Festival de Berlin 2025
Sébastien Buchmann, AFC, nous parle du tournage de "Ari", de Léonor Serraille
"La douceur d’Ari", par François Reumont, pour l’AFCAri, 27 ans, professeur-stagiaire, s’effondre lors de la visite d’une inspectrice. Son père, très remonté de le voir défaillir, lui impulse de prendre le large. A fleur de peau, seul dans la ville, il se lance malgré lui dans une ronde de retrouvailles avec ses ancien
ne s ami e s. Alors que les souvenirs des derniers mois reviennent par vagues successives, il découvre que les autres ne vont pas si bien qu’il l’aurait imaginé, et que quelque chose dort en lui.Le film pourrait presque s’appeler Jeune homme ? En tout cas il fait penser à ce premier film, en version masculine.
Sébastien Buchmann : C’est amusant car c’était effectivement l’un des premiers titres envisagés par Léonor. Il y a donc certainement des passerelles. Pour moi, Ari c’est avant tout le regard d’une femme sur un jeune homme. Un film orienté sur la douceur, en rupture avec la virilité par exemple. Un thème qui m’a touché et que j’ai trouvé passionnant à explorer dans le contexte de ce film commandé par Arte.
Parlez-moi un peu du contexte de cette commande...
SB : Ce film est le troisième d’une collection (après A l’abordage, de Guillaume Brac, et Sages femmes, de Léa Fehner). La chaîne demande à de jeunes réalisateur

Comment avez-vous préparé les choses ?
SB : Je suis arrivé assez tard sur le projet, car c’était à l’origine Hélène Louvart qui devait le faire. Pour des raisons d’emploi du temps, je pense qu’elle n’était plus libre, et c’est là où j’ai repris le projet.
A mon arrivée déjà pas mal de décisions avaient été prises, comme notamment celle de partir en argentique, en Super 16 pour être précis. C’était une décision assumée par Léonor qui, après avoir tourné ses deux premiers films en numérique, voulait pour celui-ci retrouver le travail en pellicule (son premier moyen métrage Body, en 2016, avait été tourné en Super 16), que ce soit pour le rendu d’image final ou pour tout ce que ça change sur un plateau. Personnellement, j ’ai complètement encouragé ce choix, j’adore toujours autant tourner en pellicule et au fil de nos discussions ce choix apparaissait plus que pertinent.

Quelles étaient ses demandes en matière d’image ?
SB : Léonor n’a pas cherché à me donner des références précises, au contraire même. Par habitude de travail, j’ai insisté au départ pour qu’elle m’en donne pour me guider dans le travail. Mais très vite, après avoir évoqué Cassavetes (Faces, en particulier pour le mode de filmage plus que pour l’aspect de l’image), la caméra à l’épaule et des longues focales, Léonor m’a dit préférer me faire confiance sur ce point. Il lui semblait plus important d’aborder chaque scène dans le détail ou bien que j’assiste et filme les nombreuses répétitions qu’elle a faites en préparation avec les acteurs. Par ailleurs, la production du film a imposé une équipe réduite : pas de HMC, pas de machinerie, et des décors à trouver "clé en main", c’est-à-dire sans intervention déco. Tout cela en accord avec Léonor bien sûr qui retrouvait un peu l’énergie de son premier film Jeune femme avec une équipe légère donc très mobile. Tout cela induisait pour moi un travail léger en lumière, basé sur la lumière naturelle, sans volontarisme : c’est dans le choix des décors et des costumes que se faisaient les choix de couleur. Enfin, mais il me semble que c’est venu petit à petit au moment des repérages, cette envie de Léonor d’associer Ari au bleu, le bleu de la mer, le bleu de ses yeux bien sûr… D’où la séquence de flashback avec le père, de nuit, où Ari est éclairé tout en bleu de façon assez étrange ou anti naturelle. Arrivant moi-même en remplacement sur la production, j’ai beaucoup apprécié la confiance que m’a immédiatement faite Léonor, me laissant très libre sur le plateau, en utilisant principalement la lumière naturelle d’hiver de ces mois de janvier et février 2024 sur lesquels le film s’est tourné.

Comment travaille-t-elle ?
SB : Léonor a une manière bien à elle de travailler. D’abord, elle effectue des répétitions avec ses comédiens, exclusivement seule avec eux sur le décor. Nous n’arrivons avec l’assistante mise en scène et l’ingé son qu’après ces premières répétitions : on regarde alors la scène dans sa durée et Léonor me précise ses envies de plans ou d’axes, nous en discutons puis l’installation commence. A chaque fois, je lui demandais de me préserver un petit angle mort dans le décor pour installer ma source de lumière souvent unique. C’est à chaque plan une belle contrainte car même si on est souvent en gros plan, chaque prise couvre l’intégralité de la scène. Et il faut être prêt à la caméra à suivre les personnages sur presque tous les axes. C’est un peu déstabilisant au départ, mais on finit par s’y faire. En fait, ça donne une sorte de mouvement à l’échelle de la scène, pouvant très bien faire évoluer les choses dans une direction ou dans une autre et changer complètement le découpage prévu au départ.
Et puis, c’est un film où on parle : le personnage va à la rencontre des autres, de leur parole... Sur le papier, ça appelait intuitivement à beaucoup de champs-contre-champs, forme que Léonor voulait éviter (du moins sous sa forme classique). C’est pour cette raison qu’au milieu des prises, en gros plan sur l’un des comédiens, elle m’invitait soudain à aller panoter sur l’autre. Mais sans anticipation préalable. Avec un axe parfois très difficile, un profil, ou un 3/4 perdu... et ces parties de plans, qu’on pourrait juger approximatives selon un critère traditionnel, sont montées.
Durant le tournage de la prise, Léonor est toujours presque au contact des acteurs, sous la caméra, dans un petit coin qui lui permet de les voir en direct : s’il faut choisir entre avoir le retour vidéo ou voir les acteurs en direct, elle choisira toujours la deuxième solution. D’ailleurs, nous n’avions pas de grand écran, un 9’ était muni d’un enregistreur pour revoir les prises. Ce que j’aime dans ce système (et avec le tournage pellicule en général), c’est que l’écran n’est pas notre diapason à tous. On imagine chacun dans notre tête le film, les plans et voir les rushes est toujours quelque chose de surprenant, voire d’émerveillement parfois de déception aussi bien sûr).

Tourner chaque prise sur l’intégralité de la scène... Ça doit pas mal passer de métrage, non ?
SB : On tournait environ 75 minutes de rushes par jour (850 mètres, soit 7 boîtes environ), ce qui reste, il me semble, assez raisonnable à une caméra. A noter que Léonor m’a confié avoir longtemps hésité à tourner son film précédent Petit frère, en pellicule, pour finalement choisir le numérique par crainte de manquer de métrage. Avec le recul, et la quantité de rushes assez conséquente sur ce film précédent, elle a décidé cette fois-ci de délibérément réduire le métrage. De choisir une option beaucoup plus brute, et limiter de facto les choix au montage. Je crois que cette décision a beaucoup participé au style du projet, en tout cas au moins autant que le rendu d’image caractéristique du Super 16.
Vous évoquiez cette séquence dans le musée océanographique à la fin du film...
SB : Cette séquence dans l’aquarium était à l’origine beaucoup plus longue. Il y avait un long dialogue entre notre protagoniste et une ancienne élève à lui qu’il retrouvait dans le musée. C’était un vrai enjeu, car seule une autorisation pour cinq personnes nous avait été accordée pour ce lieu, qui continuait à accueillir du public lors de notre journée de tournage : j’ai dû partir sans la cheffe électro (Marianne Lamour) qui m’a préparé un petit sac à dos pour que je puisse intervenir en lumière : du drap, du Cinefoil et pour seule source deux petits Dash que je confiais à l’un ou à l’autre membre de l’équipe (pas de pied) présent et dispo au moment de la prise pour servir de pied. La lumière disponible de l’aquarium est utilisée comme niveau principal, et c’est vraiment très bas. Sur cette séquence, j’ai décidé de pousser la Kodak 500T d’un diaph au développement, et d’équiper la caméra exceptionnellement avec une série grande ouverture Zeiss, en remplacement des Ultra Prime utilisés pour le reste du film. J’ai été quand même très surpris par la capacité du Super 16 à s’en sortir dans ces conditions. En fait, sur ce lieu, j’ai passé plus de temps à mettre des petits bouts de Cinefoil sur les petites lampes d’exposition, les blocs de sortie de secours, et m’occuper des reflets que d’éclairer à proprement parler !
Un mot sur le workflow ?
SB : Quand je tourne en pellicule, depuis quelques années, j’ai plutôt opté pour travailler avec un scanner récent, le Scanity qui a la particularité de travailler en temps réel (je peux donc scanner les rushes en 2 ou 4K directement). Sur ce film, comme je suis arrivé tardivement, j’ai dû m’intégrer à un processus qui était déjà validé. Nous avons donc développé les négatifs chez Silverway, les rushes étaient fabriqués sur téléciné Cintel avec pré-étalo puis après montage, le film a été scanné en 2K sur Northlight chez Cosmodigital. Ce dernier scanner, très réputé, semble avoir pour particularité de livrer une image un peu plus ronde que le Scanity, rendant sans doute un peu plus gloire à l’image argentique. Mais c’est un workflow qui force ensuite à reprendre complètement l’étalonnage en conformation, car il n’y a pas d’échanges d’edit list avec les réglages faits aux rushes...
Pour autant, l’étalonnage est quand même allé très vite avec Mathilde Delacroix, même dans ces conditions. Il faut dire qu’on travaille ensemble depuis presque dix ans, et une vraie complicité existe dans la salle d’étalonnage. Et puis le rendu couleur de la pellicule est aussi tellement plus favorable aux visages... Surtout quand vous n’avez pas de HMC comme nous sur ce film. Les nez rouges, le froid de l’hiver sur les peaux passent finalement bien sans même avoir à bricoler quoi que ce soit en matière d’effets sur la console. Ça reste pour moi le grand avantage de la pellicule, même en Super 16, car quand on découvre en confo la matière, les couleurs et les contrastes on se rend compte vraiment qu’on n’a pas besoin de retoucher grand chose à l’image sur grand écran... »
(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)