Julien Poupard, AFC, évoque ses choix pour le tournage de "La Croisade", de Louis Garrel
Abel et Marianne découvrent que leur fils Joseph, 13 ans, a vendu en douce leurs objets les plus précieux. Ils comprennent rapidement que Joseph n’est pas le seul, ils sont des centaines d’enfants, à travers le monde, associés pour financer un mystérieux projet. Ils se sont donné pour mission de sauver la planète.
Lorsque j’ai rencontré Louis la première fois dans un café, j’avais la sensation qu’on se connaissait depuis longtemps. On parlait le même langage. Il m’a alors parlé d’un film qu’il voulait tourner rapidement, comme une urgence.
La Croisade est un film court, Louis y tenait beaucoup, et le film s’apparente presque à une nouvelle, à un conte.
Le point de vue de la caméra est celui d’un adulte qui ne sait pas ce qui se passe avec les enfants. Dziga Vertov a théorisé ainsi la mise en scène : il y a une caméra qui sait ce qui va se passer et une caméra qui ne sait pas.
Louis me disait : « Tu ne sais pas ce qui va se passer, tu vas suivre ça comme un reporter qui découvre ce qu’il filme en même temps qu’il le filme ». La Croisade, c’est « maintenant, tout de suite, il se passe ça ». Tout est filmé au présent.
Tournage rapide, urgence de raconter cette histoire, quelle prédiction d’ailleurs… La scène d’alerte à la pollution, où un personnage évoque le masque FFP2, était tournée avant le confinement…
Louis a tourné tous ses films en 35 mm, il est très attaché à la pellicule. Pour des questions de budget et de rapidité de tournage, on savait que le film se tournerait en numérique.
J’ai fait des essais dans les décors.
Un premier test avec l’Alexa Mini et de la Kodak Portra 400.
Florine Bel, Color Scientist, a alors émulé le numérique en se basant sur les photos de la Kodak Portra 400. Mais cette recherche est empirique. On fait une première séance avec Florine et Richard. Je me rappelle que les couleurs (verts froids, saturation des basses lumières…) étaient intéressantes ; par contre les peaux étaient beaucoup trop chaudes. On a donc re-programmé une session sur ces mêmes images avec les nouveaux réglages de Florine. Le problème des peaux était corrigé. Par moments, les cheveux de Laëtitia tiraient vers le rouge, on a corrigé aussi ce problème par la suite. A ce moment, j’ai vraiment la sensation de sculpter un cube de couleurs, au début en le maltraitant, en le déformant, puis progressivement, on le polit pour lui donner la forme juste.
On a présenté les essais à Louis, il était ravi et on n’a plus jamais parlé de pellicule…
J’ai aussi testé des optiques.
De l’anamorphique (Todd-AO / Master Prime Anamorphique / Atlas Orion).
Et du sphérique (Zeiss GO / Canon K35 / Leitz Summilux / zoom Angénieux Optimo 28-76 mm).
Merci encore à Samuel Renollet chez RVZ pour son implication sur ces essais.
On doute encore sur le format 2,35.
Finalement on se décide pour le 1,66.
La série Canon K35 l’emporte. Légère, compacte, très lumineuse.
On fait ensuite une deuxième série d’essais.
D’abord des tests chez RVZ pour tester les déformations de chaque optique sur les visages.
Puis dans le décor de l’appartement avec de la lumière.
Pendant la prépa, on parle de Peter Lindbergh (fond noir, lumière naturelle, contraste).
De Melancholia, pour son audace et ses envolées lyriques.
De battre mon cœur s’est arrêté pour sa caméra visible qui décide de filmer ou de ne pas filmer telle chose.
Pour les séquences de forêt, on cherche une rupture stylistique. Il fallait trouver quelque chose de grandiose, d’onirique et de presque irréel. Comme si les adultes n’arrivaient pas à croire à la réalité du projet des enfants. La carte a été conçue par la cheffe déco Mila Preli. On a beaucoup discuté ensemble pour y intégrer de la lumière, de la couleur. Pour trancher avec le réalisme de l’appartement parisien, on a utilisé un drone. J’aime bien que le film parte dans une autre direction lorsque les adultes découvrent la carte. Drone, musique lyrique, lumières scintillantes…
Pour le tournage de la carte dans la forêt, on a fait un prélight avec la déco une semaine avant le tournage. Ma grande question était de savoir si la carte géante émettrait assez de lumière pour éclairer les acteurs.
Au départ je voulais utiliser un ballon hélium et des ambiances HMI pour éclairer les fonds lointains de la forêt. Louis m’a demandé de voir ce que cela donnait avec seulement les lampes frontales et la carte allumée. On s’est rendu à l’évidence, c’était beaucoup plus intéressant comme ça. Les lampes frontales, très puissantes (1 000 lumens) suffisaient largement. J’ai pris l’Alexa Mini à 1 600 ISO.
Pour la dernière partie, tournée plus tard au Maroc, c’est Augustin Barbaroux qui m’a remplacé car j’étais sur un autre film. Et les plans tournés pendant le confinement dans un Paris désert ont été tournés par JR avec un iPhone.
J’aime bien que le film tende vers le rêve, l’utopie. J’y vois un film plein d’optimisme.
Et plus secrètement, j’espère que ça va toucher la génération des 15-20 ans, qu’ils vont se dire que ce film parle de leur réalité, de leur époque, de leurs préoccupations.
Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC