Camerimage 2021
Rencontre avec Joel Coen et Bruno Delbonnel, AFC, ASC, à propos de "The Tragedy of Macbeth"
Dépouiller pour mieux régnerCamerimage 2021 ne pouvait pas mieux démarrer, en programmant comme film d’ouverture une œuvre déjà largement encensée par la critique depuis sa première projection lors du dernier festival du film de New York. Accompagnant leur film, le metteur en scène et le directeur de la photo ont volontiers répondu aux questions, prolongeant même l’exercice le lendemain matin lors d’un échange d’une bonne heure avec le public.
Questionné tout d’abord sur les raisons qui l’ont poussé à adapter une nouvelle fois cette pièce après Orson Welles, Roman Polanski ou Akira Kurosawa, Joel Coen lâche laconiquement avec humour : « Si je peux me permettre de vous dire la vérité, c’est à cause de ma femme ! Elle m’avait proposé, il y a cinq ans, de la diriger au théâtre mais je ne m’en étais pas senti capable. Et puis, en la voyant jouer sur scène, j’ai senti le potentiel d’une nouvelle adaptation au cinéma. »
Joel Coen précise : « À ce sujet, j’insiste sur la différence fondamentale entre le théâtre et le cinéma. Au théâtre, c’est le point de vue unique du public, dirigé sur la scène. Et c’est dans ce contexte métaphorique central que la mise en scène s’effectue. Au cinéma, le point de vue n’est pas unique. Il change selon l’angle où vous décidez, en tant que metteur en scène, de mettre la caméra, bien sûr sa focale, et aussi surtout la durée que vous choisissez au montage. Ce sont tous ces paramètres, en considérant non plus la pièce en tant que telle mais bien le film adapté du texte, sur lesquels la conversation s’est engagée avec Bruno. Avec, comme ligne de mire, l’abstraction. Dépouillant au maximum, pour rendre paradoxalement l’histoire la plus intelligible possible. Se concentrer sur le texte, son rythme, son essence et placer le film dans un espace proche du subconscient. »
Parmi les influences qu’on peut détailler en voyant le film, certains plans de Bergman ou de Dreyer sont les plus évidents. Joel Coen reconnaît : « Bergman est une influence pour beaucoup de cinéastes. Mais je dois aussi citer pour ce film le travail du scénographe et metteur en scène de théâtre britannique Edward Gordon Craig. Son œuvre m’a aidé à placer cette adaptation dans l’espace subconscient que je mentionnais. D’un point de vue peut-être plus terre à terre, sachant qu’on allait travailler en studio, je me suis replongé dans les films qui ont été tournés un peu dans le même contexte. Par exemple, j’ai revu comment Murnau avait tourné ses séquences d’extérieurs sur L’Aurore... Ou, bien sûr, Dreyer, sur Jeanne d’Arc. Histoire juste de se replacer dans cette situation si particulière du tournage en studio, pas forcément du style. »
Bruno Delbonnel rajoute : « Le Jeanne d’Arc de Dreyer est vraiment un excellent exemple de comment tourner quasiment sans décors... Ou comment faire un film en gros plans. Le premier jour de tournage, on tournait la scène qui précède l’assassinat de Banquo. Je dois avouer que ces premiers plans tournés sont de vrais hommages à Gunnar Fischer, le chef opérateur du Septième sceau. C’était pour moi une manière de saluer le talent de cet immense génie. »
Le chef opérateur poursuit : « J’ai l’impression, sur ce film, d’avoir été plus proche du travail d’un compositeur de musique, soulignant ou venant en contrepoint du texte et de l’action avec la lumière. On compare souvent le travail du directeur de la photo avec celui d’un peintre, mais à cause du montage, et la possibilité unique de diminuer d’augmenter le temps ressenti dans un film, je pense qu’on est beaucoup plus proche de la musique. Quoi qu’il en soit, le travail sur Macbeth s’est fait, comme le dit Joel, dans un contexte extrêmement épuré, où toute trace d’ornement est supprimée. Bien sûr la couleur, même les décors, en traitant, par exemple, les murs comme de simples cloisons séparant les espaces les uns des autres. Au cadre, en faisant souvent des plans symétriques, très simples. Ou en lumière, en ne justifiant absolument aucune source. Aucun chandelier, à peine parfois une fenêtre !... Même sur les raccords lumière, je me suis permis beaucoup de liberté. Comme dans la séquence où Macbeth redescend les marches, le lendemain du meurtre du roi. Il n’y a vraiment aucun raccord entre le champ et le contrechamp. C’est comme presque se permettre de faire une lumière à chaque plan, selon l’action et le sens de la scène. »
Continuant à explorer ce thème du rythme, Bruno Delbonnel se confie : « Personnellement, mon niveau d’anglais ne me permet pas vraiment de comprendre le texte de Shakespeare. Je sais, bien sûr, ce qui se passe dans la scène et j’essaye de me laisser guider par le rythme des dialogues. Un bon exemple, discuté dès le départ avec Joel Coen, était le fameux monologue de la dague. Une des parties les plus célèbres de la pièce, à un moment où le film n’est plus qu’une histoire de rythme.
Pour cette séquence, on a choisi un travelling avant associé avec un deuxième travelling arrière. Un dispositif extrêmement simple associé à une lumière dure, avec des ombres très nettes des arches du corridor. Ce sont ces ombres qui renforcent le rythme de la scène, au fur et à mesure des pas de Denzel Washington. »
Joël Coen précise : « Effectivement, cette histoire d’ombres et d’arches, c’est une décision qu’on a prise dès le début car je pensais que le rythme du monologue irait très bien avec cet effet. Le seul souci, c’est que le dialogue avait son propre tempo, mais que les pas de Denzel entre les ombres des colonnes n’étaient pas tout à fait en phase. Il m’a fallu donc demander au monteur son d’extraire du son direct tous les bruits de pas, un à un, et ne garder que le monologue seul. En replaçant de nouveaux pas venant d’un bruitage, parfaitement en rythme avec le montage image, en respectant bien sûr les mouvements du buste de Denzel, je suis parvenu à l’effet que j’avais en tête. Atteindre le rythme de la scène, c’était vraiment l’ambition à ce moment. »
Bruno Delbonnel revient lui aussi sur la lumière très dure choisie pour ce décor : « Je me suis aperçu que ces ombres des arches étaient impossibles à refabriquer dans le studio avec une source de cinéma telle qu’on en connaît. C’est pour cette raison que je me suis dirigé vers des projecteurs de scène, utilisés sur les concerts. Les seules sources capables de fournir une lumière à la fois très précise et suffisamment puissante avec de multiples effets, commandée en direct par un pupitre. Sur cette scène, j’ai donc reconstitué, arche par arche, grâce à des gobos spéciaux, le motif de l’ombre au sol. Ce n’est pas le décor qui projette sa propre ombre, elle est littéralement reconstituée grâce à cette technologie issue de la scène. Je dois d’ailleurs avouer que je suis de plus en plus attiré par ces sources et leurs possibilités de programmation. Bouger les sources ou les faire changer de qualité au cours d’une prise, c’est un aspect qui me passionne et que j’ai parfois tenté de mettre en pratique sur le film. Bien sûr, c’est très risqué car vous pouvez vite mettre le monteur dans une situation très complexe. Il y a dans le film, par exemple, ce gros plan de Frances McDormand assise sur le lit, avec la lumière qui bougeait sur le mur derrière elle. Un effet que j’avais dosé à la prise de vues, assez lent, par discrétion je pense. Mais au montage, Joel a pensé qu’il fallait l’accélérer. Comme cette lumière ne l’éclairait pas directement, on a pu rotoscoper la silhouette de Frances et l’isoler du fond, pour ensuite doser exactement le tempo de cet effet en arrière plan. »
Autre moment-clé évoqué par le tandem, le décor de la salle circulaire, utilisé dans la deuxième partie du film. « Cette salle, qu’on avait baptisée "l’occulus" – se rappelle Joel Coen –, avait été éclairée par Bruno avec cette idée minimaliste d’une source unique. C’est le genre de situation, par exemple, où l’utilisation d’un story-board est totalement hors sujet. Denzel Washington s’est emparé de cet espace, entrant dans la lumière et se mettant à bouger au gré de son interprétation. Il est pratiquement impossible de prévoir, en tant que metteur en scène, ce qui va se passer alors. C’était vraiment particulier à cette scène, et pour moi passionnant. »
Bruno Delbonnel rajoute au sujet de cette scène : « Là encore, c’est un projecteur automatisé de scène qui crée cette arène de lumière. Je n’ai utilisé aucune autre source à ce moment-là du film. Seul parfois un cadre de tissu au sol. Ces sources sont de toute façon si puissantes que rien que les réflexions redonnent déjà beaucoup de matière dans les ombres. Quand Lady Macbeth vient le rejoindre, plus tard, j’ai pris le parti de diffuser le faisceau zénithal, en intercalant entre les comédiens et la source un cadre avec une légère diffusion. Ça ouvre un peu le cercle et diminue sensiblement le contraste. En fait, j’ai tendance à utiliser de moins en moins de sources différentes sur les films. Ce qui veut dire aussi, pour moi, laisser la plus grande liberté possible aux comédiens, en leur proposant de prendre possession littéralement de ce terrain de jeu qu’est le plateau. Et c’est exactement ce qui s’est passé sur cette scène, avec Denzel Washington. Je me souviens encore le voir arriver sur le plateau, découvrir ce cercle de lumière et me demander, un peu interloqué : « Je peux vraiment y rentrer... et en sortir ? »
(Compte rendu de la séance de questions et réponses donnée à Toruń, le samedi 14 novembre. Propos retranscrits par François Reumont, pour l’AFC)