Le directeur de la photographie Julien Hirsch, AFC, parle de son travail sur "Nos années folles", d’André Téchiné

par Julien Hirsch

Julien Hirsch, AFC, avait éclairé Les Temps qui changent, d’André Téchiné, et collaborait déjà avec Jean-Luc Godard et Arnaud des Pallières lorsqu’il remporta le César de la Meilleure photographie en 2007 pour Lady Chatterley, de Pascale Ferran. C’est pour Nos années folles qu’il collabore pour la 7e fois avec André Téchiné qui, pour ce nouveau film d’époque, prend de grandes libertés avec la chronologie du récit. Avec pas moins de 38 films à son actif, un hommage est rendu au réalisateur par la sélection de ce dernier long métrage au 70e Festival de Cannes (BB).

Afin de sortir de l’enfer de la guerre des tranchées, Paul déserte et, avec la complicité de son épouse Louise, se travestit en femme pour échapper à la police. Dans le Paris des années folles, il devient Suzanne et prend goût à sa nouvelle vie. Quelques années après la fin du conflit, lorsque les déserteurs sont amnistiés, Suzanne semble ne plus avoir de raison d’être. Mais le retour à la vie normale va déstabiliser gravement ce couple qui semblait si solide.
Avec Pierre Deladonchamps, Céline Salette, Grégoire Leprince-Ringuet, Michel Fau.

Trois niveaux de narration mais un parti pris d’image qui n’en tient pas compte...
Effectivement, l’histoire est traitée selon trois formes narratives : le flash-back, un spectacle de cabaret, et la vie de ce couple après la fin de la première guerre mondiale. Ces trois niveaux narratifs permettent de reconstituer l’histoire complète (un peu à la manière de Lola Montès, de Max Ophüls). Mais en préparation, André m’a confié qu’il voulait pouvoir jongler librement avec les séquences au montage, pour que chacun des événements soit ressenti au présent. Comme les décors étaient distincts dans les trois espaces narratifs, ils étaient des marqueurs chronologiques. Je n’ai donc pas cherché à créer des styles différents. Je me suis plutôt appliqué à ce que le passage d’une époque à une autre, d’une narration à une autre, se fasse de manière fluide, en gardant la même matière d’image. La problématique était surtout de faire oublier le côté "film à costume".

Verdun reconstitué dans 12 mètres carrés - Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume
Verdun reconstitué dans 12 mètres carrés
Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume

Éviter l’image immédiate du film d’époque
André Téchiné avait peur de l’effet "film d’époque", et en particulier de l’imagerie de la guerre de 14-18, l’effet "déchromatisé", voire sans blanchiment. Outre son goût pour les couleurs et le contraste, il redoutait que la présence des costumes, des accessoires et des décors, soit un obstacle à l’émotion. J’ai cherché à proposer une image qui tente de rendre le genre "film d’époque" discret, mais en évitant une modernité anachronique.

La technique donne la main à l’artistique avec une configuration sur mesure...
J’ai utilisé une Arri Alexa en ProRes pour ne pas être trop piqué, et je l’ai configurée à 2 000 ISO pour avoir du grain et certains défauts de chromatisme. L’Alexa à 2 000 ISO perd assez vite le détail dans les noirs (ce qui n’est pas du tout sa caractéristique habituelle). Par contre, on gagne beaucoup dans les surexpositions. Pour gagner en douceur j’ai utilisé des Cooke S4, dont j’aime particulièrement la matière de flou. Le but était d’unifier les époques grâce à la matière de l’image mais aussi de pouvoir aller loin en contraste.

Céline Salette "apprivoise" un nourrisson avant la prise - Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume
Céline Salette "apprivoise" un nourrisson avant la prise
Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume

Quand, à l’étalonnage, on est heureux d’avoir fait les bons choix pour le tournage
Nos années folles est un film sombre et tendu, surtout la seconde partie où le récit se dramatise beaucoup. Mais comme André n’avait vu que l’image Avid pendant des semaines, j’ai minimisé les intentions visuelles pour la première version d’étalonnage. Après la projection de présentation, il m’a fait aller beaucoup plus loin que prévu en densité, contraste et saturation. J’ai donc été heureux d’avoir commencé avec les Cooke S4 ! L’Alexa en ProRes et à 2 000 ISO, c’est comme quand on malmenait la pellicule pour obtenir des effets de granulation ou de contraste particuliers. Pour certaines séquences très denses, nous sommes allés jusqu’à obtenir des aplats de noir presque brillants, ces aplats numériques que l’on essaye d’éviter habituellement. Je trouve que l’image de ce film a quelque chose de brut, de très physique, et d’assez original.

Même pour un film d’époque, c’est caméra à l’épaule... Pour des plans-séquences comme les aime Téchiné !
Oui, comme sur ses six films précédents ! Mais pour Nos années folles, j’ai aussi utilisé le Stab One, instrument qui l’a beaucoup inspiré ! Mais, parfois, André estimait que c’était trop sage et on passait de nouveau à l’épaule...On a tout tourné en plan-séquence, comme d’habitude, en allant chercher des choses différentes à chaque prise et en affinant au fur et à mesure. C’est un système de travail acquis entre nous : on ne peut plus faire autrement !

Tout est en mouvement : la caméra, la lumière, les micros - Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume
Tout est en mouvement : la caméra, la lumière, les micros
Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume

Comment un chef op’ bouscule les habitudes et propose une nouvelle manière de filmer 
Avant notre collaboration, André travaillait à deux caméras en champ-contrechamp et en plan-séquence, ce qui n’est pas facile à éclairer ! Lorsqu’il m’a proposé de travailler à ses côtés pour Les Temps qui changent (avec Catherine Deneuve et Gérard Depardieu), je ne me sentais pas capable de faire une bonne lumière dans ce dispositif. Je lui ai proposé d’utiliser une seule caméra mais d’une manière extrêmement libre. Depuis, il ne me parle plus jamais de tourner à deux caméras !

Les scènes de cabaret brouillent les pistes, la lumière soutient ce choix narratifs
Quand je lui ai montré les prélights des spectacles de cabaret, il s’est avéré que l’univers à la Méliès qu’André avait imaginé, et qui avait guidé la conception des décors, ne lui semblait pas intéressante du point de vue de la lumière. Une partie de la vie du personnage interprété par Pierre Deladonchamps est racontée dans ces spectacles et André voulait, par moments, qu’il subsiste une ambiguïté sur le fait qu’il s’agisse d’une représentation ou pas. J’ai éclairé différemment chacun des spectacles, en gardant une dimension théâtrale plus ou moins affirmée. Pour ces dispositifs, j’ai mélangé les PAR et les poursuites avec des SL1 et des Lucioles.

André Téchiné en pleine réflexion - Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume
André Téchiné en pleine réflexion
Crédits photos : Edwin Broyer et Christophe Duroyaume

Quand un réalisateur se réjouit d’une image conçue pour l’identité de son film
André aime la surprise et découvrir les choses pendant son travail. Il n’est pas du genre à "story-boarder" son film, et n’a pas besoin de prévoir par peur d’être en panne d’inspiration... Je crois que c’est devenu un modèle pour moi ! Par exemple, je n’avais jamais utilisé cette caméra à 2 000 ISO mais je n’ai pas fait d’essais pour autant. On se retrouve souvent à faire des essais dans une configuration qui ne ressemble pas à celle du tournage et ça ne raconte rien. J’ai vu sur un écran de 17" le grain du réglage à 2 000 ISO, je l’ai trouvé très intéressant pour les pénombres et les fenêtres que je filmais sans éclairer. J’avais plus de liberté par rapport au ciel et à la lumière qui entrait par les fenêtres qu’à 800 ISO.

André se dirige souvent vers quelque chose que lui-même ne mesure pas complètement, mais il se donne une sorte de cadre dans lequel il va pouvoir se sentir libre de faire ce qu’il veut. Prendre l’option de griffer l’image de manière irréversible dès la prise de vue ne pouvait pas se passer mal avec un réalisateur comme lui.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)