Entretien avec le directeur de la photographie Tom Stern, AFC, ASC, à propos de son travail sur "Le 15:17 pour Paris", de Clint Eastwood

À 300 km/h

par Tom Stern La Lettre AFC n°284

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Adapté du fait divers terroriste d’août 2015 au cours duquel trois jeunes touristes américains ont pu éviter un carnage à bord du Thalys, Le 15:17 pour Paris est un étrange mélange au grand écran entre fiction et réalité. Interprété par les trois héros en personne, ce film passe du drame adapté au cinéma pour sa première partie (l’enfance des trois garçons) à une sorte de docu fiction où chaque élément semble sorti de la réalité jusqu’à l’intégration d’images d’archives pour l’épilogue élyséen. Tom Stern, ASC, AFC, fidèle directeur de la photographie du cinéaste californien, explique les enjeux photographiques de ce film pas comme les autres. (FR)

Quelle a été votre réaction à la découverte du projet ?

Tom Stern : Quand Clint Eastwood m’a annoncé qu’il voulait tourner avec les vrais gars du Thalys, j’ai bien sûr été un peu surpris. C’est lors de l’une de nos réunions techniques que j’ai appris en plus qu’on allait tourner dans le vrai train à 300 km/h... Là je me suis dit qu’on allait vers un potentiel désastre !
Vous savez, j’aime bien parfois le charrier. Je lui ai répondu : « Clint, c’est une des idées les plus fantastiques que tu ne m’aies jamais sortie ! ». Il savait pertinemment que je me foutais un peu de sa gueule, et c’est pour ça qu’il m’a répondu : « Tu sais, Tom, je me suis dit qu’à cette vitesse ça nous fera forcément des petites journées de tournage ! »
Comme il a toujours été adorable avec moi, je lui ai dit : « Ok, Clint, pas de problème. On va trouver un moyen de faire ça... ! »

Clint Eastwood et Tom Stern - Photo Daily Movies
Clint Eastwood et Tom Stern
Photo Daily Movies

Comment vous êtes-vous lancé dans l’aventure ?

TS : Un film avec lui, c’est avant tout du mouvement. On avance, et on n’a pas vraiment le temps d’intellectualiser trop les choses. Le plus gros du travail se fait en préparation, avec à la fin 35 jours de tournage, dont une semaine consacrée entièrement à cette courte scène dans le train... C’était un vrai défi à relever, compte tenu des nombreux lieux que couvre le film. Pour cette séquence du train, par exemple, des repérages en hélicoptère ont pu être effectués auparavant. Ne serait-ce que pour déposer les autorisations de vols en fonction des plans aériens nécessaires à la narration, ainsi que pour mieux visualiser les grandes parties de lignes et anticiper en axe caméra selon l’orientation.
L’axe nord-sud ou sud-nord m’arrangeait bien. On arrive toujours à avoir de la lumière transversale et on peut se placer plus facilement en contre si le besoin se fait ressentir.

Les séquences de la première partie du film sont assez classiques, avec même des mouvements de grue presque hollywoodiens… C’était voulu ?

TS : C’est vrai qu’il nous est arrivé de faire des plans avec la grue, notamment sur les séquences d’entraînement au camp militaire, mais c’était plus nourri par l’action de la scène qu’une volonté de soudain rendre les choses plus épiques. De même on a pas mal tourné au Steadicam, là encore pour des raisons pratiques et de rapidité.

Le fait que le film démarre en flash-forward par des plans dans la gare puis dans le train vous a-t-il influencé dans votre manière de mettre le film en images ?

TS : Vous savez, tout le monde connaît l’histoire. Enfin pas tout les détails, naturellement, mais on sait exactement vers quoi on va quand on rentre dans la salle... Savoir en tant que directeur de la photo à l’avance comment le film va être monté est bien sûr une utopie. En revanche, vu le style de Clint, son admiration pour Kurosawa qui remonte à longtemps dans sa carrière, ce n’est pas une surprise pour moi qu’il ait décidé d’intégrer, dès l’ouverture du film, des plans de la gare et du train. Ça rejoint peut-être un peu cet aspect spirituel du film où certains personnages pressentent que quelque chose d’exceptionnel va se passer. Comme cette scène sur les toits de Venise où ils regardent le soleil se coucher...

Comment s’est déroulé le tournage avec ces trois comédiens néophytes ?

TS : Même s’ils sont devenus d’authentiques héros en l’espace de quelques jours, la fin de cette phase médiatique les a vus revenir à leur vie "d’avant". Quand vous recevez plusieurs mois après un appel de Clint Eastwood qui vous annonce qu’il veut vous faire interpréter votre propre rôle, on imagine très bien le grand cri de joie qui s’en suit. Aussi, Alek, Anthony et Spencer ont pris leurs rôles d’interprètes très au sérieux et se sont énormément préparés. Mais pour autant, ce ne sont pas des comédiens professionnels. Parmi les répercussions de ce choix, une de mes préoccupations a été de veiller à la continuité, car Clint cherche en permanence à s’en détacher. Ça peut paraître étrange mais on tourne sans scripte, et c’est souvent à moi de vérifier les bons raccords de costumes ou de scénographie. Et puis, notre méthode de découpage qui consiste souvent à faire des "reverse masters" en plus des plans serrés et du plan large traditionnel complique les choses quand les comédiens ne sont pas habitués à refaire assez précisément les actions d’une prise à l’autre...

A quels défis avez-vous été confrontés pour la séquence du train ?

TS : Pour cette séquence, il fallait être très souples, très légers et bien sûr réactifs. Les responsables du Thalys nous ont loué une rame qui nous a permis durant une semaine de faire des trajets sur la ligne haute vitesse avec toutes les contingences que ça pose en termes de trafic ferroviaire adjacent. Un train n’étant pas un avion, on est sur des rails et on doit impérativement respecter des horaires de passages très précis à chaque gare, les autres trains n’attendant pas que Clint ait annoncé « Coupez » ! Par exemple, la scène d’embarquement à Amsterdam s’est tournée dans un créneau de 16 minutes... L’intérieur train s’est tourné donc à pleine vitesse, dans une rame qui avait été préparée par mon équipe en remplaçant toutes les sources de lumière internes par des LEDs optimisées et plus puissantes que dans un vrai Thalys. En outre, chaque matin avant l’embarquement, on décidait selon les prévisions météo si on plaçait sur les fenêtres des gélatines ND 3, 6 ou 9. C’était un peu la loterie, mais on s’en est pas trop mal tiré.

Quel a été votre choix de matériel ?

TS : On a quasiment tout tourné dans le train avec des Sony α7S II en "full frame", équipés d’optiques Zeiss CP.3 qui sortaient tout juste de l’usine (Zeiss a fourni pour l’occasion la toute dernière version de ces optiques). Réglés sur le mode couleur S-Log 3 pour obtenir un maximum de latitude à la postproduction, je trouve que les images enregistrées en interne sur ces petits boîtiers se marient plutôt bien avec le reste des scènes tournées en Arri Alexa Mini. J’avais déjà à ce sujet déjà pu expérimenter sur American Sniper des séquences tournées à l’époque avec la Blackmagic Pocket Cinema Camera, dans des endroits extrêmement confinés, mais on avait beaucoup plus de mal à les raccorder au reste du film.
Quant aux optiques, les Alexa Mini étaient équipées selon les besoins de focales fixes Master Anamorphics ou de l’un des trois zooms Angénieux Optimo anamorphique. Seules quelques petites faces LED pour les visages. Impossible de placer quoi que ce soit de traditionnel en lumière, d’abord parce que l’alimentation électrique du train est très limitée en puissance et parce qu’on tournait très vite d’un axe à un autre.

Quelle était l’ambiance sur le plateau pour cette scène ?

TS : Non seulement nos trois héros sont les interprètes du film, mais Clint a également tenu à proposer à beaucoup d’autres protagonistes de participer à la scène. Je pense notamment à Mark Moogalian, l’Américain blessé par balle qui a accepté de rejouer ce moment de sa vie où il a frôlé la mort.
C’est le cas également de personnels du train, de policiers et des secouristes qu’on voit arriver à l’arrêt du train. Une expérience cathartique pour tous ces gens qui se sont prêtés au jeu dans une ambiance de travail certes particulière mais jamais lourde ou oppressante. Je pense que tout le monde avait à l’esprit l’acte de bravoure qui a permis d’éviter un carnage qui aurait sans doute été pire que le 13 novembre à Paris.

Un plan subjectif du terroriste dans le miroir des toilettes interpelle le spectateur au milieu de cette recréation...

TS : C’est l’unique séquence du film tournée en studio. Vu le plan, il m’était impossible de tourner dans les vraies toilettes du train. C’est vrai que ce plan est le seul où on se place exactement du point de vue de Ayoub El Khazzani, le terroriste (détenu à l’heure actuelle en France). Son interprète, Ray Corasani, est un beau gars athlétique et tous ces éléments jouent dans un sens à part dans la narration. Ça correspond, selon moi, à ce qu’on appelle aux USA le "payoff" dans un film...

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

15:17 pour Paris
Réalisation : Clint Eastwood
Scénario : Dorothy Bliskal (basé sur le livre d’Anthony Sadler, Alek Skarlatos et Spencer Stone)
Images : Tom Stern, AFC, ASC
Cadreur : Stephen Campanelli
Production Designer : Kevin Ishioka
Montage : Blu Murray