Festival de Cannes 2017
Le directeur de la photographie Ben Richardson parle de son travail sur "Wind River", de Taylor Sheridan
Nature prédatricePourquoi avez-vous choisi ce projet ?
Ben Richardson : Quand Taylor m’a envoyé le script, je n’avais pas encore vu Sicario. J’avais en revanche lu le scénario de Hell & High Water, mais sans avoir pu faire le film. Pour moi Wind River était une opportunité visuelle incroyable. À la fois un grand film de personnages, et le fait de pouvoir tourner dans ces paysages uniques. Ce que j’aime dans l’écriture de Taylor, c’est qu’il est extrêmement visuel. Il arrive à marier le côté classique de la narration, proche du film de genre, avec des personnages très denses et des aspects sociaux contemporains. Honnêtement, c’est très rare de se voir proposer de tels projets. J’ai tout de suite dit oui à mon agent et que je le ferais à n’importe quel prix !
Taylor Sheridan signe ici son premier film en tant que réalisateur. Comment s’est passé le travail avec lui ?
B.R : Je crois qu’il a passé pas mal de temps sur Sicario ou Hell & High Water en tant qu’invité, pour observer et s’immerger dans la fabrication concrète d’un film. Même si Wind River est officiellement sa première réalisation, j’ai senti tout de suite qu’il était déjà très aguerri sur le plan visuel. Une de ses idées fondamentales en matière d’ambiance générale, c’était de donner à la nature ce statut dramatique de prédateur ultime. Faire ressentir au spectateur que, quel que soit le combat qu’on engage contre la nature, on finit toujours par perdre !
Et je peux vous dire, étant donné l’expérience de ce tournage, que toute l’équipe l’a ressenti. L’isolement, le froid, l’immensité des espaces nous ont souvent submergés et c’est exactement ce que j’ai essayé de rendre à l’écran.
Des références ?
B.R : On a parlé de westerns... Du classique, Taylor en a lui-même bouffé pas mal ! Sinon je peux citer Michael Mann, période Insider, Heat ou Manhunter, des films qu’on admire tous les deux. Une sorte de modèle en matière de mise en scène classique, où l’utilisation de certaines formes héritées de l’âge d’or du western -les gros plans intenses, ou les plans très larges- se marient sans préjugés avec la caméra épaule, la dolly, le Steadicam... C’est aussi ce genre de cinéma où on sait qu’on voit des personnages et des situations parfois proches de l’archétype mais où la caméra, et la mise en scène, distillent cette foule de détails modernes et authentiques. Une sorte de millefeuille dont on connaît le parfum, mais qui nous surprend à chaque bouchée.
Vous aimez donc les lumières contrastées... ?
B.R : Le style de lumière de Dante Spinotti était une chose assez exagérée, avec des contrastes puissants et des entrées de lumière très brutes qui se mariaient parfaitement avec la mise en scène de Michael Mann. En démarrant Wind River j’ai transmis une note à mon chef électro qui disait : « N’ayons pas peur des lumières dures ! ». Le problème c’est que lorsqu’on veut faire de la lumière avec des ombres marquées, il faut obligatoirement placer les sources très loin, et donc avoir des projecteurs plutôt costauds. Ce qui veut dire en avoir les moyens, l’équipe et le temps… Pas toujours facile sur un petit film ! Je connais la fin, je n’ai pas pu être en adéquation totale avec ce précepte de départ, mais ce style exagéré a été au cœur de mes préoccupations.
Quel a été le challenge principal pour vous sur ce film ?
B. R. : La course contre la montre climatique. Le début du tournage ayant été décalé de deux semaines, on s’est retrouvé en fin de plan de travail avec l’arrivée du printemps et un manque chronique de neige. Je pense que la majeure partie des spectateurs n’a pas dû s’en rendre compte, mais plusieurs séquences ont été de vrais cauchemars à tourner. Le soleil qui commençait à taper fort, une forêt de cadres diffusants pour recréer les conditions du temps bouché, et une armée de régisseurs qui passaient leur temps à rapporter des blocs de neige avec des petits tractopelles pour recouvrir tant bien que mal les arrière-plans... Quelques scènes à la fin du film utilisent néanmoins le soleil, comme une sorte de répit ou de respiration, mais tout le reste est plongé dans ce blanc uniforme du sol au plafond !
La séquence d’ouverture est assez impressionnante, avec une jeune fille qui court sur la neige pieds nus en extérieur nuit...
B.R : Pour Taylor, il était très important que le spectateur ressente cette menace au fond de lui dès l’ouverture. Cette dualité dont je parlais entre la beauté de la nature et son extrême dangerosité nous a guidés à travers le film... Par exemple, sur cette scène la neige n’est pas représentée comme cette espèce de truc doux, blanc et presque moelleux qu’on voit dans les publicités pour les sports d’hiver ! Au contraire c’est de la glace.
Je peux vous dire d’ailleurs que sur ce décor, vous ne pouviez pas mettre la main sur le sol sans protection plus d’une dizaine de secondes sans vous brûler. Résultat, on a tourné en nuit réelle, en utilisant une boîte à lumière moonbox suspendue au bout d’une grande grue, que je déplaçais en fonction des axes pour toujours essayer de récupérer des réflexions ou de la matière sur les cristaux de glace.
La comédienne était doublée par une cascadeuse équipée de chaussons en latex couleur chair qui isolaient plus ou moins du sol. Malgré cet équipement, elle n’a pu réaliser qu’une seule prise en plan large, le froid étant juste trop intense pour le corps humain. On a doublé en couvrant les quelques gros plans de la comédienne... et puis c’est à peu près tout ! L’interaction toute simple de l’ombre de la comédienne sur le sol était très expressive.
À vrai dire je me suis contenté à chaque plan d’avoir le niveau lumineux pour détourer sa silhouette, et de conserver une certaine homogénéité. L’arrière-plan avec les montagnes a été rajouté en compositing, tout comme la lune. C’était surtout une question de précision dans le placement de la source et un peu de préparation via quelques croquis. L’exposition était plutôt moyenne, c’est à l’étalonnage qu’on a descendu, de manière à obtenir le plus de matière possible.
Quels ont été vos choix en optiques ?
B. R. : Je trouve que les objectifs modernes ont atteint un niveau technique qui s’approche de la perfection. Que ce soient les Zeiss Master Primes, ou les Cooke S5... ils délivrent une image extrêmement piquée, sans aucune aberration quasiment à tous les diaphs ! Néanmoins pour ce film j’avais envie de travailler avec cette génération d’optiques des années 1990 un peu passe-partout, entre le look résolument vintage et le look moderne.
Mon choix s’est donc porté sur la série Zeiss standard T2,1, qui donne ce petit ton parfois imparfait, mais sans tomber dans des flares expressifs, ou des choses qui évoquerait un peu trop les années 1970. Elles ont l’avantage d’être très compactes, mais en contrepartie leur construction mécanique n’a pas la qualité des séries modernes. C’est moins facile pour le pointeur, la motorisation des bagues pose parfois des problèmes car la course de point n’est pas surmultipliée. Sinon, un zoom Angénieux 45-120 a été utilisé pour des plans de deuxième équipe, que ce soit en hélicoptère ou au sol...
Est-ce que vous ne regrettez pas un peu le film ? Les Bêtes du Sud sauvage avait été tourné en 16 mm.
B.R : À vrai dire ce que je regrette le plus, c’est cette espèce de liberté qu’on avait sur le contrôle de l’image sans avoir à passer par de nombreux intermédiaires jusqu’à la copie numérique. Je m’explique : quand on tourne en film, le laboratoire propose un processus de développement validé par Kodak qui est plus ou moins le même dans le monde entier. Cette référence permet à chacun de travailler comme il le souhaite, de surexposer ou de sous-exposer...
Maintenant j’ai l’impression que le travail de l’opérateur est très dépendant de toute une série de choix en postproduction qui n’est pas normée comme l’étaient les développements négatifs et positifs. On se retrouve confronté à la nécessité d’apprendre et de maîtriser plus ou moins tous les tenants et les aboutissants de ces étapes numériques, et on perd de facto un peu le pied sur cette importance primordiale du tournage, de la création d’images sur le moment. Le dialogue avec tous les intervenants - que ce soit sur le plateau avec le DIT, et surtout en postproduction -, est devenu absolument crucial, et j’essaie désormais de donner des instructions les plus précises possible sur comment je veux que mes images soient traitées.
Est-ce aussi lié aux différentes méthodes de traitement du RAW selon vous ?
B.R : Wind River a été tourné en RAW sur une Arri Alexa, mais je vais vous l’avouer, je pense que dans 99 % des tournages, je m’aperçois que l’image est "développée numériquement" en s’appuyant exactement sur les simples "settings" de la caméra enregistrés lors de la prise de vues.
Sur le film, je crois qu’il n’y a en tout que quatre plans où nous sommes retournés au RAW pour le traiter autrement et aller plus loin réellement en étalonnage. Cette observation me pousse à penser que tourner en ProRes suffit à mon sens dans bien des cas, à partir du moment où vous pouvez enregistrer dans un échantillonnage décent et un bon espace log. Pour cela, je trouve que Arri a fait un beau travail sur le Log, en tout cas meilleur que celui que RED proposait jusque là (même si ces derniers sont en train de combler leur retard). Je me contente d’appliquer ma LUT en sortie sur les images Log, et je récupère le contraste un peu comme un tirage positif le faisait à partir du négatif film.
Depuis quatre projets, c’est à peu près la même chaîne, je dois avoir deux LUTs en tout et pour tout, ajustées légèrement en fonction des besoins. Le résultat sur le moniteur me convient très bien et j’ai la sensation de voir une image quasiment finale. On n’a d’ailleurs passé que huit jours en étalonnage, sans doute aussi parce que j’ai pris un grand soin à mesurer la lumière en permanence sur le plateau. Aidé de mon thermocolorimètre Sekonic 700, j’ai pu donner à chaque plan, et parfois même chaque prise, un réglage fin de la température de couleur à la caméra, ce qui a été une grande aide plus tard pour conserver la teinte blanche juste sur la neige.
C’est quoi au fond votre satisfaction ?
B.R : Quand on prend un peu de recul sur un plateau et qu’on observe tout le fatras technique de cadres, de diffusants ou de projecteurs qu’une équipe peut mettre en place pour filmer un simple plan, on se rend compte du côté anti naturel de ce qu’on fait. C’est ce paradoxe que je préfère... Observer la réalité, saisir ce qu’il y a de signifiant en elle, et tenter de le reproduire.
Sans jamais négliger cette espèce de lâcher-prise qui est propre selon moi au cinéma. Un côté un peu Jackson Pollock, ou le geste de l’artiste, peu ou pas contrôlé, peut déboucher sur de l’inattendu, de la création exactement comme le soleil peut soudain vous faire dire dans la rue : « Mince, c’est super cet effet ! »
- Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes du film.
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)