Jonathan Ricquebourg, AFC, revient sur les défis du tournage de "Coupez !", de Michel Hazanavicius

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Assumant à fond son statut de remake d’un film concept en provenance du Japon, Coupez !, de Michel Hazanavicius, est surtout une comédie sur le milieu du cinéma, avec un casting de premier plan. Ce nouveau film du réalisateur de The Artist fait donc l’ouverture du 75e Festival de Cannes avec son rythme trépidant, son plan-séquence d’ouverture de trente minutes et sa construction très particulière, fidèle à l’original — mais traduite littéralement dans l’univers hexagonal du cinéma. Jonathan Ricquebourg, AFC, en est le directeur de la photo et il nous livre les coulisses de ce grand jeu ambitieux qu’a constitué le tournage de ce film. (FR)

Le tournage d’un film d’horreur de "série Z" vire à la catastrophe. L’équipe technique est blasée et les acteurs sont ailleurs. Malgré un budget dérisoire, le réalisateur semble motivé à mener à bien ce film de zombies. Cependant, en plein tournage, l’équipe est attaquée par de véritables morts-vivants…

C’est quoi un bon remake pour vous ?

Jonathan Ricquebourg : Ça doit être avant tout la nouvelle vision d’un autre réalisateur. Si on prend l’exemple de Scarface, le traitement du personnage principal est radicalement différent dans la version de De Palma par rapport à celle d’origine de Howard Hawks. D’ailleurs, ce remake, adulé par beaucoup de monde, l’est peut-être pour des raisons superficielles. Je pense à ce côté vraiment tape-à-l’œil des années 1980 dont certaines scènes du film sont passées à la postérité. Moi, ce que je préfère dans ce remake, c’est le côté pauvre type de Pacino, très touchant au fond, peut-être plus que dans le film de Hawks. C’est une vision très noire de l’Amérique.

Jonathan Ricquebourg et Michel Hazanavicius
Jonathan Ricquebourg et Michel Hazanavicius

Pour Coupez !, Michel Hazanavicius m’a immédiatement demandé de voir le film japonais dont on partait avant même de lire le script (Ne coupez pas / One Cut of the Dead, de Shin’ichirô Ueda, en 2019). Ce que j’ai fait, studieusement ! Après avoir découvert le film – non sans une certaine curiosité – je pense comme tous les spectateurs ! J’ai donc lu le scénario de Michel et j’ai ensuite compris ce qu’il voulait faire. A savoir : regarder et montrer le cinéma en train de se faire – et se refaire ! Avec cette envie d’entraîner le spectateur d’un niveau à un autre. Par exemple, en conservant d’entrée les prénoms japonais et en les attribuant à des comédiens français très connus, il casse immédiatement toute l’ambiguïté sur laquelle jouait le film original. Ce jeu avec tous les codes du cinéma, comme on l’imagine sur des poupées gigognes, fonctionne à plein de niveaux et le film dépasse, d’une certaine façon, son simple statut de "remake". Ça devient, pour moi, une réflexion sur le fait même de faire un remake.

Quel était l’enjeu principal ?

JR : D’abord de faire rire ! Et comme on le sait, les comédies qui fonctionnent au cinéma sont celles qui ont trouvé le bon rythme. Michel a beaucoup insisté sur la question du rythme. Et à raison ! Avec un découpage presque entièrement story-boardé, venant en face d’un scénario où chaque réplique doit tomber au bon moment. Mais il y avait aussi le rythme graphique, avec les couleurs primaires omniprésentes dans la première partie, qui donne un tempo forcément à l’image.

Côté fabrication, on savait qu’il y avait trois parties distinctes à filmer : la première et la dernière par lesquelles on devait forcément commencer, puis la partie centrale, plus classique dans sa forme, mais où l’enjeu comique était également très fort puisqu’il pose les enjeux des personnages. Concernant l’image, si le film original tendait à lorgner vers une image DV du type des horror found footage, très désaturé, très trash, Michel avait en revanche le désir d’une image plus éclatante, plus pop, plus entraînante. On s’est mis à faire des essais pour trouver cette tonalité, en regard du reste du film et cela en parallèle du mois de répétition qui nous a été donné pour démarrer le tournage de ce plan-séquence de trente minutes.

Bérénice Béjo, Matilda Anna Ingrid Lutz et Finnegan Oldfield - Photo Lisa Ritaine
Bérénice Béjo, Matilda Anna Ingrid Lutz et Finnegan Oldfield
Photo Lisa Ritaine

C’est donc un vrai plan-séquence, sans raccord invisible entre différentes prises, comme le numérique le permet sur la plupart des films ?

JR : Oui, c’est un vrai plan-séquence. Un plan vraiment balèze, avec une équipe de fous !
D’abord il y avait le choix du lieu. Un endroit abandonné, comme dans le film original, mais quand même suffisamment différent pour servir la scénographie imaginée par Michel. C’était une des préoccupations majeures en prépa. Contre toute attente, cet ancien hippodrome désaffecté, déniché à Bondoufle, a vite coché toutes les cases. Un lieu assez 70’s à la base, avec, par exemple, ces splendides plafonds bleus en plastique, ces matières de verre et de bois qui allaient bien avec ces couleurs que nous cherchions pour le plan-séquence. Ces grandes entrées de jour, et plusieurs étages qui nous ont permis de construire la scénographie très complexe. C’est aussi un lieu avec une forte identité visuelle qui ne révèle pourtant pas ce qu’il est. Du coup, on peut tout y mettre à l’intérieur et exploiter son graphisme sans jamais dévorer le film par un sens manifestement inapproprié.

Comment avez-vous tourné ce plan ?

JR : Ça nous a pris quatre jours de tournage, à raison de trois à quatre prises par jour. En tout, il y a eu quinze prises et le plan monté est l’une d’entre elles. Personnellement, je n’avais jamais connu ça sur un plateau. Pouvoir répéter pendant un mois complet avec l’intégralité du casting. On a construit ce plan avec Michel comme une succession de plans montés... mais qui étaient juste tournés l’un après l’autre dans la continuité. C’était une chorégraphie de dingue, entre les comédiens qui entrent et sortent du champ séquentiellement, les effets spéciaux, l’image et le son. Sur le style de cadrage, par exemple, on a longtemps hésité entre la solution gimble et l’épaule. La première pouvant être ensuite "malmenée" en postprod pour rajouter un manque de stabilité ou, au contraire, stabiliser un peu la deuxième si besoin... Sur la caméra, le choix était partagé entre une configuration ultra légère en Alexa Mini et zoom Century 24-70 mm, et une option Sony Alpha 7 et zoom photo Sony 24-70 mm (avec laquelle on avait démarré les répétitions). Finalement, à cause des effets de zooms et des changements de hauteur caméra, on a constaté que le Ronin manquait vraiment de précision dans ces conditions extrêmes. On est parti sur la solution Sony, en remplaçant simplement l’Alpha 7 par une caméra FX6 mais en conservant la fonction de suivi de point autofocus proposé en interne par la caméra. Seul un filtre DN variable motorisé a été rajouté de manière à ce que mon assistant puisse gérer les variations de luminosité entre intérieur et extérieur sans modifier l’ouverture.

Avez-vous tout fait à l’épaule ?

JR : Il y a une grande variété de moments dans ce plan et, comme je le disais, chaque partie peut être presque considérée comme un plan à l’intérieur de la séquence. Même si on garde ce côté épaule sur tout le long des trente minutes, certaines parties sont plus lisses, ou carrément impossibles à faire sans montage véhiculaire. Par exemple, il y a des parties où je monte sur un rickshaw spécial (la course latérale qui suit Finnegan et Matilda) qui pouvait m’accueillir latéralement. Calé sur ce pousse-pousse, le chef machino démarrait alors en trombe pour suivre les comédiens en mouvement latéral. Et puis il y avait aussi en lumière toute une chorégraphie. Une partie des sources (LEDs) étant dissimulée (comme les dalles en plexi qu’on peut remarquer parfois au plafond) et gérée par console sans grande difficulté. En revanche, les électros avaient aussi à gérer une batterie de Dinolights et à les déplacer au cours de la prise pour laisser passer la caméra. Cette lumière tungstène, corrigée avec un demi CTB m’a permis de garder un peu de chaleur sur les visages dans cet intérieur rouge et bleu. Mon idée de départ étant aussi d’assurer un certain raccord en intérieur entre les prises, et ce malgré les variations de lumière du jour, au cas où plusieurs prises soient finalement utilisées à la fin.

C’est une ambiance très solaire, très lumineuse...

JR : On a tourné entre avril et mai 2021, et c’est vraiment le pire mois pour les raccords en extérieur. Le temps change beaucoup et le vert explose littéralement dans la nature. On l’a vraiment assumé à l’écran sans, par exemple, tenter de calmer cette couleur à l’étalonnage. On aimait bien que les couleurs explosent, et prendre le contre-pied du film d’horreur froid, sale, lugubre !

Photo Lisa Ritaine

Passons à la partie centrale du film... vous avez dû un peu vous ennuyer après un tel défi ?

JR : D’une certaine manière, j’étais quand même assez content d’arrêter les plans-séquences – très physiques au cadre – de retrouver un rythme de travail plus "normal". Par exemple, refaire des champs contre-champs – surtout quand on a un casting comme celui-là ! L’enjeu principal de cette partie étant surtout d’exploiter le comique distillé par le plan-séquence d’ouverture. On s’est donc lancé sur ces scènes avec cette sorte de jubilation liée à ce qu’on venait de réaliser avant et le très fort sentiment d’équipe lié aux quatre semaines de répétition.
En matière d’image, Michel souhaitait une rupture franche avec l’ouverture, pourquoi ne pas aller vers le 35 mm argentique. Mais, pour parfaire l’effet comique, on tourne forcément beaucoup de prises et ça devenait vite compliqué en argentique. L’autre paramètre, c’était les décors dans lesquels on allait évoluer, et surtout ces salles de réunion et ces bureaux qui ne plaisaient pas trop à Michel. Il tenait à respecter ces lieux, et on a eu l’idée de se diriger vers le full frame de l’Alexa LF pour justement donner un peu moins de présence aux arrière-plans. En termes d’optiques, des essais ont été effectués. Entre une série Gecko de GL Optics (ressemblant un peu au look vintage des K35) et la série Thalia de Leitz. Finalement, Michel a choisi les Thalia, pour leur rendu plus "photo", avec un réalisme sans doute plus accru, et une image plus acérée. Son envie d’une image, peut-être un peu moins glamour sur cette partie du film, semblait importante pour lui. Réalisme et sobriété, que ce soit à la caméra, au maquillage et aux costumes, c’était vraiment son credo pour cette partie. L’appartement des protagonistes, par exemple, a été choisi exactement dans cet esprit.
Quant au choix des focales, cette partie a été très souvent tournée au 55 mm en full frame, ce qui correspond au 40 en Super 35. Un choix qui m’a forcé parfois à alterner sur les scènes à deux caméras) le 55 Thalia avec un zoom Angénieux (le 55 mm Thalia étant rare sur le marché en France). C’est une focale qui est assez respectueuse des lignes, sans aucun effet de courte focale, très graphique et très dessinée. Par rapport au plan-séquence d’ouverture (dont la prise retenue avait été tournée au soleil), j’avais aussi envie de proposer une image plus froide, tout en restant bien contraste, contrairement, là encore, à ce que l’image "traditionnelle" de comédie impose.

La transition picturale est tout de même sévère non ?

JR : Oui, c’est un peu un choc. C’est pour cette raison que j’ai quand même pas mal éclairé certains décors, comme les décors de bureaux qui servent à la prépa, pour que le jour rentre à coup de 18 kW. C’était à mon sens le seul moyen de retrouver un peu de contraste dans ces grands décors blancs et éviter que tout devienne gris. Tenir les contrastes sur les visages, et garder une certaine brillance malgré tout pour ne pas que cette image devienne vraiment trop terne par rapport à l’ouverture...

De quoi êtes-vous le plus fier sur ce film ?

JR : C’était génial de faire une comédie qui se mérite. J’entends, par cette expression, une comédie pour la salle, qui prend son temps. Coupez ! fonctionne vraiment sur la longueur, et on espère que le bouche-à-oreille va faire que les spectateurs vont être surpris au fur et à mesure, jusqu’au plan de fin... Dans le monde d’aujourd’hui où tout le monde veut tout tout de suite, c’est un peu un contre-pied. Une ode à la patience !

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)