Festival de Cannes 2019
Où Claire Mathon, AFC, parle de son travail sur "Atlantique", de Mati Diop
Découverte de Dakar
Quand on a commencé à parler du film avec Mati, que j’avais déjà rencontrée au moment du tournage de Mille soleils (2013), elle a tout de suite évoqué l’atmosphère, pour elle, très fantomatique de Dakar, et son envie de glisser vers le fantastique. Elle citait certains films de Carpenter (Fog, Assault) sans que cela soit une référence directe. Je sentais que le fantastique allait naître d’une immersion sénégalaise.
Lors de mon premier voyage, je repère certains décors, passe du temps la nuit dans les différents quartiers de Dakar et découvre l’omniprésence de l’océan. Nous admirons nos premiers couchers de soleil en commun. Je fais le choix de travailler uniquement avec le matériel lumière présent sur place et d’accepter de ne venir accompagnée que du 1er assistant opérateur, Alan Guichaoua.
Le choix de deux caméras
Les premiers essais ont lieu à Paris, pour choisir la caméra et commencer à faire des choix de couleur et de lumière. Le laser vert, qui est devenu un motif important de la boîte de nuit, est présent dès ces premiers essais.
Nous décidons d’utiliser deux caméras pour le film, une de jour et une de nuit.
La dynamique de la RED Epic en jour donne du romanesque aux images captées de manière parfois documentaire, sublime ces décors écrasés par le soleil, des situations souvent très contrastes. Nous aimions beaucoup le rendu subtil de cette chaleur sablonneuse qui caractérise Dakar.
En nuit, la grande sensibilité de la VariCam 35 nous permet de filmer de manière légère et libre des quartiers de Dakar presque plongés dans le noir. Nous parlions souvent de nuits extralucides. Atlantique est un film de fantômes, et la VariCam 35, dont nous aimions aussi la texture, nous permettait une acuité particulière, la possibilité de rendre visible un territoire et des visages peu filmés. Cette caméra semblait faite pour le film !
Les essais filmés à Dakar et les premières images du film
Filmer en amont du tournage des essais à Dakar est le meilleur moyen de commencer à sentir les partis pris du film et de trouver avec Mati notre manière de capter le réel. C’est l’occasion de définir la couleur des faux couchers de soleil, du voilage de la chambre d’Ada, le format (1,66:1) ou l’aspect argenté des scènes éclairées par la lune, mais aussi d’expérimenter notre envie de tourner vite, d’attraper des choses au vol et d’inventer sur le moment.
On cherche, en faisant des plans qui seront montés dans le film, la manière de filmer Dakar la nuit, on commence à capter les éléments fantastiques déjà présents dans la ville, tels que l’humidité venant de l’océan qui donne la sensation que les voitures transpirent elles aussi la nuit. Nous filmons un premier coucher de soleil.
Je comprends la nécessité des très longues focales pour le film. Mati aime filmer en longue focale, au 85 mm, au 135 mm. Nous nous retrouvions souvent à devoir filmer dans l’encadrement d’une porte, d’une fenêtre, voire à travers un miroir.
En extérieur, on est souvent loin des personnages, d’où le choix du 25-250 mm. C’est pour Mati une manière de les élire, de les sublimer sans jamais les mettre à distance.
Ces "essais" ont vraiment initié l’exploration de nombreuses lignes. On prend conscience par exemple avec Alan Guichaoua, l’assistant opérateur, que Mati n’aime pas sentir le point, les bascules de point, et c’est une préoccupation sur laquelle nous reviendrons souvent pendant le tournage. J’ai trouvé cela à la fois agréable et essentiel de pouvoir approcher et comprendre le film par strates et dans la durée avec Mati.
Les matières et les éléments
Le travail sur les matières, les éléments (soleil couchant, océan, lune) ont nécessité de nombreuses tentatives et approches. Mati a un rapport fort à l’image. Nous cherchions à rendre palpable cette histoire de fantôme, de possession et d’envoûtement. Dans le film, les hommes péris en mer reviennent à travers le corps (transpirant) des jeunes filles.
Cette texture un peu mate, l’importance des flares, la qualité des noirs et les brillances, notamment sur les peaux de nuit, participent de la dimension fantastique du film tout en gardant présente l’âme de la capitale sénégalaise. Nous aimions sentir la matière de la poussière, de l’humidité, et des embruns.
L’océan, c’est le fantastique. Nous avons cherché à le filmer comme une planète à part entière, comme une planète inhumaine (y aller, c’est mourir). Il fallait sentir l’importance des astres et les personnages pris dans quelque chose de plus large, dans le cosmos.
Ancrage documentaire et envies plastiques
Je me souviens de longues discussions au moment du choix des décors et des personnes qui les habitent sur cette alliance en apparence contradictoire, entre immersion documentaire et envies très précises, sur les décors, les matières et la lumière.
Mon expérience du documentaire m’a forcément aidée à trouver la justesse entre l’envie d’être majoritairement à l’épaule (à l’Easyrig) pour s’adapter aux places des comédiens, et des références photographiques ou plastiques comme Nan Goldin, Guy Bourdin… La plus grande partie des plans est donc tournée à l’épaule, je fais le choix de conserver une réserve de cadre pour pouvoir stabiliser un peu en postproduction, notamment les plans fixes.
Petit à petit la palette des couleurs du film apparaît : une couleur très orangée (réverbères, feu et coucher de soleil), des bleus électriques (celui de la boîte, de néons et d’écrans) et toujours le vert du laser. Je trouvais souvent intéressant de mettre en opposition dans l’image l’orangé et le bleu, comme dans la scène de nuit pendant le mariage quand Ada, Dior et Fanta se retrouvent sur le balcon.
Mati a beaucoup de plaisir à regarder les scènes, à chercher le cadre une fois la lumière installée. Elle est très sensible à la manière qu’a la lumière de sublimer les corps et les visages. Il était donc important de penser la lumière en amont en lien avec le travail sur les décors.
Ce fut très agréable de poursuivre les choix du tournage avec la même exigence jusqu’à l’étalonnage. J’ai eu la chance que l’étalonneur Gilles Granier supervise la fabrication des rushes. J’ai passé beaucoup de temps pendant le tournage à dialoguer pour que nos partis pris visuels, notamment pour les scènes les plus sombres, soient présents dans les rushes.
Enfin j’ai été merveilleusement accompagnée par l’équipe image sénégalaise. Inventivité et réactivité. Je leur dois beaucoup.
(Propos recueillis par François Reumont, retranscrits et mis en forme par Hélène de Roux, pour l’AFC)
- Voir l’entretien filmé où Claire Mathon parle d’Atlantique.