La cheffe opératrice Marine Atlan parle de son travail sur "Nos cérémonies", de Simon Rieth

Présenté à la Semaine de la Critique au 75e Festival de Cannes, Nos cérémonies est le premier long métrage de Simon Rieth. Loin de la timidité d’une première œuvre pourtant, le film propose une grande richesse de couleurs et de contrastes mais également de thèmes, naviguant avec brio entre le drame familial et le film de genre. Marine Atlan, la cheffe opératrice, nous parle de son travail sur ce projet. (MC)

Marine Atlan : Dans notre échange sur l’image du film, nous sommes d’abord partis de la couleur. Simon voulait vraiment un film de contraste et de couleurs. Il avait en tête énormément de cinéastes américains. Il m’a beaucoup parlé de Gus Van Sant, par exemple, son travail sur la couleur, sur les costumes, la lumière, les décors.
Nous avons tourné en Alexa Mini et j’ai fait des essais en la sous-exposant de 2 diaphragmes et en la prenant à 1 600 ISO. Avec Fanny Mazoyer, l’étalonneuse, on a ensuite recherché des LUTs et les peaux sont ressorties extrêmement colorées, un peu orangées. Ce travail sur la carnation nous racontait le soleil, l’été. Le rendu particulier sur les couleurs et le contraste nous plaisait et ça adoucissait le côté très précis de l’Alexa. Moins on apportait de lumière au capteur, plus j’aimais la matière qu’il donnait. En préparation, j’ai fait des photos en argentique sur les décors qui ont été une des références pour les LUTs, avec des inspirations aussi variées que Lincoln, de Steven Spielberg, Beau travail, de Claire Denis, ou encore Seven, de David Fincher.

Sur le tournage de "Nos cérémonies" - Photo Inès Daïen Dasi
Sur le tournage de "Nos cérémonies"
Photo Inès Daïen Dasi

Après ces essais, j’ai décidé de poser les intérieurs très sombres, ce qui me permettait de garder des extérieurs très présents et de construire un vrai contraste dans l’image. Simon a tenu, dès le début, à faire un maximum de choses au plateau. On a beaucoup parlé de notre envie de matière pour le film. La sous-exposition et le bruit qu’elle amenait naturellement se sont donc imposés. Nous n’avons pas ajouté de scan de grain 35 dans le film, tout vient de cette sous-exposition faite sur le plateau.

Simon est daltonien, il ne voit pas les couleurs de la même manière que la plupart des gens. C’est une des raisons pour lesquelles il aime les couleurs très franches. Par ailleurs, il a grandi en Méditerranée, avec cet imaginaire d’une mer d’un bleu profond. La sous-exposition nous a aidés à aller chercher des couleurs très saturées, elle faisait ressortir le bleu de la mer et du ciel. Nous avons vraiment voulu utiliser la couleur comme un vecteur émotionnel direct, presque inconscient. C’est comme ça que nous avons construit la scène d’amour sur la plage de nuit, par exemple. C’est une séquence découpée très simplement, un plan fixe, et ce sont les couleurs qui varient pour amener le rythme du plan et devenir le relais de l’émotion des deux amants.

Dans notre travail sur la couleur, nous avons voulu aller de plus en plus loin au cours du film, à mesure que le tragique s’affirme. Pour les dernières séquences du film, qui sont comme une réminiscence de l’enfance, on a ajouté un filtre orange, Day for Night Monochrome, de chez RVZ, qu’on a ensuite compensé à l’étalonnage pour décaler les couleurs. Ça a amené un bruit coloré, très bleu, et ça nous a permis de vraiment trouver du doré au coucher du soleil. Les nuits américaines sont également faites avec un filtre Day for Night bleu, de chez RVZ.
Il y avait vraiment l’envie que le film soit organique. Nous mettions, pour certaines séquences, un morceau de verre légèrement poli devant l’optique qui amenait des flairs un peu particuliers avec des formes étranges pour convoquer des fantômes dans les plans. En travaillant comme ça, par couches, nous voulions donner de l’épaisseur à l’image du film.

Photogramme issu de la séquence utilisant le filtre orangé

Le travail en plans-séquences
MA : Les choses s’installent beaucoup dans un temps réel dans le cinéma de Simon, c’est pour ça qu’il découpe peu. Il y a, par exemple, une scène où deux personnages se retrouvent après une soirée et discutent, on sent qu’il y a un sentiment amoureux qui est en train de naître entre eux. Et parce qu’il veut être au plus juste sur ce dont le sentiment amoureux a besoin comme temps, comme silences, comme durée, pour retranscrire ça, il ne faut pas découper, il ne faut pas tricher avec le temps. Il faut le garder brut.
Simon tient à ce que la caméra soit indépendante des acteurs et de l’action. C’est un film qui raconte les choses par en-dessous, la caméra apporte le sous-texte. Les personnages se disent souvent des choses presque banales, anodines, dérisoires, qui ne racontent pas l’enjeu de l’action. En parallèle, la caméra crée une tension par son mouvement, elle amène l’idée du fantastique aussi, qu’il y a des choses cachées, qu’on ne dit pas, qu’on ne sait pas.

Quand je suis arrivée sur le projet, Simon avait déjà un découpage. Il pense et écrit le film par ses plans, très précisément. J’ai essayé de comprendre cette image et d’amener ma sensibilité dedans, mais j’ai pris un train en marche. J’ai traversé le découpage avec lui, on a modifié des choses. Son idée du film était déjà extrêmement définie et son ambition nous a amenés à des endroits, notamment en machinerie, que je n’avais encore jamais expérimentés. Quand on a un réalisateur qui a des images aussi précises et aussi incarnées déjà en amont, c’est génial parce qu’on bâtit la technique autour de ça. Il a fallu réfléchir, avec un budget parfois un peu limité, à comment faire ces plans-là. Il faut vraiment dire un grand bravo à l’équipe machinerie – dirigée par Marie-Anouke Cougnon-Vilain, dont c’était en plus le premier long en tant que cheffe – qui a vraiment trouvé des très belles solutions aux ambitions de Simon.

Simon Rieth pendant le tournage - Photo Guilhem Domercq
Simon Rieth pendant le tournage
Photo Guilhem Domercq

Sur le cadre, les choses se sont faites sans qu’on les nomme. Les cadres sont plutôt centrés, mais on s’est retrouvé à cet endroit-là assez naturellement. Simon fait vraiment confiance là-dessus, c’est agréable. Comme il met en place beaucoup de plans-séquences, il y a un lâcher-prise obligatoire car sur la durée du plan il ne peut pas contrôler le cadre. Je pense notamment au plan-séquence sur la plage, un travelling à 360° avec quatre personnages. Évidemment c’est une chorégraphie très précise, et Simon adore s’adapter à ça. Il dirige les comédiens en voyant à quel endroit la caméra est. Il y a vraiment un jeu entre le dialogue et la caméra. Marie-Anouke et moi avions toutes les deux des retours son et je cadrais à l’oreille. À la fin j’ai zoomé sur le personnage de Noé pour finir en très gros plan parce que j’ai senti qu’il fallait faire ça à ce moment-là. Tout est très millimétré mais Simon arrive à mettre en place une situation dans laquelle les techniciens trouvent la liberté de lui proposer des choses.

Au milieu du film, il y a un plan-séquence de sept minutes, d’une scène de fête. Simon cherchait une lumière suintante, presque un peu dérangeante, et qu’on ressente la durée de la fête. Il y avait toute la difficulté d’un plan où on filmait dans tous les axes, donc on a fait une lumière avec plafonnier, c’est-à-dire très dure avec des ombres portées assez directes. Et comme il y avait aussi l’envie d’une teinte un peu verte, l’équipe d’électros – dirigée par Manon Corone – a peint des ampoules avec de la peinture sur verre. Comme la peinture n’était pas tout à fait uniforme sur le verre, ça a apporté des variations de couleur. Pour ce plan, on avait en référence un plan des Harmonies Werckmeister, de Bela Tarr, un plan-séquence très lent à la dolly. On s’est dit que la caméra devait s’imposer au milieu de cette fête, par sa lenteur, son inertie en décalage avec le reste. Donc on a installé une dolly que l’on traînait au milieu de cinquante figurants qui dansaient et qui sautaient partout, un vrai contrepoint de leur énergie. Il y avait une inertie obligatoire, nos mouvements étaient vraiment justifiés par l’échelle de plan qu’on voulait. Ça nous a permis aussi d’avoir de la fixité au sein de ces sept minutes, ne pas être emportés par la ferveur des personnages... toujours cette idée d’indépendance de la caméra. Ce plan, c’est une nuit entière de tournage, on a fait une dizaine de répétitions et six prises. Je pense que Simon aime aussi la concentration que le tournage en plan-séquence apporte pour les comédiens et l’équipe. Quand on n’a qu’un plan à faire en une nuit, ça donne une énergie qui est vraiment très différente. Il a fallu réfléchir à comment faire tenir ces envies de mise en scène et d’image dans autant de contraintes techniques. A la lumière, ça s’est résolu par une vraie simplicité dans les sources utilisées.

Un film de genre
MA : Comme il y a beaucoup de plans-séquences dans le film, notamment quelques passages au Steadicam, il fallait trouver des optiques assez légères. Et comme il y avait des premiers plans et des arrière-plans qui changeaient beaucoup, des acteurs qui s’approchaient parfois très près, il fallait une distance de mise au point minimum assez proche. On a fait plein d’essais, et on s’est arrêté sur les Atlas Orion. Quand on les a essayées, l’assistante caméra, Joséphine Drouin-Viallard, m’a dit qu’elles avaient quelque chose de romantique. Ces optiques confondent les différents plans, elles sont très douces et ont un flou en losange qui est très beau. J’avais un peu l’impression de revenir dans les références dont on avait parlé, Last Days, Elephant, quelque chose du romantisme adolescent. Ça venait comme un contrepoint à la mise en scène de Simon qui est très puissante. J’avais envie que l’image ait cette ambiguïté, j’ai l’impression que le cinéma de Simon se situe dans cet entre-deux là.
Il y avait aussi un zoom K35 anamorphosé. On a fait beaucoup d’essais pour les optiques, pour savoir à quel diaphragme on voulait les prendre, et c’était très précis. Je voulais prendre les Orion entre 2,8 et 4, et, à l’inverse, le zoom il fallait que je le prenne à 5,6 ou à 8 car l’anamorphose nous faisait perdre 2 diaphragmes. C’était intéressant d’avoir cette rigueur, c’est la première fois que je partais sur un film en sachant exactement à quel diaphragme je voulais travailler avec les optiques, et ça a permis aussi que le zoom matche avec les Orion, même si le K35 a beaucoup plus d’aberrations. Il avait une tendance verte et un rapport au flou qui me plaisaient beaucoup. On s’en servait aussi pour amener de la distorsion. On l’a utilisé dans la forêt pour tordre un peu les pins qui se dressent, à un moment où on bascule dans le genre. C’était un élément pour faire jouer le fantastique dans l’image, pour tordre le réel.

Photogramme

Parce qu’il y avait aussi cette idée d’évoquer les choses, de ne pas les montrer. C’est uniquement à la fin, dans un travelling circulaire, qu’on joue des effets spéciaux pour montrer le fantastique. Simon voulait le laisser hors-champ pendant toute une partie du film, il était très clair là-dessus.
Le fantastique s’installe donc par la lumière. Blade Runner, de Ridley Scott, faisait, par exemple, partie de nos références, pour ses intérieurs très chauds. Il y a une chaleur dégoulinante, l’idée du genre qui se glisse dans la lumière, alors même que notre contexte est extrêmement réaliste : Royan l’été en 2021. C’est aussi l’ambivalence du film, une générosité des images d’un monde très harmonieux qui, d’un coup, peut se renverser en quelque chose de quasi-cauchemardesque. Nous voulions provoquer des collisions. Simon disait tout le temps : « C’est un film de vampires ».

Travelling circulaire sur le tournage de "Nos cérémonies"
Travelling circulaire sur le tournage de "Nos cérémonies"

J’ai aussi un autre film sélectionné à Cannes, Des jeunes filles enterrent leur vie, de Maïté Sonnet. C’est le deuxième court métrage que je fais avec elle, après son premier film, Massacre. C’est un film qu’on a tourné en RED avec des optiques Ultra Flare de Panavision. C’est un film sur un enterrement de vie de jeune fille, où Maïté a voulu interroger la notion d’engagement, la fragilité du sentiment amoureux, la norme. Nous l’avons construit à l’image comme un conte poussiéreux qui convulserait peu à peu pour devenir électrique et révolté.

"Des jeunes filles enterrent leur vie"
"Des jeunes filles enterrent leur vie"

(Propos recueillis par Margot Cavret, pour l’AFC)