Le directeur de la photographie Jonathan Ricquebourg, AFC, parle de son travail sur "Shéhérazade", de Jean-Bernard Marlin

par Jonathan Ricquebourg

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Jean-Bernard Marlin s’était fait remarquer avec deux films courts, La Peau dure et La Fugue. Pour Shéhérazade, son premier long métrage, il propose au jeune directeur de la photo Jonathan Ricquebourg, AFC, de s’engager sur ce film rugueux, tourné avec des acteurs non professionnels. Sorti de l’Ecole Louis-Lumière, section Cinéma, en 2013, Jonathan démarre sa carrière avec Jean-Charles Hue pour Mange tes morts, tu ne diras point, film sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs et prix Jean Vigo 2014. Il y a deux ans, il était à Cannes avec Albert Serra, pour La Mort de Louis XIV, prix Lumières en 2017. Nous le retrouvons cette année pour parler de cette aventure de cinéma et de lumière : Shéhérazade, sélectionné à la 57e Semaine de la Critique. (BB)

Zachary, 17 ans, sort de prison.
 Rejeté par sa mère, il traîne dans les quartiers populaires de Marseille. C’est là qu’il rencontre Shéhérazade...
Avec Dylan Robert, Kenza Fortas, Idir Azougli.

On pourrait penser, ou même croire, que Shéhérazade est un film de plus sur des jeunes de cités sur fond de réalisme social. Mais non ! Balayons les idées reçues…

Jonathan Ricquebourg : À la lecture du scénario, j’ai tout de suite compris que cette histoire était une tragédie classique centrée sur un couple. La trajectoire des personnages donne une direction forte à l’image qui va devoir accompagner l’histoire d’amour et le récit initiatique de Zachary. Pour pouvoir aimer, il va devoir accepter d’être aimé. Et tourner le dos à tout ce qu’il a connu. Un travail sur l’ombre et la lumière. Du coup, je savais presque toujours ce que je voulais mettre au centre de la scène, même si Jean-Bernard voulait partir d’un scénario précis, pour l’exploser au tournage et à la prise de vues !

Garder l’équilibre entre deux références et proposer une identité ?

JR : Il y avait Coppola pour la tragédie, la couleur et la photographie assumée, souvent dense ; et Kids (1995), de Larry Clark, pour le côté brutal, violent, les longues focales dans les rues et des cadres photographiques. L’identité, c’était de créer des variations de couleurs et de cadre, comme une musique pour accompagner ce maelström de jeunes qui sont tour à tour nerveux ou apathiques. Il y a de la naïveté et de la dureté. Ils sont à la fois d’une grande douceur et d’une violence extrême, et passe de l’un à l’autre en un clin d’œil.
Je voulais donc une image douce, délicate, et en même temps des contrastes très durs. Je voulais aussi nous éloigner du style de "photographie réaliste" que l’on voit trop souvent dans les films. Je ne voulais pas proposer un territoire visuel qui serait celui du film social, que l’on associe trop souvent à une image plate et peu colorée. La couleur est comme la musique, elle propose une émotion. Un rouge, un bleu, un doré, et votre scène prend une dimension totalement différente. Je voulais que les couleurs traduisent une certaine intériorité des personnages.

Tourner dans l’ordre du film aide à construire son rythme et l’évolution des personnages...

JR : Le parti pris de Jean-Bernard était que presque tous les acteurs (avocats, médecins, éducateurs...) jouent leur propre rôle. L’acteur principal venait juste de sortir de prison et le tournage a été vraiment âpre car tous les comédiens étaient imprévisibles. Nous devions tourner dans l’ordre, car pour des non professionnels, c’était impossible de tourner dans le désordre. Cette manière d’organiser le tournage, que j’avais déjà pu expérimenter sur Mange tes morts ou La Mort de Louis XIV, est très intéressante : pour les acteurs et pour l’équipe, c’est éprouver le sentiment de l’aventure qui prend tout son sens. Le personnage de Shéhérazade est très enfantin au début du film, et va peu à peu devenir une jeune femme et sortir de l’adolescence. Pour la lumière, c’était très intéressant aussi car le film commence en été, c’est très lumineux, l’image fait penser à l’enfance, à une forme d’insouciance et nous allons vers l’hiver, vers une image plus éteinte, plus "adulte" peut-être, en tout cas certainement moins insouciante.

Jamais les mêmes propositions de lumière. À commencer par la minuscule chambre de Shéhérazade…

JR : Jean-Bernard voulait avoir la possibilité de tourner à 360° tout le temps. Dans la chambre, il ne voulait aucune source "in" car il trouvait que ça faisait trop "fiction". Dans cette chambre, j’ai donc installé un gril avec des sources à l’intérieur, un SkyPanel, une boîte à lumière ; un 200 W en réflexion dans la pièce... Je changeais la lumière à chaque retour dans l’hôtel.
De manière générale, j’aime quand la lumière est "imparfaite". Je me souviens de Stanley Green, le photographe, qui citait les Indiens d’Amérique et qui racontait qu’ils laissaient toujours un accroc aux tapis tissés pour ne pas chercher à ressembler aux dieux... J’aime beaucoup cette idée, c’est une forme de mantra poétique.

Les extérieurs nuit ne sont en aucun cas éclairés de la même façon…

JR : Pour la première scène de bagarre dans ce lieu où les filles se prostituent, c’est éclairé de manière presque réaliste, avec des flares et du vert. A un autre moment, la lumière qui arrive sur lui est très dure, ça correspond à la psychologie de la scène, où il cherche Shéhérazade qui a disparu. J’ai seulement gardé les sources "in" des tubes qui restent comme un point de référence pour comprendre que c’est le même espace... C’est aussi quelque chose que j’aime et qui me vient du documentaire : le réel bouge et vit. Notre regard change et nous ne voyons jamais deux fois la même chose. Alors pourquoi absolument chercher le "raccord" entre deux scènes ?

Une haute sensibilité, des optiques douces et des filtres pour diffuser…

JR : J’ai choisi des Primo Classic sphériques qui ont une rondeur que j’adore et qui sont incomparables pour les rendus de peaux. La diffusion dans les hautes lumières est due aux White Promist et les flares horizontaux à une série Streak. Puisque le propos est violent, il faut être doux à l’image. C’est un équilibre ténu, entre violence et douceur. Avoir tourné "doux" m’a permis un plus grand contraste en postproduction, sans pour autant devenir trop "dur" dans les textures.

Accompagner l’évolution de Zachary, un pari et surtout une nécessité.

JR : Ce jeune garçon va tomber amoureux et il va devoir le dire, c’est l’idée maîtresse du film. Pour lui, impossible de dire qu’il aime une prostituée. Il ne sait pas ce qu’est l’amour. Il se croit aimé par des gens qui le détruisent. La question finalement, c’est de savoir comment il va pouvoir se sauver.
Je me suis raconté le film, comme un aller retour entre ombre et lumière. Zachary pense qu’être caché le protège, alors que c’est une malédiction. Il ne s’agit pas de dire que la lumière représente le bien ou l’ombre le mal, puisque la nuit, la lumière des phares est dangereuse, bave sur les visages et dévore l’image. L’ombre permet l’intimité, et la lumière permet de se sentir aidé. Au fur et à mesure du film, j’éclaire Zachary de plus en plus de face... jusqu’au tribunal. Tout le film est tourné à T2,8 mais pour cette scène nous sommes à T11. La différence crée quand même une sensation de saisissement qui est forte, une impression d’immédiateté. On reste avec beaucoup de profondeur de champ jusqu’à la scène où Shéhérazade revient, où nous sommes de nouveau à T2,8.

L’image a la charge de révéler mais aussi de protéger... .

JR : Dans la première scène d’amour entre Zachary et Shéhérazade, je ne pouvais qu’aller vers une lumière chaude, intimiste, car tout-à-coup la lumière devient une alliée et Zachary prend conscience que l’amour existe. J’avais envie que le spectateur soit sensibilisé par une naïveté presque enfantine, liée à la beauté et à l’importance d’être aimé.
Dans le même ordre d’idée, avec Jean-Bernard nous ne voulions pas être complaisant avec la violence. Quand Shéhérazade fait la passe à trois avec lui qui attend devant l’immeuble, c’est d’une cruauté énorme. Cette jeune fille était inquiète et me demandait si on la voyait. Je lui disais que la lumière allait la protéger. C’est touchant de pouvoir s’investir pour les comédiens et de les accompagner dans une confiance qui va dans les deux sens. L’ombre nous empêche de voir, le spectateur comprend la violence, la ressent. Il n’a pas besoin de la voir.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)