les choses pouvaient changer après 1968, que le cinéma devait évoluer, poursuivre la lutte par d’autres moyens. Il n’a jamais transigé.

(Propos recueillis par Jean Narboni et Julien Rejl - 2017)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques images extraites de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma.