Pierre Aïm, AFC, revient sur les défis du tournage des "Aigles de la République", de Tariq Saleh
"Le pharaon des plateaux", par François Reumont pour l’AFCGeorge Fahmy, l’acteur le plus adulé d’Egypte, accepte sous la contrainte de jouer dans un film commandé par les plus hautes autorités du pays. Il se retrouve plongé dans le cercle étroit du pouvoir. Comme un papillon de nuit attiré par la lumière, il entame une liaison avec la mystérieuse épouse du général qui supervise le film.
Ce film est marqué par le format Scope et une certaine luxuriance à l’image...
Pierre Aim : Tariq est quelqu’un qui aime bien donner des directions très claires sur chaque film. Je me souviens que sur La Conspiration du Caire il m’avait demandé à ce qu’on tourne le film avec un seul objectif, une seule focale. Avec une démarche très fictionnelle dans la narration, mais à la fois très réaliste et dépouillée à l’image. Là, au contraire, j’ai tout de suite senti son envie de multiplier les moyens. D’une manière de jouer beaucoup plus avec tous les outils qu’on peut avoir sur un plateau ! Il en ressort, je crois, un film plus complexe, avec plusieurs aspects et dans la forme fondamentalement très différent de ce qu’on a pu faire auparavant.

Le choix de l’Arri 65, donne un côté très cinéma, presque rétro, à tout ce début de film...
PA : C’est Tariq qui m’a tout de suite parlé de cette caméra. Il avait été très impressionné par l’image de certains films comme The Revenant, par exemple. Je pense qu’il voulait vraiment ce côté cinéma, un peu grand spectacle qu’on peut tout à fait associer au personnage de George, notre protagoniste, dont le point de vue gouverne la quasi totalité du film. Et puis, tourner avec un capteur d’une telle dimension, c’est aussi pouvoir doser la profondeur de champ en fonction des besoins. Non pas que le film soit entièrement tourné avec des arrière-plans très abstraits, bien au contraire. Mais quand on en a besoin, on utilise cette option. En matière d’optiques, j’ai choisi la série Angénieux Prime à nu sans personnalisation. La majeure partie de ces optiques couvrant le capteur grand format de la caméra... Seulement les plus larges de la série (les 18, 21 et 24 mm) ont dû nécessiter un crop dans l’image de 10 % pour être utilisées. Tariq a aussi beaucoup filmé avec des zooms cette fois-ci, et j’en avais d’ailleurs trois sur le plateau, un Arri 50-110 mm, un TLS 80-200 mm et un Angénieux Optimo Ultra 36-435 mm ! Toutes ces combinaisons donnent en effet un ton très cinématographique aux scènes de tournage ou même de la vie privée de George, comme dans son appartement flamboyant.
Parlons un peu de cet enjeu de tricher une nouvelle fois le Caire à l’écran...
PA : Tariq prépare beaucoup ses films, surtout avec l’aide de son chef décorateur, Roger Rosenberg, et de son monteur, Theis Schmidt, avec qui il choisit avec beaucoup de soin les lieux possibles pour tourner chaque scène. J’arrive ensuite, ces derniers me laissant en général deux ou trois options pour chaque décor. Les décisions se prenant ensemble dans la dernière partie de la préparation. Comme sur les autres films où nous avions dû tricher Le Caire. Décision étant prise au départ de tourner au Maroc (comme Le Caire confidentiel, tourné à Casablanca). Mais pour des raisons de production, le film s’est finalement relocalisé à Istanbul, en abandonnant toute une série de repérages initiaux. Cette situation nous a un peu pressés en préparation à trouver l’intégralité des décors assez rapidement. Heureusement, Les Aigles de la République comporte beaucoup moins de scènes d’extérieur que les films précédents. C’était donc plus facile de gérer la situation... D’autant plus que Le Caire est une ville dans laquelle l’air est en permanence chargé de sable venant du désert très proche. Une chose pas toujours facile à tricher à l’écran... Sur ce film, nous avons eu beaucoup de chance avec les extérieurs, bénéficiant d’un temps souvent maussade lors du tournage en Turquie, ce qui passe en comparaison finalement assez bien avec ce soleil perpétuellement voilé de la capitale égyptienne.

Le film a un côté aussi un peu rétro. On voit peu les téléphones portables, et les intérieurs ont une touche vintage...
PA : Je me rends compte que j’ai beaucoup plus utilisé la fumée en intérieur sur ce film. Surtout dans la première partie, avec le film dans le film, les séquences tournées dans le studio ou dans la vie privée de George. Ce n’est pas quelque chose que j’utilise très souvent, mais je trouvais que ça marquerait un peu ce côté "plateau de tournage perpétuel" dans lequel se déroule sa vie. Ces séquences sont éclairées aussi avec des sources assez directives, des Fresnel par exemple, ce qui donne sans doute un peu ce côté rétro, hors du temps au film.
Une scène marque aussi le côté résolument comique de la première partie du film, celle de la pharmacie...
PA : C’est amusant parce qu’au tournage, je me rendais bien compte que cette scène était plutôt marrante, mais sans imaginer les éclats de rire qu’elle pourrait provoquer à Cannes. Je me souviens qu’on attendait dans une vraie pharmacie en Turquie, et que j’ai volontairement choisi une ambiance plutôt contraste, avec ses lumières verticales assez douces qui tombent du plafond, le reste du magasin se perdant dans l’obscurité. Ce n’est bien sûr pas du tout l’ambiance lumineuse souvent éclatante qu’on trouve dans les pharmacies chez nous. Je ne sais pas dans quelle mesure la lumière participe à l’effet comique... Ce que j’ai appris par contre sur tous les films que j’ai faits, c’est qu’au cinéma il est souvent beaucoup plus sûr de déclencher les larmes dans un film… que le rire. Le rire, c’est un truc beaucoup plus difficile à contrôler... Et parfois il peut même surgir plus spontanément qu’on avait imaginé.

La scène du défilé militaire marque une bascule ensuite dans la narration...
PA : Encore une séquence majeure à l’échelle du tournage. Cinq jours nous ont été nécessaires pour la mettre en boîte. On s’est beaucoup inspirés des défilés militaires russes et chinois qui sont quand même en la matière une sorte de référence ! Comme on n’avait vraiment pas assez de figuration, là encore beaucoup de couches d’effets spéciaux ont été nécessaires pour multiplier les soldats à l’écran et les véhicules. En ce qui concerne la caméra, c’est la séquence qui propulse réellement le film dans sa deuxième partie... C’est aussi là où on a commencé à tourner résolument à l’épaule au contraire de tout le début qui alterne plans fixes, mouvements de grue ou de travelling. D’ailleurs, juste avant que l’événement ne se déclenche, on tourne encore autour du personnage de George, dans un mouvement très classique. Mais soudain tout bascule, et le style du film part vraiment beaucoup plus vers une sorte de documentaire. Même dans les scènes plus calmes ou plus intimes, comme celle de l’hôtel par exemple, quand Georges retrouve Suzanne, on est à l’épaule au contraire de leur première nuit ensemble dans la première partie du film où tout est beaucoup plus fixe.

Comment avez-vous tourné le cœur des séquences d’action, et notamment celle de l’hélicoptère ?
PA : Une semaine de studio nous a été nécessaire pour filmer toutes les séquences de voitures (sur mur de LEDs), ainsi que la séquence de l’hélicoptère, pour laquelle nous avons en revanche tourné sur fond vert. Cette dernière séquence était un vrai enjeu à l’image, et a demandé beaucoup de travail de la part des effets spéciaux, d’autant plus que le studio dans lequel on travaillait à Stockholm manquait un petit peu d’envergure pour travailler suffisamment loin du fond vert. Pas mal de retouches ont été nécessaires par la suite pour éliminer les retours de vert sur les parties brillantes de cet intérieur d’hélicoptère ou sur les comédiens, sur le hayon ouvert vers l’extérieur...

Que retenez-vous de cette expérience ?
PA : Au fond, ce que je retiens sur ce film, c’est de constater combien c’est toujours un grand plaisir pour moi de tourner, même après toutes ces années passées sur les plateaux... Avoir l’opportunité travailler avec un réalisateur comme Tariq, qui à chaque fois aime se remettre en question, c’est extrêmement motivant. Un exemple qui peut passer inaperçu à l’échelle du film, cette scène toute simple quand George et l’ensemble de l’état-major sont installés dans une sorte de pièce en sous-sol pour gérer la crise au sommet de l’État. L’idée de les faire rentrer dans cette pièce, et d’allumer simplement la lumière, ça donne une vraie urgence à la scène. Ça peut paraître simple, ou évident, mais c’est dans ce genre de détails qu’on aime à l’image participer à la narration d’un film complexe comme celui-là...
(Entretien réalisé par François Reumont pour l’AFC)