Festival de Cannes 2022
Le chef opérateur David Gallego, ADFC, parle de son travail sur "War Pony", de Gina Gammel et Riley Keough
Little Big MenWar Pony suit les destins entremêlés de deux jeunes garçons Lakotas vivant sur la réserve amérindienne de Pine Ridge. A vingt-trois ans, Bill cherche à joindre les deux bouts. Que ce soit en siphonnant de l’essence, en faisant des livraisons ou en élevant des caniches, il est déterminé à se frayer un chemin en direction du "rêve américain". Matho, douze ans, est impatient de devenir un homme. Cherchant désespérément à obtenir l’approbation de son jeune père, Matho prend une série de décisions impulsives qui bouleversent sa vie et ne lui permettent pas de faire face aux dures réalités du Monde. Liés par leur quête d’appartenance à une société qui leur est hostile, Bill et Matho tentent de tracer leur propre voie vers l’âge adulte.
Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce film ?
David Gallego : C’est grâce à Birds of Passage, un film que j’avais fait en 2018 et qui avait été sélectionné à Cannes (un film colombien se déroulant dans les années 1970, et prenant pour contexte les débuts du trafic de drogue à l’échelle d’une famille de paysans reconvertis dans la culture du cannabis). Je crois que les réalisatrices l’avaient remarqué, et le lien s’est ensuite créé via la production. Il y avait déjà dans ce film un aspect poétique, et en même temps très réaliste, qui leur plaisait. Notre mode de relation sur ce film colombien, avec les autochtones, avait aussi des points communs avec les enjeux du projet "Pine Ridge", et j’avoue avoir tout de suite été emballé par le scénario qui me semblait très original, avec des personnages très forts. Comprendre les habitants de cette réserve, leur mode de vie et leurs traditions, était vraiment l’un des pré-requis pour filmer cette histoire. Et puis c’était extrêmement excitant comme premier tournage pour moi aux USA.
Que vous a évoqué la lecture du scénario en matière d’images ?
DG : Ça va vous paraître bizarre, mais la première image que j’ai eue en tête, c’est celle d’un arbre. Un grand arbre, dont la structure et l’architecture sont en grande partie enfouies sous le sol. Les racines, dont on dit souvent qu’elles sont aussi volumineuses que les branches, et sans lesquelles l’arbre ne peut pas vivre. Pour moi, ces Lakotas sont comme cet arbre. Même si on ne le voit pas à première vue, leurs racines et leurs traditions leur sont absolument nécessaires pour continuer à vivre dans un monde qui n’a objectivement plus rien à voir avec elles.
La séquence d’ouverture du film, avec le vieil homme et cette espèce de cérémonie rituelle au coucher du soleil, est exactement le symbole de cet attachement aux traditions. Quand j’ai évoqué à Gina et Riley cette vision de l’arbre, je crois qu’elles ont immédiatement compris qu’on était sur la même longueur d’onde.
Comment s’est déroulé le tournage ?
DG : On a tourné cinquante-six jours, ce qui est assez long pour ce genre de film. Mais il faut prendre en compte le contexte de la réserve et de nos interprètes. Tout pouvait très bien se passer, et puis soudain plus personne ne se pointait sur le plateau, pour réapparaître le lendemain ou le surlendemain ! Il fallait être assez souple et compréhensif. En outre, on ne pouvait pas loger sur place dans la réserve, car il n’y a aucune infrastructure d’accueil, même sommaire, pour une équipe de tournage. On avait donc une bonne heure de route avant d’y parvenir chaque jour, ce qui a ralenti le rythme de la production. Il fallait savoir prendre son temps, saisir l’essence du lieu, ses règles, et rester le plus honnête possible avec les habitants, afin de ramener un film qui – avant tout – leur ressemble.
Comment Gina et Riley se répartissent les tâches sur le plateau ?
DG : Riley a été celle qui a rencontré initialement les habitants de Pine Ridge, et amené cette idée de faire une fiction avec eux , tournée au cœur de la réserve, en les impliquant, même dans l’écriture et la composition de leurs personnages. Gina a coécrit le script, mais elle est plutôt l’architecte sur le plateau, constamment dans le rythme de la narration, dans l’histoire pure, et dans la préparation. Riley, elle, est plus dans la justesse du jeu et dans le sens de la scène. Traduire les sensations des deux filles en plans et en lumière était très motivant. Surtout quand on sait que War Pony est leur premier film. C’est aussi un job très psychologique pour traduire leurs envies, leur vision. Les nombreuses conversations en préparation m’ont été très utiles pour y voir plus clair.
Vous ont-elles donné des références ?
DG : Non pas de références... On a parlé du film en tant que tel, à part peut-être une "non référence", en l’occurrence American Honey, d’Andrea Arnold, dans lequel Riley avait tenu un des rôles, et dont elle voulait résolument s’éloigner stylistiquement. En choisissant peu de caméra portée par exemple. Comme les acteurs étaient un peu libres d’évoluer selon leurs envies, on ne voulait pas rajouter le mouvement de la caméra épaule à cette liberté. L’idée était plutôt de poser la caméra au bon endroit, en fonction d’eux, et de panoter sur la tête si besoin. Avec aucune lumière sur pied pour éviter toute contrainte.
Connaissiez-vous déjà les Indiens des plaines ou cette réserve ?
DG : Non je n’avais jamais mis les pieds dans le Dakota du Sud ! Chez moi, en Colombie, les tribus natives vivent dans la jungle. C’est très différent comme paysage et comme façon de vivre. Mais on retrouve des choses communes comme la relation à la nature, à certains animaux totems... J’ai donc beaucoup appris à observer cette communauté, comment ils vivaient dans leur environnement. Leur maison, par exemple, qui est la plupart du temps un mobile home. Des volumes très simples, comme des containers tout en longueur, remplis d’une multitude de choses. Très vite, j’ai pris la décision, sur les séquences de jour, d’avoir recours uniquement à de la lumière venant de l’extérieur, pour créer de la profondeur dans ces espaces très simples. Montrer l’espace, leur lieu de vie et les relier à l’extérieur. La plupart des décors, comme la maison de la femme qui recueille notre jeune protagoniste et qui l’enrôle dans son équipe de vendeurs de drogue, sont filmés tels quels. Seules quelques modifications mineures d’accessoires ont été faites pour les besoins de la scène et du script. Ces maisons sont la plupart du temps des abris, des refuges. Et il fallait les montrer comme tels avec ce côté accueillant même si, dans ce cas particulier, le jeune garçon se rend compte peu à peu qu’il n’est pas tombé dans le bon endroit... Il y a aussi cette scène où Bill, le jeune père, discute avec son ex, qui est aussi la mère de son petit garçon dont il tente de s’occuper plus dans le film. Ils sont tous deux dans l’entrée du mobile home, et j’ai joué l’opposition entre eux en laissant volontairement son visage à elle dans l’obscurité. Il tente de la reconquérir, elle représente l’espoir dans le film. Mais dans cette scène on se rend compte qu’elle ne l’aime plus… Elle est là sans être vraiment là. C’est utilisé tel quel au montage, et j’ai l’impression qu’on se rend compte combien cette lumière naturelle joue dans la scène, en association avec le décor, comme je l’évoquais.
Il y a aussi cette scène de repas à trois personnages, quand Bill rend visite à l’éleveur de dindes et à sa femme... Là aussi, vous faites un choix très radical de lumière latérale couchante.
DG : Pour cette scène, c’était un peu chaud pour moi ! Le décor était comme une véranda, avec une longue rangée de baies vitrées donnant sur l’extérieur. Et, bien entendu, je n’avais que très peu de projecteurs, et une toute petite équipe de trois personnes (deux électros, un machino). On a pris le risque d’exploiter au mieux la lumière naturelle, avec cette fin de journée et ce beau soleil couchant. Naturellement, les choses ne se sont pas passées tout à fait comme prévu, et on a pris du retard, le soleil disparaissant en cours de scène. Vu l’importance de l’image de la découverte sur l’extérieur, c’était vraiment impossible d’aller plus loin, ce jour-là. On s’est dit qu’on allait continuer la scène le lendemain et rentrer les plans qui nous manquaient. Mais les nuages sont arrivés dans la nuit, et un temps gris désespérant nous attendait le lendemain matin. J’ai dû faire avec les moyens du bord, et en utilisant à peu près toutes les lumières suffisamment puissantes que j’avais, à travers les baies vitrées, reconstruire plus ou moins le contraste dans les plans serrés. Les arrière-plans étant ensuite raccordés avec des patates à l’étalonnage. Mais bon, je trouve que la scène fonctionne très bien. Le couple aisé était les seuls rôles interprétés par des acteurs professionnels. Je me souviens notamment de la comédienne qui s’est emparée du personnage avec beaucoup d’humour. Ils représentent le revers de la pièce, et ramènent soudain une certaine ambiguïté dans le film. Des gens qui essaient de passer pour des personnes pleines d’empathie mais qui en sont totalement dénuées au fond, comme on s’en aperçoit plus tard.
Pourquoi le format 2,40:1 ?
DG : Dès les premiers repérages, on a une discussion avec les réalisatrices sur le ratio d’image. Et je me souviens leur avoir dit que pour comprendre ces gens, ce contexte si particulier, il fallait montrer à l’écran le paysage qui les entoure et combien ce paysage régule leurs vies. Même si l’histoire est résolument centrée sur les personnages, contraindre l’espace au cadre aurait à mon sens desservi le film. C’est pour ça qu’on est allé vers le 2,40, en faisant quelques essais de séries. En discutant avec Panavision Los Angeles, on s’est dirigé vers une image numérique, mais en évitant à tout prix la sur-définition et le côté trop piqué. C’est là où la série sphérique grande ouverture de Panavision (celle des années 1970) est entrée en jeu. Ces optiques ont à la fois une certaine douceur tout en respectant l’ampleur du paysage.
Et pourtant, vous ne faites presque jamais de plans larges de situation de paysage, par exemple au coucher du soleil, comme dans les westerns... A part peut-être la toute première séquence du film.
DG : Oui, ce genre de plan n’a jamais été vraiment envisagé. Je me souviens tout de même qu’on a tourné plus de plans avec le chaman qui ouvre le film. À l’origine, c’était une sorte de personnage récurrent qui quittait les badlands et qu’on retrouvait ensuite cycliquement dans la réserve, où l’histoire se déroule principalement. Ces apparitions prenaient un peu la forme d’un fantôme, ou d’un esprit. Mais le montage est passé par là et n’a retenu que ce qui était vraiment nécessaire pour l’histoire. Il reste comme une icône qui ouvre le film, et je trouve que c’est très bien comme ça. Sa présence est finalement beaucoup plus forte avec ce choix de montage. La présence du bison, en quelque sorte, le remplace symboliquement, et fonctionne très bien.
Avez-vous retravaillé à l’étalonnage, le contraste notamment ?
DG : J’aime bien ce que ces optiques ont fait des noirs dans le film. Vous avez sûrement dû remarquer que les noirs ne sont pas très profonds, et qu’ils "vivent" d’une certaine façon. Je relierai ça à la manière de voir les films de nos jours. Finalement, la majorité des spectateurs va découvrir ce film sur sa télé ou sur sa tablette... et la notion d’obscurité totale, de noirs très profonds, me semble presque hors contexte dans ce cas. A moins d’être effectivement dans des conditions idéales, comme à Cannes, on n’arrive jamais à avoir des noirs parfaits, et je pense qu’il faut l’intégrer dans la manière de faire des images. Et c’est vrai que cette série grande ouverture un peu rétro a la particularité de donner des noirs un peu laiteux. C’est donc quelque chose que je n’ai absolument pas essayé de contrarier à l’étalonnage, bien au contraire !
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC).