"Voir c’est croire" ou l’art et la manière de Bruno Delbonnel, AFC, ASC, de photographier "Big Eyes", de Tim Burton

La Lettre AFC n°250

A lire, dans le numéro de décembre 2014 d’ICG Magazine – la revue de l’International Cinematographers Guild –, Seeing is Believing, un article dans lequel Kevin H. Martin revient sur le travail de Bruno Delbonnel, AFC, ASC, sur le dernier film de Tim Burton, Big Eyes, tourné en Arri Alexa, Studio et Plus, avec quatre des courtes focales de la série d’optiques fixes Cooke S4.

Bruno Delbonnel (à gauche) et Tim Burton sur le plateau de Big Eyes

(Extraits)

« L’esthétique générale de Big Eyes est presque hyper-réaliste. On peut être surpris de voir ce type de look chez Tim Burton, et chez moi. Cette esthétique dépendait en partie des décors naturels. Tim voulait tourner à San Francisco mais les conditions de production imposées à l’époque par l’état de Californie ne l’ont pas permis et nous avons tourné au Canada. Tout le monde nous avait dit que Vancouver ressemblait vraiment à San Francisco, mais c’est totalement faux ! »

Big Eyes a été tourné en Arri Alexa Studio et en Alexa Plus. Bruno Delbonnel explique que lui et Tim Burton voulaient tourner en pellicule, mais « Tous les laboratoires de Vancouver avaient fermé quelques mois avant le tournage ! La seule possibilité était d’envoyer les rushes à Los Angeles, à un coût prohibitif. C’est alors que Tim m’a demandé si je pouvais envisager de tourner en numérique. C’aurait été mon premier film en numérique, et pourquoi pas ? »

Bruno Delbonnel et son cadreur, Des Whelan, n’aiment pas travailler au moniteur. L’Alexa avec viseur optique s’est donc avérée être un choix évident.

« Le numérique a été pour moi un apprentissage pas-à-pas. Les scènes de nuit me posaient un problème car la caméra en voit plus que mes propres yeux. J’avais l’habitude de travailler avec des 20 kW, il a fallu m’habituer à travailler avec des 5 kW. J’utilisais ma cellule, mais les rendus étaient différents de ce que j’aurais obtenu en film. J’avais tendance à ouvrir plus en film à 500 ISO, là je devais fermer le diaph, à cette sensibilité.

« Peter Doyle, qui avait étalonné mon Potter et Faust, a fait des tests en amont qui m’ont permis de voir jusqu’où je pouvais aller. Tim a apprécié le résultat. Nous avions un excellent DIT, Simon Jori. Je lui ai demandé de sortir une image à mi-chemin entre ce que Peter Doyle et moi avions fait et l’esthétique que j’avais créée sur le plateau. »

Pouvoir éclairer comme il l’aurait fait en film, à travers le viseur

Simon Jori explique que « Comme c’était la première expérience de Bruno Delbonnel en numérique, il s’agissait de proposer un processus aussi proche que possible de ce à quoi il était habitué en film, le protégeant des aléas techniques inutiles qui l’auraient éloigné de la narration du film. Bruno est un maître de la lumière et des ombres. Je devais donc juste lui donner une base à laquelle il pouvait faire confiance pour savoir où se situer à tout moment. Peter Doyle, un maître de son art, a créé une LUT 3D pour le plateau dans cette optique, plus douce et au rendu plus "pellicule" que la LUT K1S1 standard que nous utilisons souvent, et qui, combinée avec notre décision d’utiliser l’Alexa à 500 ISO, produisait un "négatif" dense et riche en informations, préservant les détails dans les ombres afin que Peter puisse travailler avec en postproduction. »

Les corrections de température de couleur pouvaient être faites en caméra. « Plutôt que de chercher à élaborer une esthétique avec des corrections permanentes via les LUTs et les CDLs, Bruno pouvait utiliser ce système de prévisualisation comme un étalonnage à lumière unique en temps réel. », explique Jori.

« Il pouvait éclairer la scène comme il l’aurait fait en film, à travers le viseur, en toute confiance. Pendant les prises, Bruno restait à côté de Tim, devant le moniteur mise-en-scène. Tim a une énergie créative extraordinaire et si le directeur photo ne peut pas être avec lui, il risque de perdre quelque chose d’important. Donc mon travail était de contrôler l’exposition, les hautes lumières, le point, et essentiellement d’être la seconde paire d’yeux de Bruno. »

Technicolor à Vancouver s’est occupé des rushes et Jori remercie l’étalonneur des rushes, David Wilkinson, « qui travaillait auprès de Peter pour nous fournir des rushes les plus proches de ce que Bruno souhaitait. Du plateau, je fournissais des notes afin d’expliquer ce que nous faisions, ce que nous souhaitions, les plans qui avaient besoin d’être tirés dans un sens ou un autre, éventuellement avec la CDL, comme point de départ. A partir de là, David exerçait son art. »

1600 ISO ? Il se pose une vraie question pour la profession

« L’image était enregistrée sur des Gemini de Convergent Designs, sur disques SSD de 1,8’’. Le choix a été d’enregistrer en ArriRaw non compressé afin de pouvoir fournir à Peter chaque bit de donnée de l’image », explique Jori, « la pleine plage de dynamique et de couleur (sur 12 bit) fournies par le capteur incroyable de l’Arri Alexa. Le Gemini de Convergent avait déjà fait ses preuves de stabilité pour moi, sur Godzilla. Les nouvelles Alexa XT commençaient tout juste à sortir et comme les modules Codex XR n’auraient rien apporté de plus à la qualité de l’image, mais risquaient de nous exposer aux problèmes potentiels d’un nouveau système, nous avons opté pour ce que nous savions fonctionner. Tim Burton n’a pas besoin d’être distrait par les problèmes caméra. »

Bruno Delbonnel dit préférer les courtes focales de 18, 21, 25 et 27 mm. « J’utilise depuis longtemps les Cooke S4. », dit-il. « Ils sont contrastes et bien définis, mais pas aussi durs que les Master Primes, par exemple. La définition de l’image est largement influencée par la façon d’éclairer, et comme j’utilise presque toujours des sources très douces, je n’ai pas besoin de diffuser devant l’objectif autant que certains directeurs photo.

« J’aime les grosses sources, avec trois ou quatre couches de diffusion devant. Je n’utilise plus de diffuseurs devant l’objectif depuis longtemps. Je recherche un négatif - ou un fichier - le plus propre possible, et je ne diffuse ou n’altère l’image qu’en postproduction. A l’époque où nous avons travaillé ensemble sur Harry Potter, Peter Doyle et moi avons développé une solution logicielle pour adoucir ou flouter l’image en postproduction. »

L’opérateur français dit qu’il ne se contente jamais de sources "primaires". « Quand la 800 ASA est sortie, j’ai trouvé ça trop sensible. Ca me paraissait ridicule. je ne suis pas sensé tourné en décor naturel sans lumière. Mon travail, c’est de créer une ambiance avec la lumière, donc j’essaye d’éclairer là où j’en ai besoin. Avec son capteur, l’Alexa permet de tourner à 1600, dans n’importe quelle condition. D’accord, alors, qu’est-ce que je fais en tant que directeur photo ? Je me contente d’enregistrer ? Je pense profondément que la photographie cinématographique est une forme d’art, et il se pose une vraie question quant à ce que l’exercice de la profession va exiger dans l’avenir, avec les évolutions technologiques. »

Un décor extérieur de Big Eyes

Big Eyes a nécessité trois jours de tournage à San Francisco, pendant l’hiver 2013, afin de tourner les pelures d’incrustation des fenêtres de découverte du tournage en studio. Le DIT Dane Brehm décrit les deux équipes caméra : Tim Burton et Bruno Delbonnel tournaient avec une Alexa Studio, la caméra B étant une Alexa Plus 4:3. « Nous n’avons pas traité l’image de plateau de cette équipe », indique Brehm, « qui se devait d’être réduite et rapide ».

Bruno Delbonnel a apprécié d’avoir travaillé peu de temps avant avec les frères Coen.

« C’était la première fois depuis longtemps que me trouvais à tourner intégralement en décor naturel. Je suis un homme de studio. J’aime partir de rien, dans le noir, et créer à partir de ce "rien". Cette fois, nous avions des journées en studio et des décors naturels, deux plateaux principaux pour l’appartement, et le reste en décor naturel. De vrais greniers sont presque impossibles à trouver et à utiliser, ils sont trop petits pour y tourner, alors nous en avons trouvé un qui nous plaisait, et avons construit notre décor sur cette base. Les galeries d’art sont des décors réels, la galerie Keene ayant été reconstituée. Tim voulait voir l’extérieur, alors nous avons trouvé un magasin dans une rue passante et Rick l’a recrée. Il s’agit de simples murs, éclairer les oeuvres d’art était simple. »

La qualité de la lumière pour l’esthétique du film a fait l’objet d’une discussion. « Je me souviens de Tim disant : " Bruno, on est au nord de la Californie, pas à Los Angeles. La lumière n’est pas la même. " Je lui ai demandé de m’expliquer et il m’a dit qu’à Burbank, la lumière est plate, alors qu’au nord, elle est plus claire, brillante et propre. »

« Ces couleurs saturées sont un point de départ pour moi. J’ai même demandé à ce que l’on fasse onduler l’eau d’une piscine à l’extérieur de la maison, avec un éclairage bleu accentué, ce que je ne fais absolument jamais, mais donne un bon contraste avec le reste. Je ne cherchais pas un effet du temps, comme avec le Kodachrome, donc tout est d’époque, sauf l’esthétique. » indique Bruno en souriant.

Il attend la sortie avec enthousiasme : « Les réactions sont bonnes en projection et le film laisse à penser que Tim revient au type de narration de Ed Wood, que j’adore. La comédie est forte et prenante, il sera intéressant de voir s’il continue dans cette veine avec ses prochains films. »

(Extraits de l’article de Kevin H. Martin traduits de l’américain par Laurent Andrieux)