Festival de Cannes 2018
Entretien avec le directeur de la photographie Paul Guilhaume à propos de "Joueurs", de Marie Monge
Lorsqu’Ella rencontre Abel, sa vie bascule.
Dans le sillage de cet amant insaisissable, la jeune fille va découvrir le Paris cosmopolite et souterrain des cercles de jeux, où adrénaline et argent règnent.
Alors qu’elle n’est qu’un pari, leur histoire se transforme en une passion dévorante.
Avec Stacy Martin, Tahar Rahim, Karim Leklou.
Joueurs est un film ambitieux, à la fois une histoire d’amour et un film noir avec beaucoup de nuits et de scènes d’action… Comment l’avez-vous préparé ?
Paul Guilhaume : Le scénario de Joueurs était plein de défis, c’est l’une des choses qui m’ont enthousiasmé à sa lecture. Il fallait construire un film d’acteurs, d’action et d’image, avec de nombreuses nuits, de grands décors, des cascades. Le premier travail a été de construire un langage commun avec Marie Monge. Nous avons commencé par trouver des références communes, de Panique à Needle Park (Jerry Schatzberg, 1971), qui est une histoire d’amour et d’addiction, à Cyclo (Tràn Anh Hùng, 1995) ou Chunking Express (Wong Kar-wai, 1994) pour ses nuits urbaines, fluorescentes et colorées.
La manière de filmer accompagne les différentes phases du film.
P.G : Le scénario de Joueurs hybride successivement les genres et les codes. L’histoire commence par le quotidien d’Ella (Stacy Martin), serveuse dans le restaurant familial. Le film s’ouvre sur un lever de rideau métallique, dans le silence et la fixité, puis on retrouve Ella à l’heure du coup de feu, elle bouge à toute vitesse, c’est le moment le plus chorégraphié : la caméra sur dolly suit sa gestuelle rapide et précise.
L’arrivée d’Abel (Tahar Rahim) est un grain de sable dans cette mécanique bien huilée. Il l’entraîne dans son monde, les cercles de jeux parisiens et la rue. L’esthétique du film vrille vers quelque chose de plus imprévisible et documentaire. C’est une phase de tourbillon, qui alterne entre caméra à l’épaule et un dispositif de très longues focales.
Puis on bascule vers quelque chose de plus noir et romanesque, vers le film de genre, le thriller. Dans ce dernier chapitre, la dolly et le Steadicam reviennent alors que les personnages sont pris dans une mécanique de chute et de descente aux enfers.
Comment avez-vous filmé la rue, personnage à part entière de l’histoire ?
P.G : Nous avons très tôt fait le choix d’utiliser un long zoom pour certaines scènes de rue : un 150-450 mm (parfois doublé en 300-900) de chez Vantage. Il nous permettait d’éloigner la caméra et de filmer Stacy Martin et Tahar Rahim évoluant librement dans la ville sans que la présence de l’équipe ne vienne en détruire la vie.
Les "accidents" qui sont survenus dès les essais grâce à ce dispositif étaient saisissants de vérité. Les arrière-plans étaient vivants, probablement bien plus que si nous avions voulu les contrôler entièrement avec de la figuration de cinéma. Il fallait évidemment se passer de perche visible, de lumière, etc.
La rue de Joueurs, c’est aussi des nuits et des couleurs…
P.G : Nous ne voulions pas que les nuits soient monochromes, éviter le tout sodium. J’ai essayé de ramener la complexité des lumières de certaines villes asiatiques en mélangeant le cyan, le vert métallique, le mercure et le sodium, par une combinaison de gélatines (Lee Steel Green, Steel Blue, Urban Vapor et des sources LED). Il y avait interdiction d’avoir des sources neutres !
Avec la déco ou le chef électricien, nous partions d’un thème avec une dominante, une source principale d’une certaine couleur et trouvions ensuite une vibration grâce à une autre couleur.
Nous savions que la diversité et la saturation des couleurs signeraient l’identité visuelle du film, nous sommes donc partis avec principalement des sources LED RGB, en WiFi, contrôlables sur iPad grâce à l’application Luminair. L’accès en quelques secondes aux réglages de teinte/saturation/intensité de toutes les sources présentes sur le plateau, dont les ampoules des lampes de jeu, est un luxe dont on ne peut pas revenir. Je pouvais présenter à Marie différentes options de couleurs en très peu de temps, et je pense que cette liberté nous a permis d’aller plus loin dans les choix de couleurs. Je remercie au passage Étienne Lesur, chef électricien, et les électriciens Rémy Bertelli et Ronan Dereuder pour avoir réussi à penser et gérer des configurations fiables pour la gestion des LEDs.
Dans le cercle de jeux, les peaux sont chaudes, l’ambiance plutôt ambrée.
P.G : C’est vraiment le monde d’Abel, et la projection du fantasme d’Ella. On voulait aller vers le doré pour rendre cet espace presque irréel. Les visages sont assez enveloppés et doux. La décoration avait construit des suspensions sur mesure au-dessus des tables de jeu, elles étaient faites d’un plexiglas semi-transparent sur les côtés et équipées de fluos "tungstène". Nous avons posé une combinaison de 1/2 Straw et de 3/4 CTO sur les faces latérales des suspensions pour que la lumière, qui éclaire les personnages qui se tiennent debout, tende vers le miel.
Mais une fois assis à la table de poker, ou de punto banco, la lumière du fluo touche directement les acteurs, elle est donc moins chaude, moins envahissante, pour laisser l’histoire se développer…
Il y a une course-poursuite puis un combat de voitures dans un parking, comment avez-vous filmé ces deux moments complexes ?
P.G : L’une de nos inspirations pour ces scènes était un thriller coréen, Motorways, de Cheang Pou-soi, pour sa manière de filmer les voitures comme des personnages. Nous avons eu la chance de travailler avec le chef cascadeur Dominique Fouassier, lui et son équipe ont beaucoup apporté à la crédibilité des cascades.
Avec les cascades se pose toujours la question du point de vue…
P.G : Tout le film est collé au point de vue des personnages, il ne fallait pas changer ça dans la course-poursuite finale. Quelques plans extérieurs sont presque toujours nécessaires pour le récit, pour saisir la violence des chocs ou la position de chacun dans l’espace, mais l’enjeu était de construire un découpage en amont qui permette de rester au plus près d’Abel et Ella dans leur voiture.
Vous avez filmé en Scope, quelles optiques avez-vous choisies ?
P.G : Le choix du format 2,39 s’est fait tôt, Marie tenait à "héroïser" ses personnages, leur construire un mythe. J’ai opté pour la série V-Lite anamorphique de Vantage, dont j’admire les textures et dont l’ouverture à T2.2 nous donnait une grande liberté pour les extérieurs nuit. Il me semble que cette texture particulière de l’anamorphique, ainsi que sa douceur, se mêle assez bien avec les très longues focales sphériques qui étaient assez douces elles aussi. Nous avons poursuivi ce travail de la texture avec Christophe Bousquet lors de l’étalonnage.
(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)
Voir la bande annonce de Joueurs
https://www.youtube.com/watch?v=4pKdCzyaxxU