Benjamin Loeb, FNF, nous parle du tournage de "Sick of Myself", de Kristoffer Borgli

Grain de beauté

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Le directeur de la photo norvégien Benjamin Loeb, FNF, a cette année à Cannes deux films en sélection : When You Finish Saving the World, le premier long métrage du comédien Jesse Eisenberg (le Mark Zuckerberg de The Social Network), et Sick of Myself, de son compatriote Kristoffer Borgli. Deux films indépendants tournés sur pellicule (16 et 35 mm 2p), qui témoignent du retour en force sur la Croisette des projets choisissant l’argentique pour traduire leur vision sur l’écran. (FR)

Lorsque la partenaire de Signe rencontre soudainement un énorme succès en tant qu’artiste, elle va se créer une identité particulière.

Il y a cette année un retour en force évident du 16 mm à Cannes … Comment l’interprétez-vous ?

Benjamin Loeb : Je pense que le désir de 16 mm revient tout simplement parce que le 35 mm est devenu tellement propre avec les années. En tant que cinéaste ayant grandi dans les années 1980 à 1990, au cœur des années pellicule, se rendre soudain compte, dans votre carrière, que tout ça a plus ou moins disparu, c’est certainement un crève-cœur. C’est un peu comme regarder avec nostalgie des photos de famille où toute votre enfance baigne dans le grain de l’Ektachrome !
Et puis il y a la course vers des capteurs de plus en plus grands, de plus en plus définis. Ça n’a rien à voir avec les décisions industrielles des fabricants. A la fin, on se fout un peu du nombre de pixels et de datas que chaque caméra est capable de gérer. Seul le ressenti de ce qui convient au film, ce qui plaît à mon œil est prépondérant. Par exemple, sur l’Alexa Mini, mon mode favori est celui où on n’utilise que le centre du capteur en crop Super 16. C’est juste plus beau comme ça... Les images me semblent plus justes ainsi. J’ai tourné ainsi After Yang, un film de Kogonada avec Colin Farrell en 2020, la caméra étant équipée d’un simple zoom Canon 8-64 mm. Le rendu n’est pas super vintage, ou super granuleux... C’est juste que cette combinaison se marie parfaitement.

Le travail de prothèse
Le travail de prothèse

Et la profondeur de champ ?

BL : Tourner des plans avec un œil dans le point et l’autre flou... pour moi, c’est un peu comme un cache misère. Si vous tournez avec un bon chef décorateur, ou dans de beaux décors naturels, pourquoi ne pas vouloir les montrer plus ? Je pense sincèrement que le 16 mm, en tant que moyen d’expression, va continuer à faire partie du vocabulaire des cinéastes pendant encore des années. La seule chose un peu triste, c’est qu’on est limité dans le choix des optiques courts foyers. Et j’aimerais vraiment que, parmi les nouveautés mensuelles dans le domaine de l’optique, certains fabricants se penchent un peu sur ce cas. Sur le film de Jesse Eisenberg, j’ai choisi les Primo classiques. Je suis très chanceux d’avoir pu travailler avec Panavision sur tous mes films et j’avoue que ces Primo sphériques sont mes objectifs favoris auxquels je reviens presque à chaque fois. En 16 mm, on n’utilise alors qu’une partie du verre, et ce n’est peut-être pas exactement le même rendu que lorsqu’on les utilise en 35 mm, pour lequel ils sont fabriqués. Mais j’aime beaucoup leur rendu tant qu’on n’a pas trop besoin d’objectifs vraiment larges. Et puis j’ai l’impression que Panavision, à travers leurs services sur mesure pour chaque film, est vraiment à l’écoute des directeurs de la photo. J’admire le travail de l’équipe de Dan Sasaki, et cette idée qu’on puisse rentrer dans les optiques et les adapter à chaque projet. Par moments, je me dis même que je devrais prendre du temps pour moi et faire un long stage chez un fabricant d’optiques pour mieux comprendre et maîtriser mes images !

Kristoffer Borgli
Kristoffer Borgli

Parlez-moi de votre rencontre avec Kristoffer Borgli, le réalisateur de Sick of Myself.

BL : Moi, j’étais d’abord un grand fan de son travail en court métrage. Découvrir ce scénario de long m’a d’abord fait penser à l’univers qu’il avait développé dans ses films courts. À la lueur de nos premières rencontres, Kristoffer m’a immédiatement parlé de la pellicule et du fait qu’il n’imaginait pas son film en numérique. Non pas qu’on voulait l’ancrer dans une sorte de référence au cinéma du passé, mais bien à cause de cette discipline et de ses imperfections dont je vous ai parlé.
La discussion s’est alors engagée avec la production qui nous a répondu formellement que c’était hors de question vu le budget. On leur a donc proposé : et si on tourne en cinq jours de moins ? Et là, la discussion s’est engagée pour savoir si le film pouvait effectivement se tourner en trente jours au lieu des trente-cinq initialement prévus. Parallèlement, Kodak Grande Bretagne nous a bien aidés. Finalement, on est parti en 35 2p, avec une taille du négatif qui se rapproche presque de celle du S 16 mm, et en tournant à peu près une heure de rushes par jour. C’est là où le choix du film prend son sens sur la manière de faire le film. Vous ne pouvez pas tourner autant de plans que vous le voulez et les choix doivent se faire plus sur le plateau, moins au montage. À la fin de la journée, vous vous sentez même parfois un peu en danger, par exemple quand on sait que, sur un gros plan de la comédienne principale, elle n’aura droit qu’à deux prises. Surtout quand on sait combien le flot et le rythme d’une comédie sont primordiaux.

Comment travaille-t-il sur un plateau ?

BL : Kristoffer est quand même un grand adepte de laisser ses comédiens libres d’interpréter la scène dans le lieu. C’est un peu comme "appuyer sur play" ! C’est une méthode qui a souvent été utilisée sur le film, en couvrant en général la première prise en master, un peu large, de façon à voir tout le monde et laisser de l’espace au jeu. Par exemple, cette scène où notre protagoniste tourne une publicité et où le sang se met à couler sur son visage. Juste avec ce master et tout le monde dans le champ (dont Kristoffer qui joue lui-même le réalisateur), c’était hilarant. Là, le plan large nous apprend tout ce qu’il y a à mettre dans la scène, et j’avoue que Kristoffer est très fort pour donner vie à ce genre de plan. Alors après, il reste à gérer les plans plus serrés et, notamment sur ce film interprété par deux personnages principaux qui passent leur temps à se bousculer pour être au centre de l’histoire et du cadre ! C’est là où Kristoffer a eu l’idée d’intégrer cette sorte de bagarre au travail de la caméra. Il en résulte des panoramiques latéraux fréquents où je passais de l’un à l’autre au gré des dialogues et des situations. La plupart du temps, c’est de l’improvisation jusqu’au moment où Kristoffer a décidé de me scotcher les pages du scénario sur le dos, en restant juste derrière moi et en suivant les dialogues de manière à m’indiquer, à l’aide d’une petite tape sur l’épaule, l’anticipation pour le mouvement à venir !

L’image est effectivement très souvent en mouvement, que ce soit en travelling ou en zoom...

BL : On était, la plupart du temps, sur solly et j’ai sorti aussi l’Angénieux Optimo 24-290 mm pas mal de fois. Le travelling étant pour moi une sorte de mouvement extraverti tandis que le zoom est, lui, plus introverti. Ce mélange forme vraiment le style du film. D’une certaine manière un langage très simple et basique qui donne aussi une cohérence à travers tout le film.

Était-ce facile pour vous de trouver un laboratoire photochimique pour le projet ?

BL : On a de la chance en Scandinavie, il nous reste encore un laboratoire argentique (à Stockholm). Mais c’est à Londres, chez Cinelab, qu’on a atterri avec ce film. Principalement parce qu’ils nous ont fait une offre globale très compétitive. Ce sont eux qui ont donc développé tous nos négatifs, les ont scannés, avec un soin extraordinaire. C’est une chose sur laquelle il faut insister car trop souvent, maintenant, on peut se retrouver avec une chaîne photochimique négligente, le respect du négatif devenant, avec le numérique, un adage qui se perd parfois. C’est Julien Alary qui s’est occupé de l’étalonnage, lui-même ayant finalisé Julie en 12 chapitres, tourné aussi en 35 mm par Kasper Tuxen l’année passée.

Que retenez-vous de ce tournage ?

BL : Je suis très content d’avoir pu faire ce film en bonne intelligence. C’est l’un des premiers de ma carrière où une discussion créative s’est déroulée du début au bout de la chaîne. Des échanges privilégiés avec la production, où la vision du réalisateur est complètement intégrée aux grandes décisions de fabrication. C’était très différent de la méthode qu’on rencontre la plupart du temps et qui consiste à remplir des fichiers Excel avec plein de chiffres et de données pour que l’algorithme de production vous renseigne sur le nombre de jours de tournage, la caméra ou les décors possibles.
Sick of Myself a d’abord, et avant tout, été une conversation entre cinéastes, et ça ne peut être que ce qu’on souhaite à chaque projet !

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)