La directrice de la photographie Emilie Noblet parle de son travail sur "Jeune femme", de Léonor Serraille

Par François Reumont pour l’AFC

Camarades de promotion 2013 à La fémis, Léonor Seraille et Emilie Noblet ont eu le temps de se côtoyer et travailler ensemble sur des projets d’études. À sa sortie, la réalisatrice a l’opportunité de présenter son scénario de fin d’études à la Cinémathèque pour lequel Emilie Noblet s’est immédiatement sentie attachée. Proposant de l’accompagner sur ce premier long métrage, les deux jeunes femmes se sont lancées dans l’aventure. Jeune femme en est le résultat, projeté en Sélection officielle, section Un certain regard, et concourant pour la caméra d’or... (FR)

Paula refuse d’être quittée par Joachim, artiste avec lequel elle est en couple depuis une décennie. La jeune femme décide alors de le suivre dans la capitale française. Son ex-compagnon refuse de lui ouvrir sa porte. Mais Paula est tenace et veut reconquérir Joachim... même si elle doit survivre dans cette ville qu’elle ne connaît pas, qui l’attire autant qu’elle la dégoûte et qui l’entraîne dans la solitude de la vie parisienne.

« Plus d’un an s’est passé entre nos premières discussions sur le film et le tournage en février 2016 », explique la directrice de la photo. « Cette longue période nous a permis de parler de références visuelles, ou de commencer à choisir des lieux. L’idée étant de donner à la Ville de Paris un rôle à part entière dans la narration du film. Éviter les endroits très symboliques, surfilmés, et construire le film dans des rues, des places qui pouvaient entrer en résonance avec chaque état émotionnel du personnage. »
Parmi les films qui ont compté pour ce projet, Emilie Noblet cite Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek 1997), Wanda (Barbara Loden 1970) ou Naked (Mike Leigh 1993).

« Léonor souhaitait aller vers une image avec de la texture, et on a d’abord envisagé le 16 mm. Malheureusement, le budget très réduit, les contingences de production, ne nous permettaient pas vraiment de tourner en argentique. Ne serait-ce que pour des raisons de nombre de prises. On s’est peu à peu éloigné d’une décision trop radicale en matière d’images, pour aller vers quelque chose de plus contemporain en matière de grain, tout en conservant un traitement dans les couleurs caractéristiques de ces films... C’était un travail constant entre les décors, les costumes et l’image pour retrouver les couleurs de la pellicule 16 mm... »

Tourné pendant 30 jours au cours du mois de février 2016, le film regorge de décors naturels différents, tous situés dans la capitale. « C’était une des difficultés principales pour moi d’avoir à enchaîner tous ces lieux, parfois même avec plusieurs décors dans la même journée », explique Emilie Noblet.
« Contraintes par le nombre non négligeable d’extérieurs nuit, le plan de travail nous a parfois forcées à filmer de nuit certaines séquences d’intérieur jour. Entre autres, la séquence dans laquelle Paula fouille dans la chambre du grand appartement de la femme qui l’emploie comme baby-sitter. Nous étions au 5e étage et cette contrainte nous a obligés de fait à nous placer dos aux fenêtres pour simuler une ambiance de jour. Ça a modifié la manière dont on aurait tourné réellement de jour, donnant aussi peut-être un peu plus de suspense à la scène puisque la caméra est en permanence dirigée vers le couloir, là d’où peut venir le danger. »

Autre exemple de décor tourné de nuit : la maison de la mère. Cette fois-ci dans une maison de trois étages qui a donné l’opportunité à la directrice de la photo de profiter du recul dans le jardin. « Sur ces séquences, je me souviens qu’on a sorti tout le matériel électrique qu’on pouvait avoir dans le camion ! », dit-elle, amusée.

Autre séquence marquante, l’ouverture du film dans une chambre d’hôpital. « Sur cette scène, on a beaucoup pensé à Urgences de Raymond Depardon. On voulait garder ces plans longs, cette approche très documentaire à l’image. Pour cela, je me suis juste contentée d’équilibrer les appliques fluorescentes placées sur le mur à hauteur des visages (en remplaçant des tubes), et en ajoutant un simple flexlight pour pouvoir tourner à 360°.
C’est une entrée en matière assez brute pour le film, qui doit transmettre cet état de violence dans laquelle se trouve le personnage principal. Le contraste assez fort entre les carnations des comédiens (très blanche pour Laetitia Dosch et noire pour le psychiatre) ne m’ont pas facilité la tâche. Une scène forte dont le secret a beaucoup reposé sur cette longue préparation en amont avec Léonor. »

Reposant souvent sur des plans-séquences, Émilie Noblet a choisi une certaine liberté dans sa configuration caméra. « Même si on peut passer sur les branches sur un moment précis du film, tout a été fait à l’épaule, même les travellings que j’ai cadrés en fauteuil roulant », explique-t-elle. Il fallait toujours être prêtes à ce que l’action continue plus loin que ce qui était prévu.

« L’option Gimbal, ou stabilisateur porté, ne m’a même pas traversé l’esprit car je trouve qu’on manque de réactivité au cadre avec ce genre de dispositif, et je me trouve aussi trop encombrante par rapport aux comédiens. Afin de rester légère et compacte, j’ai opté pour l’Arri Alexa Mini avec des Zeiss GO. C’est cette combinaison qu’on a préférée lors des tests caméra tournés en situation avec la chef déco et les comédiens, en mettant également au point une LUT avec mon étalonneur.
Tout a été tourné en général entre 800 et 1 000 ISO en ProRes, mais je n’ai pas hésité à pousser la sensibilité sur certains plans de nuit, parfois jusqu’à 3 000 ISO et à jouer souvent sur des choix de température de couleur variés pour transcender la lumière nocturne urbaine naturelle. »

Questionnée sur l’importance grandissante de la maîtrise totale de la chaîne numérique pour les opérateurs, la jeune directrice de la photo répond : « La prise de vues numérique implique plus de connaissances pratiques que l’argentique en vue de la postproduction, pour l’opérateur. Je n’ai qu’une toute petite expérience du film à travers les travaux faits à l’école mais il est certain que les techniques et les machines sont devenues plus accessibles au directeur de la photo en numérique. Nous-mêmes, à La fémis, avons été formés à l’étalonnage en travaillant sur nos propres films d’études.
Ça ne veut pas dire qu’on est à même de faire son propre étalonnage, mais qu’on a bien conscience que l’image finale du film résultera d’un travail en commun et en amont avec l’étalonneur. C’est un vrai partage de compétences, une création en commun. On n’est vraiment pas trop de deux personnes pour aboutir au résultat final, et c’est pour cette raison que j’essaye au maximum d’associer ce dernier dès la préparation du tournage. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)